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DIAL 3010

ARGENTINE - Le lockout agricole défie les pouvoirs institués

Martin Burgos Zeballos

mardi 1er juillet 2008, mis en ligne par Dial

Dial a demandé à Martin Burgos Zeballos [1] économiste et chercheur au Centre Culturel de la Cooperación, à Buenos Aires, de faire le point sur le conflit qui oppose depuis mars les organisations patronales agricoles au gouvernement.


Une croissance de 9% annuelle depuis 5 ans, un taux de chômage de 8% qui se réduit année après année, une réduction de la pauvreté, une amélioration importante de la distribution des revenus… non, ce n’est pas la France, c’est l’Argentine !

Cette conjoncture, bien entendu, a une explication au niveau global, que l’on pourrait trouver dans la progressive hausse des prix des matières premières, dont profite le secteur le plus compétitif du pays, le secteur agricole. Sa productivité engendre des excédents exportables d’une amplitude formidable : certains estiment que l’on pourrait nourrir 200 millions de personnes par an avec la production agricole argentine.

En termes de structures économiques, l’Argentine paraît être le contraire de la France : un secteur agricole hyper compétitif qui finance le développement du secteur industriel qui n’en finit pas de renaître. On est loin des discussions sur le financement de la PAC [2] !

Mais l’économie et la politique argentines sont souvent considérées comme deux raretés dans le monde des sciences sociales, des exceptions aux lois communément admises par le monde intellectuel. Comment expliquer que le gouvernement, après avoir convaincu plus de 50% des votants en octobre 2007 que son projet était le bon, connaisse maintenant une crise politique profonde ? Et comment expliquer que cette crise soit causée par l’opposition féroce des secteurs les plus favorisés par le modèle économique, les agriculteurs qui – grâce au niveau record des exportations de soja – revivent la splendeur du début du XXe siècle ?

Il convient donc de chercher à comprendre ce phénomène, au-delà de l’application douteuse de formules générales aux cas particuliers, surtout quand il s’agit de pays avec des structures économiques différentes et, en conséquence, des acteurs sociaux qui agissent prudemment en fonction de leurs intérêts, même si ces actions peuvent paraître a priori incohérentes.

Un modèle économique hétérodoxe où tous les secteurs gagnent

L’Argentine est un pays qui, depuis les années 30, a connu d’innombrables crises économiques qui ne lui ont pas permis de se développer comme on pouvait s’y attendre au début du XXe siècle : la mise en valeur de son potentiel de ressources naturelles et humaines a souffert des nombreux obstacles qui s’opposaient à son industrialisation, parmi lesquels il faut mentionner l’oligarchie agraire.

Pour la première fois depuis longtemps, le pays a retrouvé une croissance équilibrée qui permet à la fois une augmentation des salaires, une réduction du chômage et de la pauvreté et une croissance tant du secteur agricole que du secteur industriel.

Une brève description du modèle économique actuel doit mentionner le rôle du taux de change élevé, qui permet d’améliorer la compétitivité industrielle face aux importations asiatiques et brésiliennes. Mais ceci n’est sans doute pas fondamental pour expliquer le niveau des prix considéré par de nombreux économistes comme favorable au développement du pays. La clef de voûte du modèle est l’articulation de ce taux de change avec l’impôt à l’exportation, qui permet de réguler les marges de profit des secteurs agricole et d’extraction pétrolière, et par là-même de réguler les prix internes en les déconnectant des prix internationaux.

Les subventions aux services publics forment le troisième pied du modèle économique, qui permet de contrôler les tarifs publics et donc de baisser les coûts des transports, de l’énergie et de l’eau potable pour ses consommateurs tant industriels que résidentiels.

La revitalisation des conventions collectives de travail, mises en sommeil depuis la dernière dictature militaire, a permis une récupération du pouvoir d’achat des salariés et une récupération de la demande qui était écrasée depuis au moins 1998.

Cette croissance équilibrée a son corollaire dans les finances publiques qui se sont substantiellement améliorées grâce, pour une part, aux nouveaux impôts – impôts à l’exportation notamment comme mentionné plus haut – et au caractère pro-cyclique des impôts déjà existants – TVA et impôts sur le revenu – dont les recettes croissent avec la bonne forme de l’économie nationale. D’autre part, après la suspension des paiements de la dette extérieure en 2002, la renégociation avec les créanciers a permis de réduire le capital et les intérêts à payer, permettant à l’État de réaliser les investissements publics nécessaires, de subventionner les tarifs publics et même certains investissements privés jugés stratégiques.

Le contexte international favorable – grâce aux prix des matières premières élevées – a permis de maintenir un important excédent commercial grâce auquel a pu se financer la croissance tout en payant les intérêts de la dette.

Une recomposition politique flexible

Sans doute la réussite économique fut un pilier de la recomposition des institutions démocratiques après la crise de 2001, en commençant par les partis politiques. Mais les mesures économiques à l’origine du modèle actuel ont été prises en fonction des alliances établies par le gouvernement Kirchner (2003-2007), formant un ensemble hétérogène et en partie contradictoire entre les tenants du modèle exportateur mis en place après la crise et la gauche argentine.

Durant la période de transition (janvier 2002-mai 2003), le président Duhalde s’était appuyé en premier lieu sur les grands groupes économiques nationaux – en commençant par la multinationale Techint –, les secteurs exportateurs – l’oligarchie agraire – et leurs représentants actuels : les partis radical et péroniste, qui ont conduit tant bien que mal la sortie de crise et dont les fondamentaux furent la dévaluation et la réduction des salaires à des niveaux qui figurent historiquement parmi les plus bas connus par le peuple argentin.

Sur cette base, Kirchner intègre la constellation de la gauche argentine, qui va de partis d’influence locale – les restes du FREPASO [3], la gauche péroniste, etc. – à diverses organisations sociales – piqueteros [4], syndicats, divers mouvements sociaux. L’un des axes sur lequel ce regroupement de la gauche se réalise est la lutte historique pour les droits humains, qui, en Argentine, bénéficie d’une vigueur exceptionnelle et d’un fort consensus social en comparaison à d’autres pays d’Amérique latine. L’autre axe est la distribution des revenus, qui, depuis la dernière dictature militaire, n’en finissaient pas de dégringoler.

Cette alliance entre les groupes économiques locaux et la gauche permet de passer d’un modèle économique d’exportation agraire à un modèle intégré de développement non exempt de conflits internes.

La crise de décembre 2001, évidemment, a changé définitivement le panorama politique et institutionnel : nous pourrions définir le système de partis actuel comme fortement flexible. D’une part, le personnalisme est prépondérant et explique la profusion de nouveaux petits partis qui s’installent dans une logique d’alliance en fonction de leur position par rapport au gouvernement. D’autre part, les limites entre partis traditionnels sont devenues très diffuses. Par exemple, un péroniste comme Lavagna fut candidat présidentiel du parti radical, tandis qu’un radical fut candidat comme vice-président de Cristina Fernández, épouse de Kirchner [5].

Dans ce magma, l’importance du pragmatique Kirchner fut essentielle dans la définition de la nouvelle construction politique : si en 2003 il prônait la construction d’un nouveau parti sur les ruines du péronisme et de la gauche, en 2008 il privilégie le parti péroniste comme instrument lui permettant de renouveler la politique au niveau national tout en conservant le pouvoir, et reléguant par la même occasion les partis de gauche à des associés au niveau territorial. Cette prise de décision « d’en haut », sans consulter les acteurs petits et moyens, est partie constitutive de la construction du pouvoir de Kirchner.

Ce contexte a semé énormément de confusion dans l’opposition, qui peine à s’organiser et même à se situer face au gouvernement. Elisa Carrió [6], par exemple, a commencé par se positionner à la gauche du gouvernement en 2003 avant de passer à sa droite pour les élections d’octobre passé. Même si certains thèmes sont porteurs – la sécurité, l’inflation – il existe une difficulté sérieuse a les canaliser politiquement.

Du conflit sectoriel à l’équation économique nationale

Après l’ample victoire électorale de Cristina Fernández en octobre 2007, avec l’appui des classes populaires et d’une bonne partie de la classe moyenne progressiste, nous étions loin de penser que le gouvernement allait être mis en difficulté en à peine 6 mois, et qui plus est par le secteur agraire.

En effet, après avoir pris comme mesure économique l’augmentation des impôts sur l’exportation pour freiner l’inflation – dont une partie est due aux prix des matières premières –, les 4 organisations patronales des agriculteurs – suivie d’une grande partie des habitants de la campagne – ont commencé un lockout en mars avec barrages de routes, provoquant une augmentation des prix des aliments de première nécessité et le rationnement de nombreux produits dans les supermarchés.

Depuis, après diverses trêves pour négocier avec le gouvernement, le lockout continue et est déjà considéré comme le plus long et le plus intense de ceux qu’a connus l’Argentine. Si le conflit est un aspect normal du jeu démocratique, la question la plus présente en ce moment est de savoir si celui-ci peut se résoudre dans le cadre du modèle économique et du système politique actuel.

En termes économiques, la réduction ou l’élimination de cet impôt aurait deux effets immédiats : une augmentation de l’inflation dans le secteur des aliments – et par conséquent une réduction du pouvoir d’achat – et une réduction sensible des ressources économiques de l’État. Bien entendu ceci obligerait à réviser l’ensemble du modèle économique : réduire les subventions aux services publics et augmenter les tarifs publics – autre cause d’inflation –, réduire les salaires et par conséquent diminuer le taux de croissance. En bref : revenir au modèle exportateur du gouvernement Duhalde.

Du conflit à la discussion sur le « projet de pays »

Le conflit a permis à l’opposition de trouver un sujet pour pouvoir critiquer le gouvernement. Le problème sectoriel est devenu une affaire d’État, bien qu’aucun des partis ne puisse prétendre qu’il en tirera un profit électoral. Le défi de canaliser politiquement le conflit et de pouvoir construire un projet alternatif est complexe pour l’opposition actuelle, et d’autant plus si l’on se fie à l’histoire politique du pays.

Le principal problème de la droite argentine a toujours été son élitisme. Ce n’est pas une droite populaire car elle n’est ni républicaine, ni nationale. L’explication de ces limites se doit à sa base sociale : elle a toujours défendu les exportateurs qui, en général, ont toujours été structurellement alliés aux empires britannique et états-unien et opposé au développement du marché intérieur (à mesure que se réduit la consommation alimentaires des travailleurs, les excédents exportables augmentent). C’est pourquoi ont alternés depuis les années 20 les gouvernements populaires-démocratiques et les dictatures militaires. Par exemple, les derniers gouvernements où la Société rurale eut une place de choix furent les gouvernements de 1955 et de 1976, deux dictatures militaires surgies de coups d’État contre deux gouvernements péronistes.

Dans la conjoncture actuelle, où un coup d’État semble pour le moins invraisemblable, l’hétérogénéité des 4 organisations patronales agricoles paraît constituer une limite pour la constitution d’un parti politique.

Si l’on peut dire que l’ensemble du secteur se trouve idéologiquement situé à droite, une partie n’est pas opposée à la redistribution des richesses. C’est le cas de la Fédération agraire, l’organisation patronale des petits et moyens agriculteurs, qui cherche une place à la table de négociation des grandes décisions nationales, comme le reste des « petits » acteurs sociaux autonomes vis-à-vis du pouvoir politique. Leur perspective est sectorielle : ils ne veulent pas que les grands acteurs du secteur agricole – pool des semenciers, exportateurs – les dévorent, comme le laisse présager la tendance de ces dernières années. Pour cela, ils veulent une politique sectorielle de long terme, qui privilégie l’équilibre à l’intérieur du secteur.

D’autres, par contre, jouent déjà dans la cour des grands mais cherchent à concentrer toujours plus de pouvoir. C’est le cas de la Société rurale, représentant des familles traditionnelles de l’oligarchie de la pampa. Pour eux, il faut remettre en cause l’instrument fondamental de ce modèle économique, l’impôt sur l’exportation, qui se trouve au cœur de la structure de prix qui permet la croissance actuelle. Ce qui est en discussion, au fond, c’est l’intervention de l’État – et de la politique – dans l’architecture du modèle économique, qui permet une distribution des richesses plus équitable – contraire à ses intérêts exportateurs.

Comment font par exemple ces deux organisations patronales aux intérêts si contradictoires pour s’unir autour d’une cause commune ? La réponse est complexe et ce conflit ne reflète pas seulement les intérêts concrets de deux groupes sociaux – les petits et les grands producteurs. Les changements des conditions de production et l’énorme rentabilité globale du commerce agroalimentaire conduit aussi à de fortes mutations dans la structure sociale agraire qui, sans doute, débordent les instances de représentation existantes et rend difficile la résolution du conflit.

Face à cette situation, le gouvernement pourrait essayer de prendre des mesures unilatérales pour résoudre ce problème sectoriel. Une alternative concrète serait de faire baisser le taux de change pour produire le même effet que l’impôt à l’exportation : une réduction des marges de bénéfices extraordinaires du secteur agricole. Il serait nécessaire d’accompagner cette mesure d’une augmentation des tarifs douaniers pour protéger l’industrie nationale naissante. Ce faisant, le modèle économique souffrirait un léger changement qui ne devrait pas affecter son efficacité en termes de croissance et de distribution des revenus.

Par ailleurs, au niveau politique, il devient nécessaire de faire participer les petits acteurs sociaux à la négociation de la politique de long terme par secteurs. Face à l’asymétrie de pouvoir existant dans le pays, produit de 30 ans de néolibéralisme, la recherche d’un équilibre entre les acteurs sociaux servirait non seulement à ne pas reproduire les schémas de concentration du pouvoir économique, mais aussi à renforcer la démocratie en Argentine.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3010.

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[1Voir déjà dans nos colonnes : DIAL 2521 - « ARGENTINE - Le récit des événements », 2861 - « ARGENTINE - 30 ans après le coup d’Etat militaire de 1976 ».

[2Politique agricole commune (européenne).

[3Frente País Solidario, Front pays solidaire, formé en 1994 et dissous après la crise de décembre 2001.

[4Du nom des barrages (piquetes) dressés sur les routes lors des mobilisations.

[5Élue présidente le 28 octobre 2007.

[6Ancienne radicale, elle a fondé le parti Affirmation pour une république égalitaire (ARI) et était candidate à la présidence en 2007.

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