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PARAGUAY - Entretien avec Fernando Lugo

Fernando Lugo, César Sanson & rédaction, À l’Encontre

mercredi 31 octobre 2007, mis en ligne par Dial

2 juillet 2007 - À l’Encontre - Le Paraguay est un pays qui compte quelque 7,5 millions d’habitants. Sa participation au PIB (Produit intérieur brut) latino-américain est de 0,35% en 2003 ; en recul depuis 1990. Ce qui indique sa marginalité en termes économiques et fournit une donnée générale sur la régression sociale qui le frappe. L’essentiel de ses exportations est composé de produits primaires (86,3% en 2003). Le pays est sous la pression d’une dette extérieure qui a explosé. Elle s’élevait à 1,69 milliard de dollars en 1990 – pour un PIB de 6,2 milliards de dollars – et a passé à 2,9 milliards en 2003 pour un PIB évalué à cette date à 7,3 milliards de dollars.

En 1954, le parti Colorado, dirigé par Alfredo Stroessner, prit le pouvoir par un coup d’État et installa une fort longue dictature. Il a fallu attendre février 1989 pour qu’un autre coup d’État monté par Andrés Rodriguez ouvre ce qu’il convenait d’appeler en Amérique latine « une transition vers la démocratie ». Ce coup d’État intervient après une période considérée de boom économique à la suite des relations établies avec le Brésil dans le cadre de la construction du gigantesque barrage électrique d’Itaipu. Le Paraguay devint aussi une plate-forme de « services », ce qui, en clair, implique pour l’essentiel des activités bancaires de recyclage d’argent, de provenances plus que douteuses, et des activités de contrebande, quasi officielles. A cela se sont ajoutées des opérations spéculatives immobilières.

Depuis 1981, le régime dictatorial faisait face à des difficultés croissantes pour reproduire son système de domination qu’il avait quasiment légalisé. L’élection, la septième de Stroessner, a eu lieu en février 1988, avec 88,6% des votes. Toutefois, les tensions sociales et politiques ne cessaient de croître. Cela se traduisit, entre autres, par des luttes de clans au sein même des forces « stroessneristes ». C’est ce qui a suscité le coup d’État de Rodriguez en 1989.

Au-delà des changements politico-électoraux, les fondements structurels de cet État oligarchique dépendant n’ont pas changé. La corruption, le pillage du pays, l’insertion de l´économie et de l´État dans les trafics continentaux en tout genre, l’impunité des dominants sont restés les caractéristiques de cet État et de ce régime qui est demeuré, en quelque sorte, sous l´emprise du Parti-État Colorado.

Après les élections de février 1988, les fractions les plus conservatrices rassemblées autour de Stroessner voulurent réorganiser leur dispositif et se sont affrontées à des secteurs du parti Colorado. Ainsi surgit d’un côté un nouveau leadership avec Rodriguez et de l’autre côté une opposition dans des rangs de la bourgeoisie exclus de cette réorganisation. En outre, dès 1988-1989, le mouvement paysan revendiquant une réforme agraire prit un essor. En outre, les premiers éléments d’un mouvement ouvrier revendicatif se manifestèrent. La lutte pour les droits démocratiques, après autant d’années de dictature, s’amplifia. Une "unité" s’opéra entre secteurs bourgeois, une partie de la hiérarchie catholique et des organismes représentant la « société civile ». C’est dans ce nouveau contexte que se produisit le renversement militaire de Stroessner. Le dictateur demanda alors l’asile au Brésil, et l’obtint.

En réalité, du point de vue de Rodriguez et des secteurs militaires le souci principal était de maintenir la continuité des rapports assurant aux militaires leurs privilèges. Cela nécessitait une relation étroite et stable entre l’État oligarchique, l’armée et le parti Colorado. Donc le coup n’était pas le fruit d’une "avancée démocratique". Mais le résultat d’une compréhension de la part de Rodriguez du degré de crise de l’ancien dispositif et de la nécessité de relooker les rapports gouvernement-parti-forces armées.

Toutefois, le coup de février 1989 a ouvert un certain espace démocratique. Face aux difficultés de gestion politique fut effectué le choix d’opérer des élections pour le Congrès et pour le poste de président. Cela représentait une solution assez « continuiste » afin de ne pas susciter trop de réactions parmi ceux qui avaient durant plus de 35 ans touché les dividendes du "stroessnerisme" et permettre d’endiguer une montée politique et sociale. L’opposition donna une certaine légitimité à cette manœuvre affirmant que les élections avaient été démocratiques et pluralistes.

Durant toute la période de la présidence de Rodriguez, la « transition démocratique » s’effectua plus que lentement et fut placée sous contrôle étroit. La répression des mouvements paysans a été permanente. Une loi électorale et une Constitution furent adoptées. Jusqu’en 2005, le parti Colorado persista dans ses positions dominantes. Mais l’armée ne cessa de négocier avec les forces politiques pour garantir ses positions et privilèges. Pour preuve, au général Rodriguez succéda le général Oviedo, et les milieux les plus riches des classes dominantes – appelés les « barons d’Itaipu » (le barrage monumental) – mirent au pouvoir Juan Carlos Wasmosy. Ce dernier était, de fait, le représentant civil des militaires. Ce qui n’empêcha pas, au cours des années, que des tensions apparaissent entre les fractions économiques et politiques, d’un côté, et les militaires, de l’autre.

L’ensemble de ce fonctionnement politico-étatique, avec un fort clientélisme, aboutit à une distribution des terres aux membres du Parti, de l’appareil d’État et de l’armé qui fait du Paraguay un des pays où la propriété terrienne est parmi la plus concentrée en Amérique latine.

En 1999, à l’occasion de l’assassinat du vice-président de la République et leader historique du parti Colorado, le docteur Argana, la population descendit dans la rue pour manifester son opposition à tout retour à la dictature. Cet assassinat du mois de mars est connu comme le « mars paraguayen ». Un changement de président fut nécessaire : Raul Cubas Grau a dû laisser son poste à Luiz Gonzalez Macchi, toujours du Pparti Colorado. En août 2003, le président Nicanor Duarte Frutos arriva au pouvoir. L’élection présidentielle d’avril 2008 peut représenter une phase nouvelle dans cette longue transition. C’est dans ce contexte rapidement décrit qu’il nous semble utile de prendre connaissance des positions d’un candidat qui marque un changement dans la tradition politique paraguayenne, Fernando Lugo [1], qui se revendique de la théologie de la libération. La candidature de Fernando Lugo ne représente pas une rupture « radicale », mais doit être saisie dans le contexte d’un pays marqué par une inégalité sociale extrême, frappant en particulier la population paysanne autochtone, et un système politique marqué du sceau du pouvoir oligarchique. La candidature de Fernando Lugo doit être située dans ce cadre.


Qui êtes-vous, Fernando Lugo ?

Fernando Lugo : Je suis né dans une très petite localité, San Solano, un lieu où ne vivaient alors pas plus d’une soixantaine de familles. L’année de ma naissance, toute ma famille a dû déménager vers une ville plus grande, afin que mes frères puissent continuer leurs études. Nous sommes six frères et sœurs – cinq frères et une sœur –, et je suis le dernier. Mon éducation primaire s’est faite dans une école religieuse. En parallèle, je travaillais dans les rues d’Encarnación où je vendais différentes choses, des « empanadas », divers aliments, du café Cabral – un café qui vient du Brésil – bref, le travail a constitué l’une des caractéristiques de ma famille. Quand est venu pour moi le moment de m’inscrire à l’université, mon père voulu que je devienne avocat. Celui-ci a toujours désiré que l’un de ses fils devienne avocat, il a essayé avec les aînés, il n’a pas réussi, puis il n’a pas réussi avec moi non plus. Moi je désirais être enseignant et je suis donc entré à l’École normale. A 17, 18 ans je donnais déjà des cours dans une localité, Hohenau 5, à plus de 100 élèves, cinquante le matin et cinquante l’après-midi, et je crois que c’est là au cœur de cette expérience d’enseignant à Hohenau 5 que Dieu m’a appelé. En 1971, j’ai donc décidé d’entrer au Séminaire de la Congrégation de la Parole Divine.

Vos parents ont-ils accueilli favorablement votre décision ?

Fernando Lugo : Non, ils ne l’ont même pas acceptée. Ma famille n’est pas une famille religieuse. Je n’ai jamais vu mon père entrer dans une église, cependant ma famille a toujours été très juste, très généreuse, très solidaire. Mais ils n’étaient pas pratiquants et ma décision d’entrer au séminaire a représenté un coup pour eux. J’aimerais également insister sur le fait que ma famille a toujours été persécutée par le régime de Stroessner. Mon père a été vingt fois en prison…

Vingt fois ?

Fernando Lugo : Exactement. Et trois de mes frères ont été arrêtés, puis torturés, avant d’être expulsés du pays parce qu’ils étaient contre Stroessner. Ils faisaient partie d’une dissidence du parti Colorado qui n’acceptait pas la dictature. Mes frères ont été expulsés en 1960, et ce n’est que 23 ans plus tard que je les ai revus, à Noël de l’année 1983. Je dis cela pour montrer qu’en moi coule le sang de la politique et que celui-ci a été canalisé vers la vie de missionnaire.

Quand vous vous êtes décidé pour le séminaire, quel âge aviez-vous ?

Fernando Lugo : 19 ans. Avec le temps, je me suis réconcilié avec mon père, un homme au caractère très fort, alors que ma mère est au contraire une femme affectueuse au caractère gentil et doux.

Mais votre motivation pour la vie religieuse, d’où vient-elle, si l’on considère le fait que votre famille n’était pas religieuse ?

Fernando Lugo : Elle vient de Hohenau 5 où j’ai commencé à donner des cours et à organiser des lectures des Évangiles en 1970. La population de cette ville était très religieuse et n’avait pas de curé. Le curé ne venait qu’une fois par mois, parfois tous les deux ou trois mois seulement, alors les personnes se réunissaient entre elles tous les dimanches et je participais avec eux à des célébrations dominicales, à la lecture de la parole de Dieu, aux commentaires, prières et chants et c’est de là qu’est née ma motivation pour la vie religieuse. C’est dans ma vie à Hohenau 5 que Dieu m’a interpellé et qu’une série de grandes questions ont alors surgi, jusqu’à ce que je me décide, à la fin de la même année, à entrer au Séminaire.

Comment votre vie d’étudiant s’est-elle passée, à l’université, en Faculté de théologie ?

Fernando Lugo : Ma vie universitaire a été caractérisée par ma participation au mouvement étudiant. J’ai été plusieurs fois président du centre académique de Théologie et j’étais ainsi en lien avec d’autres facultés, de droit ou d’ingénierie, où il y avait, à Asunción notamment, des groupes d’étudiants aguerris. Après avoir terminé la Théologie, je suis allé en Équateur où je suis resté pendant cinq ans.

En quelle année avez-vous été ordonnée prêtre ?

Fernando Lugo : En 1977. Cette même année, je vais en Équateur, pour travailler avec des personnes de la campagne dans des paroisses, des collèges et des prisons. Je crois que c’est là qu’a commencé la seconde étape de ma formation, parce qu’au Paraguay nous n’avions jamais étudié la Théologie de la Libération. En Équateur, entre 1977 et 1982, j’ai fait partie d’une coordination de l’Église des pauvres (formalisée à l’occasion de la Conférence épiscopale de Puebla qui a eu lieu en 1978), et cela a constitué un bon complément à ma formation et à mon idéal : mon option pour le travail dans le domaine social.

Et en quelle année avez-vous été ordonné évêque ?

Fernando Lugo : En 1994. En 1982, je suis revenu de l’Équateur et pendant une année, j’ai travaillé dans une paroisse au Paraguay. Mais en février 1983, j’ai reçu un ordre d’expulsion du Paraguay. La police paraguayenne a alors prié l’évêque de la ville d’Encarnación que j’étais de bien vouloir quitter le pays, pour des raisons de sécurité intérieure…

Pour quelle raison ?

Fernando Lugo : Pour mes sermons hautement subversifs, pour atteinte à la paix sociale et pour avoir parlé contre le gouvernement… C’est donc dans cette conjoncture que je quitte le pays et que je me rends à Rome pour y étudier. De 1983 à 1987, je reste à Rome, puis je retourne au Paraguay où je me mets à enseigner, surtout l’Enseignement social de l’Église. Nous étions à ce moment dans une situation un peu différente et j’ai beaucoup travaillé avec la Conférence épiscopale du Paraguay, comme conseiller théologique et aussi comme conseiller théologique du CELAM (Conférence de l’Épiscopat latino-américain et caribéen).

Si l’on considère votre trajectoire, n’est-il pas surprenant que vous ayez été ordonné évêque alors que vous étiez déjà lié à la théologie de la libération ? Comment votre ordination s’explique-t-elle ?

Fernando Lugo : J’entretenais une excellente relation avec l’épiscopat paraguayen, puisqu’en tant que prêtre je travaillais comme conseiller du CELAM dans le domaine de l’Enseignement social de l’Église. Il y avait ainsi une sorte de garantie institutionnelle de mon travail qui m’a donné crédibilité et légitimité.

Vous êtes donc ordonné évêque et êtes à la tête d’un diocèse…

Fernando Lugo : Du diocèse le plus pauvre du pays, San Pedro, diocèse dans lequel il y a beaucoup de problèmes sociaux et économiques. Jusqu’en 1994, année où j’ai été nommé à la tête du diocèse, il y a avait, dans tout le Paraguay, 112 occupations de la terre. Et sur ces 112, 52 étaient à San Pedro. C’est là dans le Département qui compte le plus grand nombre de latifundia que l’on a essayé, par un travail social pastoral, d’organiser les paysans sans terre. Si ces occupations de terre ont continué à avoir lieu, c’est parce que les voies légales et institutionnelles permettant d’acquérir la terre sont insuffisantes au Paraguay. Pour que les paysans puissent posséder de la terre dans ce pays, pour que l’on puisse obtenir un petit quelque chose, il faut descendre dans la rue, occuper les terres et qu’il y ait deux ou trois morts. C’est ça le processus de lutte pour la terre dans notre pays.

Dans votre diocèse, il y a beaucoup de conflits autour de la terre, la pauvreté…

Fernando Lugo : Quand je suis arrivé, il y avait 650 communautés ecclésiales de base, et quand je suis parti, il y en avait environ 1000. Nous avons organisé à San Pedro la première Rencontre diocésaine des Communautés ecclésiales de base, la première Rencontre nationale et même, en 1997, la Rencontre latino-américaine et caribéenne des communautés ecclésiales de base. San Pedro a ainsi constitué dès le début un modèle, par le type d’organisation ecclésiale à l’intérieur de l’Église : une structure laïque et horizontale, ainsi que des assemblées diocésaines où les laïques participent fortement.

Est-ce vous qui avez renoncé à votre charge d’évêque ou est-ce le Vatican qui vous a révoqué ?

Fernando Lugo : Le 22 décembre dernier 2006, j’ai présenté ma demande de renonciation au ministère sacerdotal et épiscopal de la Nonciature du Paraguay. Le 25 du même mois, j’ai annoncé publiquement cette demande. Le 4 janvier 2007, j’ai reçu la réponse du Vatican selon laquelle celui-ci n’acceptait pas ma requête. J’ai ensuite été suspendu de tout mon ministère sacerdotal. Aujourd’hui, en accord avec le Droit canonique, je suis un évêque suspendu au sein de l’Église catholique. Mais de son côté, que dit la Constitution nationale ? La Constitution nationale dit qu’aucun ministre d’aucune religion ni d’aucun culte ne peut être candidat à la présidence et c’est précisément en fonction de cet article que j’ai présenté ma démission. Selon l’interprétation des constitutionnalistes, le fait que ma démission de l’Église soit un acte libre garantit la validité de ma candidature. L’article 42 de la Constitution nationale affirme quant à lui qu’aucune personne ne peut être considérée comme appartenant à un groupe qu’elle a décidé librement de quitter. Donc mon geste de renonciation, effectué librement, garantit en lui-même la validité de ma candidature.

Alors pourquoi continue-t-il à avoir des risques d’invalidation de votre candidature ?

Fernando Lugo : Parce que l’Église catholique, d’un point de vue canonique, dit que je continue à être évêque. Pourquoi ? Parce que le sacrement de l’ordre imprime un « caractère » indélébile. Je ne cesserai donc jamais d’être prêtre, même si j’abandonne le ministère. Il s’agit là d’un argument théologique. Cependant, dans n’importe quelle jurisprudence de n’importe quel pays du monde, l’argument théologique n’a pas de poids politique. Le risque est toutefois que la justice paraguayenne donne un poids juridique à un argument d’ordre théologique. Dans ce cas, je peux donner du poids à un argument théologique du judaïsme, de l’islam ou du christianisme. N’importe quel étudiant de première année de droit sait que dans l’ensemble des lois d’un pays, c’est d’abord la Constitution qui prime, puis les traités internationaux, puis, en dernier lieu, les lois du pays. La loi de telle ou telle église n’entre aucunement en jeu. C’est pour cela qu’un argument théologique ne peut en aucun cas avoir de poids juridique.

Une éventuelle invalidation juridique de votre candidature pourrait-elle donc être interprétée comme un « coup » ?

Fernando Lugo : Oui. Et plus qu’un « coup », une disqualification sur un argument erroné.

Et pensez-vous que la Cour suprême puisse prononcer cette invalidation ?

Fernando Lugo : Oui, c’est possible et pas improbable.

Maintenant, quelles conséquences une telle décision aurait-elle ?

Fernando Lugo : Des conséquences que l’on ne peut mesurer. Il pourrait y avoir une réaction de la population, de la communauté internationale. Quand ils disent qu’ils vont invalider ma candidature, je réponds que je veux savoir avec quels arguments, puisque les constitutionnalistes disent que je suis habilité à déposer ma candidature.

Vous ne faites donc pas confiance à la Justice ?

Fernando Lugo : Non.

Pourquoi ?

Fernando Lugo : Parce que la composition de la justice au Paraguay est le résultat d’un pacte politique et que ce sont les partis politiques qui désignent leurs représentants. Aujourd’hui, la Cour suprême de justice du Paraguay compte neuf membres. De ces neuf, cinq appartiennent au parti officiel et quatre sont de l’opposition. Il ne s’agit donc pas d’un problème juridique, mais bien d’un problème politique, et « politiquement » les décisions peuvent être prises par cinq voix contre quatre.

Vous et ceux qui vous soutiennent, que pensez-vous donc faire ?

Fernando Lugo : Il y a différentes possibilités auxquelles nous sommes déjà en train de réfléchir. Concernant la possibilité d’une réaction populaire, celle-ci est imprévisible et je ne suis donc pas en mesure de savoir si elle va avoir lieu ou non. Une espérance a été mise en marche : les gens sont dans l’expectative de grands changements et ils sont conscients qu’il existe la possibilité de changer de gouvernement et de commencer à opérer des réformes à partir des structures existantes.

Quel est le moment décisif où vous vous êtes décidé pour la politique et où vous avez demandé au Vatican d’être délié de vos obligations ?

Fernando Lugo : Je suis sorti du diocèse en 2005 parce que j’ai bien dû me résoudre au fait que malgré les grands efforts faits par l’Église, avec les pastorales sociales notamment, les succès escomptés n’avaient pas eu lieu et parce que j’ai compris que les changements réels dans l’économie et le social ne pouvaient venir que de la politique. Nous avons donc commencé avec quelques amis à nous réunir le 3 janvier au sein d’un collectif de réflexion et d’analyse auquel participaient des artistes, des intellectuels, des paysans, des étudiants et des gens de l’Église pour penser le pays. Ce groupe a commencé avec 12 personnes, puis il a grandi, grandi pour devenir le 17 décembre le mouvement Tekojoja qui constitue dans tout le pays le mouvement politique ayant connu la plus grande croissance sur un temps si court. Ce groupe fait partie de ceux qui défendent ma candidature à la présidence de la République et il a été à l’origine du lancement de la pétition me demandant de me consacrer à la politique. Cette pétition, qui a recueilli cent mille signatures, m’a été remise le 17 décembre 2006. Ce groupe est devenu aujourd’hui au Paraguay l’un des groupes les plus forts dans la dynamique politique du pays.

Qui fait-il partie du mouvement Tekojoja ?

Fernando Lugo : Le mouvement Tekojoja naît au moment où les mouvements sociaux se rendent compte du fait que ses grandes revendications, du point de vue social, ne sont pas prises en compte, et qu’ils n’avancent pas. Quand les sans-terre voient leur lutte sociale criminalisée, alors que plus de quatre mille paysans sont en train de manifester… cela ne peut qu’affaiblir la lutte sociale. Ces groupes commencent à penser de manière politique leurs mouvements sociaux et pensent à agir en tant que mouvement politique. Dans le groupe Tekojoja, la grande majorité des participants sont des leaders sociaux, des jeunes, des étudiants, des artistes et des militants politiques qui ne viennent pas des partis traditionnels. Il y a aussi des intellectuels, des ouvriers et des paysans.

Vous serez donc le candidat de ce mouvement et pas nécessairement celui d’un parti ?

Fernando Lugo : Autant la Démocratie chrétienne que le Parti révolutionnaire fébrériste [qui se revendique de la social-démocratie internationale] me proposent d’être leur candidat, mais je peux aussi être le candidat du groupe Tekojoja ou du PMAS (Parti du Mouvement vers le Socialisme), un parti récent composé de jeunes…

Ces partis ne font-ils pas partie du mouvement politique Tekojoja ?

Fernando Lugo : Non, mais ils font partie de ce que l’on appelle le Bloc social et populaire. Bloc dont le groupe Tekojoja fait partie, comme d’ailleurs la Démocratie chrétienne, le Parti révolutionnaire fébrériste, le PMAS, les centrales syndicales et certains groupes d’habitants de quartiers.

Ces composantes ont-elles toutes soutenu votre candidature ?

Fernando Lugo : Toutes appuient ma candidature. Cela représente 27 mouvements.

Nous avons reçu des informations selon lesquelles certains de ces groupes auraient retiré leur appui à votre candidature. Si cela est vrai, comment cela s’est-il passé ?

Fernando Lugo : Le fait de retirer l’appui à ma candidature ?

En effet. Des informations de presse rendent compte du fait qu’à l’intérieur de ce grand bloc de gens appuyant votre candidature, des divergences internes seraient survenues et que certains groupes auraient parlé de se retirer. Cela est-il vrai ?

Fernando Lugo : Il y a deux grands groupes. L’un est le Bloc populaire auquel participent les partis de gauche, et l’autre, c’est la Concertation nationale, à laquelle participent également des groupes sociaux et huit partis politiques, certains étant des partis traditionnels. La Concertation m’a également invité à faire partie de cette articulation. Unie, elle aurait le pouvoir de garantir le contrôle électoral. Parce que le Parti libéral est un parti centenaire et que les partis Patria Querida, Unase, Encuentro Nacional ou encore le parti País Solidário… sont des partis avec une représentation parlementaire pouvant garantir deux choses : le déroulement correct du processus électoral et aussi, parce qu’ils ont beaucoup de parlementaires, la bonne gouvernabilité. Mais le Bloc populaire se trouve par certains aspects dans une situation irréconciliable avec la Concertation nationale. Nous sommes donc en train de chercher des points permettant de nous réunir. Aujourd’hui, le point de concordance entre les deux composantes, c’est ma candidature. Je veux donc, je désire que nous puissions avancer pour assurer la victoire et la gouvernabilité.

Venons-en au débat latino-américain autour des matières énergétiques. D’un côté Chávez – en accord avec la Bolivie – insiste sur la nécessité d’un grand gazoduc, et de l’autre, le Brésil insiste sur l’éthanol. Comment le Paraguay se positionne-t-il dans ce débat ?

Fernando Lugo : Je crois que la question énergétique est une question de première importance sur toute la planète. Je pense qu’il est nécessaire de la penser non seulement du point de vue économique, mais également de l’introduire dans le débat autour de la question environnementale. Que cela signifie-t-il ? Je crois qu’il existe dans le monde moderne certains problèmes que le système libéral ne parvient pas à aborder. Et l’un de ces problèmes est l’environnement. Comment garantir que le développement économique ne se fasse pas au détriment de l’environnement ? Le problème du Paraguay, c’est que ce n’est qu’à partir de 1996 qu’il existe des lois sanctionnant les atteintes à l’environnement. Auparavant, ce n’était pas un délit écologique que de détruire l’environnement. Mais comment garantir que les entreprises multinationales respectent l’environnement : c’est un grand thème planétaire, en étroite relation avec la production d’énergie propre. Je pense qu’il est nécessaire d’avancer, en concevant et en observant avec créativité des méthodes nouvelles de production d’énergie, mais si l’on veut conserver une planète habitable, cela ne doit pas être fait au détriment de l’éthique humaine ni en agressant l’environnement.

D’un côté le Paraguay se caractérise comme étant un pays agricole et, de l’autre, c’est un pays plein de produits « made in China ». Il existe pourtant des industries dans le pays. Quel est votre projet sur ce point ?

Fernando Lugo : Nous ne sommes pas en train d’élaborer notre projet de gouvernement avec la participation populaire seulement, mais aussi avec la collaboration des entreprises, des milieux professionnels libéraux et une série d’autres groupes sociaux. Il existe aujourd’hui au Paraguay deux grands groupes industriels qui se portent très bien. L’industrie textile, qui exporte très bien, et l’industrie pharmaceutique. Ces groupes ont besoins d’un pays sérieux. Les autres secteurs de l’économie, eux, ne se portent pas bien. Le taux de chômage est élevé, la corruption galopante et l’administration de l’État inefficace. Ce sont là des aspects qui doivent être corrigés. Ils doivent être corrigés à l’aide d’un projet différencié. Ce que nous voulons économiquement ? Passer d’une économie agraire à une économie industrielle ? Non. Nous désirons un modèle économique différent, basé également sur l’économie paysanne, ou, pour le dire autrement, fortifier les petites et moyennes industries – souvent familiales – qui existent déjà. Un autre défi consiste en une utilisation responsable des ressources naturelles en faveur de l’industrialisation. Le Paraguay possède d’importantes ressources énergétiques naturelles et nous pensons que nous pouvons devenir un pays hydroélectrique. Concernant l’eau, une grande partie de l’aquifère Guarani se trouve en sous-sol paraguayen et, en ce moment même, on est en train de faire des recherches de pétrole dans le Chaco paraguayen. Nous avons donc la possibilité de découvrir de champs pétrolifères qui pourraient donner une impulsion économique au pays.

Les élections auront lieu au Paraguay d’ici à un an. Comment vous y préparez-vous ?

Fernando Lugo : Nous nous trouvons actuellement dans un processus de discussion avec la population. Ce que nous voulons, c’est que si Lugo arrive au gouvernement, le peuple ait le pouvoir, qu’il soit protagoniste, que ce soit lui qui élabore le programme. Et moi, je me mets à la disposition du peuple.

Cela sera-t-il possible sans ruptures ? L’élite acceptera-t-elle des changements profonds ?

Fernando Lugo : Les changements violents ne garantissent pas une paix sociale durable. Nous voulons que les groupes sociaux antagoniques pussent s’asseoir et que, les yeux dans les yeux, ils puissent discuter sur le Paraguay dont nous rêvons et sur ce qu’il est possible de construire ensemble.

Pariez-vous sur la mobilisation populaire en tant que phénomène de pression pour opérer les changements ?

Fernando Lugo : Les mobilisations populaires, les groupes de pression ont toujours été un outil important et indispensable dans la construction d’une démocratie durable. On ne peut dénier aux grandes majorités la possibilité de défendre à travers des mobilisations populaires leurs droits de participer et de décider.

Comment vous définissez-vous idéologiquement ?

Fernando Lugo : D’abord, je crois que ma formation chrétienne marque ma conception de la vie : le désir d’équité, d’égalité sociale, de justice, la recherche du véritable Règne de la paix et de l’amour. Mais je crois que je porte également des éléments d’identité socialiste : d’une certaine manière je suis socialiste, je revendique certains éléments du socialisme moderne, lorsque le socialisme recherche l’équité, l’égalité et non la discrimination, ainsi que la participation de tous les groupes sociaux.


Entretien conduit par César Sanson pour l’hebdomadaire Brasil do Fato, mai 2007.

Traduction française et introduction par l’équipe de À l’encontre. Traduction revue par Dial.

http://www.alencontre.org/AmLat/ParagLugo07_07.html

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[1Fernando Lugo est né en 1951 à San Solano, une petite communauté rurale, mais il a grandi dans la ville d’Encarnación. Sa famille a subi la persécution sous le régime dictatorial d’Alfredo Stroessner (1954-1989) : son père a été emprisonné plus de vingt fois et trois de ses frères ont été torturés puis expulsés du pays. A l’âge de 19 ans, Lugo est entré au Séminaire de la Congrégation de la Parole Divine et il a eu au sein de l’Église une trajectoire pouvant s’identifier avec la Théologie de la Libération. En 1983, il a été expulsé du Paraguay sous le prétexte qu’il aurait fait des « sermons subversifs » hostiles au gouvernement de Stroessner. Après une période passée à Rome, il retourne dans son pays en 1987 et, en 1994, il est ordonné évêque. A la fin de l’année 2006, Lugo renonce à son sacerdoce pour se présenter à l’élection présidentielle paraguayenne d’avril 2008.

Messages

  • C’est un très grand fait historique que je viens de vivre au Paraguay où je vis depuis de nombreuses années.
    Une page d´histoire du Paraguay vient d´être tournéeen espérant que celle-ci soit définitive. Hier dimanche 20 avril 2008, ont eu lieu les élections générales de ce pays.
    Chance, pas d´incidents notables à signaler, les observateurs internationaux de l’OEA fort nombreux étaient partout, ainsi qu´au siège du Tribunal Supérieur de Justice Électoral, point névralgique.
    Ils ont donc remplis amplement leurs fonctions.
    Enfin !... le parti au pouvoir "Colorado" depuis exactement 61 ans est tombé.
    C´est avec une grande inquiétude et angoisse que j´ai suivi le déroulement de ce dimanche 20 avril particulier.
    À la proclamation des résultats vers 23 heures hier soir, mon émotion était si forte que je dois l´avouer j´ai bien eu du mal à retenir des larmes de joie pour ce peuple qui mérite tant ce changement. Qui mérite tant de retrouver sa dignité bafouée par les autorités en place. Qui mérite tant cette bonne image qui lui manque au niveau mondial. Qui mérite tant cette démocratie pour de vrai.
    Ce nouveau paysage paraguayen arrive au moment opportun, car le pays est à bout de souffle économique et moral. Laissons lui le temps de s’organiser. Le socialisme sud-américains n’est pas ce que nous du premier monde imaginons. Nous ne pouvons pas le définir comme un socialisme européen. Cela tient une toute aute signification : action social afin de caresser pour de vrai le rêve de bien être de bien vivre, tout comme libéral : avant tout pour les paraguayennes et les paraguayens cela signifie seulement liberté de ne pas subir la perversion d’un système politique comme la corruption, endémique dans ce pays.
    Le nouveau Président Monsieur Lugo prendra ses fonctions "passation du pouvoir" au mois d´Août.

    Voir en ligne : PARAGUAY - Entretien avec Fernando Lugo

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