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DIAL 3044 - Dossier FSM 2009

Discours du Président du Paraguay, Fernando Lugo, au Forum social mondial 2009

Fernando Lugo

dimanche 1er mars 2009, mis en ligne par Dial

Comme nous l’indiquions dans les Points de repère du numéro du 1er février, le 9ème Forum social mondial a eu lieu cette année du lundi 26 janvier 2009 au dimanche 1er février 2009 à Belém, dans l’État brésilien du Pará (Amazonie). Ce dossier consacré au Forum est constitué de trois textes, une déclaration finale et deux discours. La déclaration est celle rédigée par l’Assemblée des mouvements sociaux. Le premier des deux discours, publié ci-dessous, a été prononcé par Fernando Lugo, président du Paraguay depuis le 15 août 2008, dont nous n’avons pas encore eu l’occasion de beaucoup parler depuis sa prise de fonction. Le second est celui d’Augusto Boal, homme de théâtre et auteur du Théâtre de l’opprimé (1971).


Camarades du Forum social mondial,

Camarades (Luiz Inácio) Lula da Silva, Rafael Correa, Hugo (Rafael) Chávez, Evo Morales (Ayma),

C’est avec une joie immense que je participe à cette rencontre qui réunit des personnes dont j’apprends un peu plus, à chaque Forum, sur l’esprit humaniste, la solidarité intelligente, les qualités nécessaires pour résister aux grands moulins du désenchantement avec fermeté et douceur tout à la fois.

J’ai l’impression de me nourrir ici d’une créativité en marche pour changer un monde qui, jusqu’à récemment, nous imposait l’idée trompeuse selon laquelle « nous n’avons pas le choix ».

Mais le Forum mondial social a montré que nous avons bien le choix et qu’un autre monde est possible.

Ceux qui se demandent à quoi servent les forums se posent la question parce qu’ils n’ont pas appris à regarder autour d’eux, à tourner la tête.

Ils n’ont pas appris à observer les changements dans le paysage mondial.

Je disais cet après-midi que « L’Amérique latine change et [qu’] on espère maintenant que le Nord va changer ».

Aujourd’hui, le Nord qui dirige les politiques économiques dans le monde assiste à l’effondrement retentissant de structures conçues d’une façon particulièrement inefficace et inopportune.

Vous avez entendu parler de la crise économique mondiale ? Vous avez entendu parler de la débâcle économique en Amérique latine dans les années 90 ? Vous avez entendu parler de la dégradation de l’environnement ?

Qui sont les responsables ?

Ce ne sont pas les migrants qui traversent la mer pour essayer de gagner l’Espagne, ni les contrebandiers de Foz do Iguaçu et de Ciudad del Este, ni les mendiants de Calcutta. Si c’était leur faute, on se serait hâté de le dire et peut-être qu’on les aurait mis en prison quelque part.

Une fois de plus, comme lorsque la fièvre néolibérale a enterré l’épargne et l’avenir de nombreux Latino-Américains, la crise économique mondiale a lieu en toute impunité.

On voit les victimes qu’elle laisse derrière elle, pendant que les fautifs continuent de faire preuve de la plus absolue irresponsabilité, à l’abri du jugement sévère d’une pensée unique si implacable pour les autres.

Les erreurs des dirigeants de la planète, les erreurs du monde entier, sont appelés effets conjoncturels, mais on appelle autrement les erreurs d’un petit pays du Sud : on parle d’« inefficacité ».

Face à ces « effets conjoncturels », comment est-il possible que beaucoup de gens encore s’interrogent sur le bien-fondé d’une politique solidaire et au service de tous pour la gestion des affaires publiques sur notre continent ?

Combien de leçons d’« efficacité » faudra-t-il encore attendre des grands architectes des politiques mondiales après la destruction des ressources naturelles qui met en danger la survie de notre environnement, après que nos villes se sont peuplées de nouveaux pauvres et de nouveaux miséreux à cause des recettes néolibérales agressives des années 90, après toutes les imprudences et les erreurs qui ont engendré cette nouvelle crise économique mondiale ?

Qu’attend-on de plus pour décréter en assemblée générale la construction d’un autre monde possible ?

Je crois que partout se ressent une lassitude devant un monde unipolaire, agressif, intolérant. Je crois que c’est pour cette raison que se produit ce qui est en train de se produire actuellement avec des changements politiques d’ampleur.

Je crois aussi que dans le Nord riche – tout comme le tournesol se tourne vers le soleil –il y a des gens qui ont découvert qu’il existe une lumière plus chaude et plus juste et qui commencent à comprendre la nécessité inexorable d’un monde partagé, coresponsable et solidaire.

Chers amis et amies,

Les présidents ont des choses à dire au cours de ce Forum, c’est vrai, mais, en ce qui me concerne, je tiens d’abord à exprimer ma gratitude.

Je dois confesser que les fondements sociaux du Forum ont inspiré à maintes reprises les bâtisseurs de notre projet politique qui a mis un terme à 60 ans d’hégémonie au Paraguay.

Je dis merci, parce les idées exprimées pendant cette rencontre ne s’évanouiront pas le dernier jour du Forum, pas plus qu’elles ne resteront lettre morte dans des déclarations finales solennelles et insondables ou disparaîtront.

L’amour, la révolution, comme la sagesse, se transmettent de bouche à oreille, comme ces idées toujours aussi ardentes, comme un feu nouveau qui parcourt le territoire de nos consciences.

Nous devons faire un effort supplémentaire pour rassembler avec plus de force et d’unité les diverses approches progressistes qui portent le projet d’une Amérique latine rassembleuse et solidaire.

Nos différences – petites ou grandes – ne doivent pas nous séparer, ni créer entre nous des tensions inutiles.

Chaque pays est un monde en soi, mais cela ne doit pas nous dispenser de la responsabilité que nous avons, chacun et collectivement, à l’égard de la grande patrie latino-américaine.

Si nous croyons en une Amérique latine plus développée sur le plan social et économique, nous devons croire dans notre capacité de conduire des processus dans lesquels les frontières n’importent pas davantage que l’intégration.

Notre discours doit porter ses fruits dans la vie de tous les jours : il doit avoir un sens pour María qui vend des herbes médicinales à Asunción [1] ou pour Joao qui est pedreiro [2] à São Paulo [3].

C’est pourquoi j’accorde une grande valeur à cette nouvelle conscience fraternelle que nous, présidents de la région, sommes en train de bâtir ; elle est très liée à l’émergence d’équipes dirigeantes extrêmement engagées envers les populations.

Des dirigeants qui, lorsqu’ils parlent des majorités pauvres, ne s’appuient pas sur les froides statistiques macroéconomiques mais sur le vécu. Sur la vérité, en toute rigueur.

Comment pourrais-je douter, par exemple, d’un frère tourneur devenu président ? [4]

Aujourd’hui que, Brésiliens et Paraguayens, nous sommes réunis pour dialoguer à Itaipú, comment pourrais-je penser un seul instant que nos grands idéaux solidaires ne finiront pas par l’emporter sur les pratiques bilatérales héritées d’un passé que les uns et les autres voulons oublier ?

Nous ne pouvons envisager notre avenir sous d’autres couleurs que celles d’une relation équilibrée, solidaire, avec des dirigeants soucieux d’équité et de justice, et du jugement que l’histoire portera sur nous.

Le pays dont j’ai la charge en tant que président – par exemple – produit 85% de l’énergie électrique exportée en Amérique du Sud. Lorsqu’il recevra la part qui lui revient de cette entreprise commune, de nouvelles portes s’ouvriront pour son développement économique et social.

Ainsi, chaque pays a un motif particulier de bâtir une union puissante ouverte sur le monde dans le cadre d’une région qui a renoncé à dialoguer sur la base de ses faiblesses et assume la nécessité de le faire sur la base de ses atouts.

Tant que notre région n’aura pas intégré – en premier lieu – ce qui constitue ses atouts pour s’appuyer sur eux, nous continuerons de retarder la croissance de nos pays en cédant à des processus fermés et exclusifs.

Nos gouvernements doivent s’employer avec passion à l’instauration de conditions d’emploi, d’industrialisation et d’équité sociale et économique qui forment une base de négociation digne.

Continuer de négocier en position de producteurs primaires, c’est condamner notre avenir, et c’est surtout condamner nos terres à une dégradation irréversible, en passant sous silence les êtres humains qui vivent sur ces terres, accablés par les déplacements de population et la pollution.

Ce modèle sans avenir, nous le devons à ceux qui n’ont pas su trouver d’autres sources de respiration économique que l’oxygène avare de la dépendance.

L’Amérique latine doit s’ouvrir à la concurrence mondiale, elle doit affirmer sa présence sur les marchés internationaux, mais, pour réussir son envol, il lui faudra changer pour devenir un continent d’intégration et, d’abord, de réconciliation triomphale entre la macroéconomie et la vie quotidienne de Maria ou de Joao.

Réussir, ce n’est pas produire une quantité prodigieuse d’éléments chargés dans la panse exploiteuse des bateaux ou en sacrifiant la santé de nos paysans.

Nous devons réussir parce que nous élaborons de concert – gouvernements et dirigeants de notre région – un projet économique prêt à partager avec le monde dans le cadre d’échanges harmonieux, en parallèle avec l’accomplissement, achevé ou en voie de l’être, de notre mission la plus importante, la plus urgente : sortir nos pauvres de l’abîme du désespoir.

Des mesures peuvent être prises tout de suite pour que nous vivions dans une région qui restructure son potentiel et améliore ses conditions de dialogue avec le monde tout en parvenant à la justice sociale à l’intérieur de ses frontières.

Un premier pas est l’intégration. La conscience intégratrice. Faire en sorte que le MERCOSUR fonctionne mieux et ne reproduise pas les vieux modèles, que nous critiquons, de relations avec le premier monde.

Autre pas nécessaire : dresser un grand inventaire des forces économiques, culturelles et naturelles du continent en dessinant sur la base de ce scénario l’avenir de nos relations extrarégionales et en évitant le stéréotype de pays pauvres qui frappent aux portes pour vendre un sac de maïs.

Nous possédons beaucoup plus que cela. Nous avons les Andes, nous avons l’Amazonie, nous avons la plus grande réserve d’herbes médicinales du monde, nous avons la source d’énergie renouvelable la plus puissante, nous avons un potentiel touristique fabuleux, nous avons l’eau la plus délectable et la plus abondante de la planète. Certes, nous n’avons pas la lune, mais elle se reflète toutes les nuits dans le courant de nos fleuves. Nous avons le pain que nos terres produisent avec générosité.

Mais nous avons surtout la femme et l’homme porteurs, sur leurs terres, de l’expérience multiculturelle la plus riche, de leur immense jeunesse, de leur amour du travail, de leur solidarité originelle, d’un patrimoine ancestral marqué par l’éthique et par le respect absolu d’une nature à la fois mère et compagne.

De quoi manquons-nous ? De beaucoup de choses, et de peu de choses.

Il nous manque la capacité de bien gérer ces ressources pour consolider nos économies et nos sociétés ; il nous manque la volonté de retirer nos richesses du grand bazar de la futilité et de les exposer telles qu’elles sont, sur le marché des produits les plus estimés et les mieux cotés, par une action de transformation intelligente et systématique qui soit la source de richesses et de dignité.

Chers Présidents,

Chers vous tous,

Je rappelais cet après-midi qu’il y a quelques années je suis venu à Porto Alegre en autocar pour participer à un Forum social mondial, et je disais que rien n’a changé dans ma façon de voir le monde, que je circule en autocar ou en avion.

C’est pourquoi je veux profiter de cette réunion pour exhorter les dirigeants de la planète à prendre immédiatement des mesures afin d’éviter de répéter les funestes actions de destruction menées par l’homme, par exemple au Moyen-Orient, ces dernières années.

Comment croire que, à une époque où l’être humain affiche une intelligence technologique prodigieuse, notre espèce trouve l’occasion, de la place et des ressources pour faire montre de la plus grande cruauté dans ses menées dévastatrices ?

Comment peut-on encore parler de civilisation quand certains s’enorgueillissent devant les photos d’enfants palestiniens déchiquetés par des bombes d’une précision diabolique ?

Nous saluons les initiatives de retour de la dignité prises par le nouveau gouvernement des États-Unis, comme c’est le cas pour le centre de détention de Guantánamo. C’est peut-être un premier pas vers la libération de cette zone si chère à l’affection et à la culture cubaines. Nous devons exiger avec la plus grande fermeté un monde juste et dépourvu d’hégémonies qui excluent et humilient.

Nous exprimons notre solidarité avec ceux qui subissent, là et partout ailleurs, la terreur de la mort sans motif ni raison.

On dit que pour naviguer sur l’Amazone, une seule chose est nécessaire : la patience.

Permettez moi de rappeler aux camarades du Forum social qui partagent depuis des années l’espoir d’un « autre monde possible » que pour bâtir ce monde, nous avons besoin d’une chose : de l’« impatience ».

Principalement parce que nous ne devons pas céder d’un pouce au découragement, parce que, jour après jour, au petit matin, on viendra nous dire qu’il est impossible de changer le monde, ou qu’il n’y a pas d’alternatives.

Le changement est déjà là, mais ce n’est pas encore suffisant.

Nous sommes à mi-chemin entre le monde nouveau, féru d’équité et de justice sociale, et l’enfoncement dans la crise capitaliste, avec la destruction et la déprédation qu’elle charrie.

J’exhorte les participants au forum à tenir fermement le cap, à s’accrocher au gouvernail de l’espoir, à ne jamais le lâcher, parce que ce monde injuste et moribond continuera de dispenser ses coups encore quelque temps.

Pour terminer, je citerai Geraldo Vandré [5] qui, invoquant l’histoire et l’héritage des chants engagés d’Amérique latine, nous demande de continuer à « marcher et chanter ».

Avec la conviction qui est la nôtre, forts de notre histoire !

Marcher et chanter, comme dit la chanson, apprendre une nouvelle leçon et l’enseigner !

Bonsoir. Merci, monsieur le Président Lula, pour votre hospitalité, et bravo au Forum social mondial de Belém !

Quittons-nous en rappelant à toutes et à tous que si l’Amérique réussit à s’unir, à prendre conscience de son potentiel, la prophétie guaraní de l’yvy marane’y, et de la terre sans mal, deviendra réalité parmi nous.

Comme toujours, nous devrons faire tomber de vieux murs… et travailler à un autre monde possible !


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3044.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Mercosur Noticias, 30 janvier 2009.

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[1Capitale du Paraguay.

[2Maçon.

[3Au Brésil.

[4Lula.

[5Chanteur et compositeur brésilien.

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