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DIAL 3136

ÉQUATEUR - Monseigneur Léonidas Proaño

Nidia Arrobo Rodas

vendredi 31 décembre 2010, mis en ligne par Dial

Au cours de l’année qui vient juste de s’achever a été célébré le centenaire de la naissance de Mgr Léonidas Proaño, né en 1910 et décédé en 1988. Il fut évêque de Riobamba en Équateur de 1954 à 1985. Assez peu connu en France, il est l’une des très grandes figures de l’épiscopat latino-américain dans la seconde moitié du siècle dernier. Il prit courageusement position en faveur des Indiens et se heurta aux grands propriétaires terriens comme au pouvoir politique. Il décida de distribuer aux pauvres les terres dont l’Église était propriétaire. Il chercha à rénover profondément l’Église grâce à une pastorale responsabilisante, épousant le mouvement des communautés ecclésiales de base et soutenant la théologie de la libération. Il dut subir les difficultés suscitées par le courant le plus conservateur de l’Église romaine. Mgr Léonidas Proaño reste très vivant aujourd’hui dans la mémoire des Indiens avec qui il a travaillé. L’Assemblée nationale constituante d’Équateur l’a déclaré en 2008 « Personnalité symbole national et exemple permanent pour toutes les générations ». Le texte ci-dessous est une conférence donnée par Nidia Arrobo Rodas, présidente de la Fondation Pueblo Indio del Ecuador (« Peuple indien de l’Équateur »), au XXXe Congrès des théologiens de Madrid, le 8 septembre 2010.


Madrid, 8 septembre 2010.

« Je suis la voix qui crie dans le désert. »

« Vous êtes tous en état de péché mortel et en lui vous vivez et mourez, en raison de la cruauté et tyrannie dont vous usez à l’égard de ces gens innocents. Dites, de quel droit et avec quelle justice tenez-vous ces indiens en une servitude si cruelle et horrible ? Sous quelle autorité avez-vous fait de si détestables guerres à ces gens qui vivaient sur leurs terres, doux et pacifiques, où vous les avez fait périr en nombre incalculable par une mort et des massacres inouïs ? Comment les gardez-vous si opprimés et maltraités, sans leur donner à manger ni soigner leurs maladies qui découlent des travaux excessifs que vous leur imposez, et qui meurent, ou plus exactement que vous tuez, pour extraire et acquérir de l’or chaque jour ? Et vous souciez-vous de chercher qui les instruirait de la religion pour qu’ils connaissent leur Dieu et Créateur… ?

Ne sont-ils pas des hommes ? Ne sont-ils pas doués de raison ? N’êtes-vous pas obligés de les aimer comme vous-mêmes ? Ne comprenez-vous pas cela ? Ne le sentez-vous pas ? Comment êtes-vous à ce point endormis dans un sommeil si léthargique ? Soyez certains que, dans l’état où vous êtes, vous n’aurez pas le salut éternel… »

Ceci est un extrait du sermon de Frère Antonio Montesinos, prononcé un dimanche d’Avent de 1511. C’est ainsi qu’ont débuté presque cinq siècles de domination subie par l’Amérique latine et c’est ainsi que nous arrivons à une situation subie par les Indiens jusqu’au dernier tiers du XXème siècle.

Leonardo Boff [1] soutient que, durant la colonisation, le trône et l’autel, le colonisateur et le missionnaire, ont assumé un projet unique et ont établi le nouvel ordre politique et religieux. Ce qui a régné, c’était l’évangile du pouvoir et non le pouvoir de l’évangile. La stratégie d’évangélisation à partir d’une position de pouvoir a prévalu durant des siècles et prévaut encore au Vatican et, dans une certaine mesure, aussi dans les autres grandes églises historiques. Il s’agit d’une vision impériale de la mission, car l’objectif consiste à incorporer les nouveaux chrétiens à l’histoire des chrétiens des pays centraux, où a pénétré en premier le christianisme.

Contexte

Mgr Léonidas Proaño est arrivé comme archevêque dans une province du Chimborazo féodal, raciste, à la mentalité médiévale. Les classes sociales et les rôles, très bien établis dans la colonie d’abord, puis dans la structuration de la république, se sont maintenus intacts : les propriétaires terriens étaient les « patrons » et les Indiens « les serfs de la glèbe ».

Ce fut l’expression d’un système de domination qui débuta avec la conquête, se consolida avec l’enseignement religieux et se figea avec la colonisation.

En Équateur, le processus fut spécial. D’après Comblin [2], une fois l’indépendance obtenue, vers le milieu du XIXe siècle, l’Église se « romanisa » en opposition à la modernité. « L’épiscopat fut changé en y plaçant des personnes combatives qui concentrèrent un fort pouvoir conservateur, ce qui provoqua une forte réaction libérale qui se transforma ensuite en une forte réaction conservatrice ».

Les secteurs dominants de l’Équateur ont traditionnellement été très conservateurs et nullement attachés à la modernité. En 1963, un processus impulsé par les États-Unis pour modifier les relations, très attardées, avec les ouvriers agricoles, avorta sous la pression du secteur des propriétaires terriens. Un peu plus tard, en 1968, fut promulguée la première loi d’abolition du travail précaire dans l’agriculture, lequel permettait de maintenir l’Indien attaché à la propriété agricole pour toute sa vie, afin d’avoir une main-d’œuvre gratuite.

C’est dans ce contexte qu’apparut la figure de Mgr Proaño et il devint rapidement un signe de contradiction : il allait à l’encontre d’un siècle antimodernité.

Fidèle à la méthode « Voir, juger et agir » et pour définir ce que serait son action pastorale, il commença par le Voir : en parcourant son diocèse, il constata, comme problème principal, que les terres étaient très mal réparties et que l’Église apparaissait riche de par les terres qu’elle possédait et louait, pour des sommes dérisoires, aux propriétaires terriens.

« La population du diocèse de Riobamba était aux deux tiers composée d’Indiens. J’ai découvert que leur situation était déplorable à tous points de vue : économique, social, éducatif, politique, religieux. Ils vivaient dans la misère la plus complète ; ils étaient victimes du mépris de tout le monde ; à peine 8% étaient passés par l’école jusqu’au deuxième ou troisième niveau ; parce qu’analphabètes, ils n’étaient pas reconnus par la Loi comme citoyens ; ils se trouvaient terriblement marginalisés par la société y compris par l’Église. Les droits fondamentaux de ce peuple étaient cruellement et en permanence foulés aux pieds. »

Ce fut alors que s’imposa à son esprit la nécessité d’agir en unissant foi et politique. « Il faut cheminer sur ses deux pieds : un pied dans la foi et l’autre dans la politique, un pied dans l’évangile et l’autre dans les organisations populaires ». Avec ces prémices, il commença à préparer son Plan pastoral, incluant dans le processus les Indiens eux-mêmes.

Le « juger » devait l’amener à définir les lignes directrices de son action, en établissant « une comparaison entre ce qui est et ce qui doit être, entre cette réalité et le Plan de Dieu » [3], ce qui implique une attitude de vie ancrée dans une foi profonde et riche, afin de percevoir le Plan de Dieu et ce qui doit être.

Pour affronter la réalité, il eut à résoudre le problème de l’« agir » : « …j’ai commencé à chercher des voies pour répondre aux grands problèmes des gens, en particulier des paysans ». En 1954, on ne reconnaissait pas encore l’identité des peuples indiens et on les appelait paysans du fait qu’ils vivaient à la campagne et, du côté des pouvoirs, avec le désir de les assimiler à d’autres groupes humains qui vivaient et vivent encore à la campagne. Puisque leur identité n’était pas reconnue, leur culture n’était pas non plus tenue en estime, ni leurs valeurs acceptées, encore moins leurs droits historiques, surtout le droit à la terre. Monseigneur découvrira, peu à peu, que ces paysans-là sont les héritiers des peuples indiens, premiers à peupler notre continent, sujets de droits ancestraux.

Que faire face à la réalité ?

La réalité des Indiens du Chimborazo dépasse toute possibilité rationnelle de compréhension. Mgr Proaño a défini le problème de l’Indien comme « complexe et formidable » et, selon ses affirmations, »je ne sais pas comment faire, et je ne veux pas non plus apporter des solutions partielles ». En effet, dès le début, il a clairement perçu que le problème ne serait pas réglé par des solutions partielles, ni par une action pastorale isolée du Diocèse de Riobamba, surtout qu’il courait le risque d’en rester à une action d’assistanat.

C’est pourquoi, aussitôt nommé évêque, il avait décidé de s’écarter radicalement du fonctionnement « constantinien » de l’Église, qui, en Amérique latine, se fondait sur le cléricalisme, sur la connivence avec le pouvoir, et donnait la priorité au temple, au sacramentalisme, à l’enseignement de la doctrine et au prosélytisme… plutôt qu’à la recherche du Royaume de Dieu et sa justice. Pour contrôler cet état de choses, le pouvoir apparut sous la forme d’un triangle : le curé, le propriétaire terrien et le représentant du pouvoir politique (le représentant de l’État).

Monseigneur Léonidas Proaño participa au Concile Vatican II et il y apporta sa contribution, basée sur son expérience de travail au Chimborazo, avec ses intuitions et réflexions théologico-pastorales qui furent les clés des postulats de la nouvelle Église latino-américaine à venir.

La force transformatrice que la nouvelle Église reçut avec le Concile Vatican II donna une impulsion décisive à l’engagement de Mgr Proaño pour transformer l’Église de Riobamba et contribuer à la rénovation de l’Église latino-américaine. « J’ai compris que l’Église devait subir une transformation radicale, que nous les évêques devions faire de grands efforts pour transformer une Église de structure pyramidale en une Église communautaire. J’ai compris que nous les prêtres avions été les accapareurs de tous les charismes dans l’Église, que nous étions devenus, non pas des serviteurs, mais des dominateurs du peuple et que les laïcs étaient appelés à jouer un rôle prépondérant. »

Son action pastorale se développa à trois niveaux en étroite relation entre eux : la conscientisation, l’évangélisation et la politique [4]. Pour cela, il créa des équipes de réflexion, de mission, d’évangélisation, de pastorale, etc., composées de prêtres, de religieux et surtout de laïcs.

L’Église de Riobamba commença à cheminer, guidée par le Plan pastoral, élaboré avec la participation active de ceux qui furent membres de l’équipe. Cela fit partie de ses convictions les plus profondes et il le coucha par écrit dans le rapport qu’il avait présenté lors de la réunion du CELAM à Medellín : « … dans l’authentique Église du Christ, nous sommes tous appelés à être actifs, tous serviteurs, tous constructeurs, depuis l’instant et par le fait que nous avons reçu le baptême ».

Les objectifs de ce plan furent :

1.- Travailler à l’édification de l’Église, à partir des pauvres et avec les pauvres, pour que celle-ci soit communauté, Peuple de Dieu, signe expressif du Royaume.

2.- Contribuer de toutes ses forces à la construction d’une société nouvelle qui soit l’anticipation du Royaume de Dieu sur la terre.

Tout ce processus fut traversé par des actions et des propositions créatives et prophétiques comme la création d’équipes pastorales composées de missionnaires paysans, d’animateurs de communautés, de catéchistes ou d’éducateurs dans la foi, de femmes indiennes missionnaires ; comme la constitution de l’équipe missionnaire itinérante, les communautés ecclésiales de base ; comme la création du Foyer Sainte-Croix qui devint vite le centre où fut promue la discussion touchant les thèses transformatrices et qui nourrit le dialogue entre les secteurs engagés dans la transformation de la réalité, tant en Équateur qu’en Amérique latine.

Il constitua l’équipe de coordination pastorale et définit une « nouvelle manière » d’être évêque, un nouveau style de formation sacerdotale et une nouvelle réflexion sur la façon d’être et de faire l’Église.

Il créa l’Institut de pastorale diocésaine qui, orienté par des théologiens latino-américains, prit en charge l’organisation de cours pour les agents de pastorale, ainsi que le Centre de formation théologique afin de compléter la formation pastorale des jeunes aspirants au sacerdoce, avant de décider de leur ordination au service du diocèse.

De cette manière, il prépara les ressources nécessaires pour affronter les deux images qui prévalent depuis cette époque dans l’Église latino-américaine : l’Église conservatrice et l’Église modernisée, pour faire place à l’Église du Peuple de Dieu en marche, qui est celle qui a été vécue à Riobamba.

Parallèlement à cela, il travailla au processus latino-américain, pour impulser les changements substantiels dans l’Église. Sa participation à la réunion du CELAM à Medellín en septembre 1968 fut décisive et permit de concrétiser et de mettre en « version latino-américaine » l’impulsion rénovatrice du Concile Vatican II.

La décennie des années 60 fut celle de l’effervescence révolutionnaire en Amérique latine. La révolution cubaine avait eu lieu ; Camilo Torres, prêtre guérillero, était mort au combat et le Che, sur ordre de la CIA, avait été assassiné en Bolivie.

Le processus de libération latino-américain en était là quand se produisit la seconde Conférence générale de l’Épiscopat à Medellín et son impact sur ce processus fut énorme. On partit d’une reconnaissance de la réalité, en déclarant que sur le continent la situation était très douloureuse en raison de la présence de multiples fléaux : analphabétisme, ignorance, pauvreté, misère, faim, maladies, injustices, domination et esclavage.

La Conférence de Medellín, dans son Message aux peuples d’Amérique latine, déclara, entre autres choses :

« En tant que chrétiens, nous croyons que cette étape historique de l’Amérique latine est liée intimement à l’histoire du salut.

En tant que Pasteurs, nous voulons nous engager dans la vie de tous nos peuples qui recherchent anxieusement des solutions adéquates à leurs multiples problèmes.

Nous croyons que nous sommes dans une nouvelle ère historique. Celle-ci exige la clarté pour voir, la lucidité pour diagnostiquer et la solidarité pour agir.

À la lumière de la foi que nous professons comme croyants, nous nous sommes efforcés de découvrir le plan de Dieu dans les “signes de notre temps”. Nous interprétons les aspirations et les clameurs de l’Amérique latine comme des signes qui révèlent l’orientation de ce plan.

Notre contribution ne prétend pas rivaliser avec les essais de solution d’autres organismes nationaux, latino-américains et mondiaux, encore moins les rejetons-nous ou les ignorons-nous. Notre but est de soutenir les efforts, accélérer les réalisations, approfondir leur contenu, pénétrer tout le processus de changement avec les valeurs évangéliques.

Nous voudrions offrir la collaboration des chrétiens, poussés par leurs responsabilités baptismales et la gravité du moment. De nous tous dépend de mettre en évidence la force de l’Évangile, qui est le pouvoir de Dieu.

Nous n’avons pas de solutions techniques ni de remèdes infaillibles. Nous voulons sentir les problèmes, percevoir leurs exigences, partager les angoisses, découvrir les chemins et collaborer aux solutions. »

Pour le développement des actions rénovatrices de l’Église, en 1969, le CELAM (Conseil épiscopal latino-américain) a élu Mgr Proaño président du Département de Pastorale d’ensemble et à ce titre il organisa l’Institut itinérant de pastorale pour l’Amérique latine (IPLA) dont les fruits se répandirent d’un bout à l’autre du continent.

L’Amérique latine vécut par la suite une étape d’effervescence, durant laquelle les mouvements sociaux proliférèrent. On a dit que c’était le continent de l’espérance. Mais la réponse du pouvoir et de l’Empire fut brutale. La politique internationale de Nixon et de son secrétaire d’État Henry Kissinger, si elle se consacrait spécialement à l’Asie, ne négligea pas pour autant l’Amérique latine. Les voies démocratiques vers le socialisme se soldèrent par d’ignominieuses dictatures militaires dans le Cône Sud, et en Amérique centrale la répression s’accentua, au Nicaragua, en El Salvador, au Guatemala, pour arrêter la lutte interne. L’esprit de solidarité de Mgr Proaño s’exprima aussi envers les peuples latino-américains en lutte par la création du Front de solidarité du Chimborazo, par lequel il articula tout un travail solidaire, engagé, et de soutien à leurs causes légitimes.

Avec cette même vocation ecclésiale et internationaliste, il se solidarisa au niveau ecclésial avec Mgr Romero avec lequel il travailla à Puebla. Il ouvrit les portes de son diocèse pour que plusieurs prêtres et agents pastoraux salvadoriens menacés de mort puissent trouver refuge, continuer leur formation et participer aux actions pastorales.

Après l’assassinat de Mgr Romero, avec l’évêque Sergio Méndez Arceo, patriarche de la solidarité, il fonda le SICSAL, entité solidaire avec les peuples en lutte. Ses bases principales, les Comités Mgr Romero, se sont répandus sur tous les continents jusqu’à toucher aujourd’hui le Japon et l’Australie.

Comme je l’ai déjà signalé, son action pastorale s’est développée dans une société conservatrice, avec une classe de propriétaires terriens attardée qui repoussait la modernité. Des relations féodales se maintenaient encore à la campagne et peu de temps auparavant, lors de l’achat-vente des domaines agricoles, on y incluait le bétail et les Indiens. Donc travailler, avec les objectifs qui étaient les siens, dans la décennie des années 70, fut source de nombreux conflits.

« “L’Église de Riobamba était propriétaire d’étendues de terres considérables, comme héritière de systèmes postcoloniaux. C’était une honte. Mais c’était la réalité” [5]. Mgr. Proaño, une fois dans son Diocèse, se défit de toutes ses propriétés et purifia ainsi le visage d’une Église, souillé depuis des siècles par son image de grand propriétaire de terres dont elle avait dépouillées les propriétaires légitimes

Et ainsi, le visage pur, il put se mettre aux côtés des plus pauvres parmi les pauvres dans leur juste lutte pour revendiquer leur droit à la terre. » [6]

La remise des terres provoqua un grand scandale. Dans la conception des classes dominantes, la propriété privée était presque un droit sacré (voulu par Dieu) et l’attaquer, c’était détruire la morale et saper les fondements de la société. « Seul un athée peut demander qu’on détruise la base de la société, de la religion et de l’Église » [7] dénonçaient-elles avec fracas.

Pour appuyer son travail pastoral, il créa les Écoles radiophoniques populaires, pour alphabétiser et conscientiser les Indiens, car, disait-il, « il est fondamental d’éduquer le peuple, il est indispensable que cette éducation ne continue pas à être une domestication, mais qu’elle soit une promotion de l’homme dans toutes ses capacités ».

Ce fut inévitable. Les problèmes de terres ne tardèrent pas à apparaître dans le diocèse. Les propriétaires terriens furent protégés inconditionnellement par le pouvoir et défendus par les forces « de l’ordre ». L’État réprima avec l’armée et la police la lutte des paysans pour la terre. Dans la seule année 1974 furent assassinés plusieurs Indiens, parmi eux les dirigeants Cristobal Pajuña, le 18 mai 1974, et Lázaro Condo dans l’hacienda de Toctezinin, le 25 septembre 1974.

C’est ainsi que le travail de Mgr Proaño passa inévitablement du champ pastoral au terrain de la politique et l’État ne put le tolérer quand il défia ses propres structures.

La réplique de l’État fut à son comble quand, le 12 août 1976, la dictature militaire de l’époque fit irruption dans le Foyer Sainte-Croix, alors que se tenait une réunion pour réaliser un échange d’expériences pastorales, un essai de diagnostic de la situation en Amérique latine et rechercher des projections pastorales. Les 55 assistants – dont les 17 évêques – furent conduits en cars de police vers la ville de Quito et les étrangers immédiatement expulsés de l’Équateur. Ce ne fut pas là une action isolée de la dictature. Peu de temps après on apprendrait comment manœuvrèrent la CIA et l’Empire pour « veiller » à ce que son arrière-cour ne se rebelle pas. C’était le temps où Henry Kissinger, comme secrétaire d’État, dirigeait la politique étrangère et s’occupait personnellement des relations avec l’Amérique latine.

Parallèlement à cela, se déchaîna un processus d’involution au sein même de l’Église. Medellín suscita une opposition très forte que Paul VI ne sut pas contrôler. La Curie décida d’éteindre l’esprit de Medellín et elle choisit Alfonso López Trujillo pour réaliser son projet. « Alfonso López fut fait évêque, secrétaire de l’épiscopat colombien et secrétaire général du CELAM par volonté de la Curie. À partir du CELAM, Alfonso López fit tout ce qu’il put pour détruire Medellín. Il n’y parvint pas à Puebla, mais, avec l’aide de la Curie romaine, il parvint à créer en Amérique latine un nouvel épiscopat, radicalement indifférent à Medellín. Alfonso López fut fait président du CELAM et ensuite cardinal. La génération de Medellín fut remplacée par des évêques totalement différents. » [8]

On n’attaqua pas seulement les leaders du mouvement, mais aussi les communautés ecclésiales de base, surtout de la part du nouveau CELAM dirigé par López Trujillo. Elles furent dénoncées comme étant une Église parallèle (accusation assumée par le Pape Jean-Paul II à Puebla et ensuite), des communautés marxistes qui favorisaient la prise de pouvoir du marxisme dans l’Église d’Amérique latine. Tout cela coïncida avec l’apparition des dictatures les plus féroces et sanguinaires de l’Amérique latine, spécialement dans le Cône Sud. Autrement dit, un plan intégral qui a cherché à désarticuler tout ce qui avait été réalisé jusqu’alors.

Sous l’accusation « qu’il était en train de détruire l’Église », le CELAM ferma l’IPLA pour éviter de briser les symboles de l’église traditionnelle, église institution qui fut membre et instrument des secteurs dominants – l’oligarchie agro-exportatrice et le pouvoir des grands propriétaires terriens – et elle défendit en tant que telle « leurs intérêts » généraux et participa à leurs luttes de pouvoir.

Ce fut le début de la « vie en solitude » de Mgr Proaño au sein de la Conférence épiscopale équatorienne et du CELAM. Mais ce ne fut pas non plus une période tranquille. Les secteurs du pouvoir politique et de l’Église tramèrent de fausses accusations, moyennant quoi il fut toujours suspect à Rome, accusé d’être un homme politique et subversif. La Curie romaine instruisit contre lui plusieurs dossiers qui donnèrent lieu à la « visite apostolique » pour obtenir son départ. Ils ne purent jamais rien prouver à son encontre car son œuvre d’évangélisation et sa lutte pour la justice constituaient un soutien puissant et indéniable.

« Je rêve de la possibilité d’une société nouvelle » clamait l’évêque rouge, nominé candidat au Prix Nobel de la Paix. À la fin de ses jours, il reçut en Équateur et à l’étranger de nombreux doctorats honoris causa. Lui, comme je l’ai déjà dit, conçut son plan pastoral comme l’interaction simultanée de la foi et de la politique. Pour la construction de la société nouvelle – tâche qui nous incombe, disait-il – nous réclamons que la formation des dirigeants en fasse des êtres nouveaux, engagés, organisés et mobilisés. Il considéra qu’il était urgent de renforcer les organisations là où elles existaient et d’en créer là où elles n’existaient pas. Avec la conviction que « seul le peuple sauve le peuple », il promut et guida la constitution d’Ecuarunari, organisation régionale à la tête des peuples Kichwa de l’Équateur, du MICH, le Mouvement indien du Chimborazo, et de la Confédération des nationalités indiennes de l’Équateur (CONAIE) qui eut une longue trajectoire nationale et latino-américaine.

Dans ses dernières années, il orienta sa lutte vers la création d’un état plurinational nécessaire pour atteindre l’autodétermination des peuples indiens, la garantie de leurs droits historiques et la sauvegarde de leurs valeurs millénaires, considérées comme un trésor capable de libérer du capitalisme non seulement l’Équateur mais la planète entière. Quand le cancer progressait dans son corps il se sacrifia à deux grandes causes : la libération des peuples indiens avec tous leurs droits et pour que l’Église soit fidèle à Jésus-Christ et à l’Évangile.

« Tu t’en vas mais il reste les arbres que tu as semés »

C’est ce que dit le vers de son poème prophétique, écrit avant de démissionner de l’évêché de Riobamba pour cause de limite d’âge. À cette étape de sa vie, Mgr Proaño commença à se sentir envahi par une profonde tristesse, mais à la fois par une solide espérance. Lors d’une réunion d’adieu avec des dirigeants indiens, il leur demanda : Que se passerait-il si l’évêque de Riobamba n’était plus parmi vous ? L’un d’eux répondit : « il ne se passerait rien, taitiku » [9].Pourquoi ? reprit Monseigneur ; « parce que pour cela, nous, nous restons », fut la réponse qui tranquillisa l’ami.

« Pour cela, nous, nous restons » et c’est vrai, car tout au long de ces vingt-deux ans de présence lumineuse depuis la demeure de Dieu notre Père, Mgr Proaño continue d’être le référent des luttes revendicatives des défenseurs des droits humains ; le référent des acteurs sociaux, écologistes, chrétiens et chrétiennes de communautés ecclésiales de base ; celui d’artistes, de femmes, de jeunes, d’adultes d’âge mûr ; celui d’enfants et d’adolescents qui vont vers un autre monde possible ; mais surtout le référent des organisations et mouvements sociaux et indiens avec qui nous avançons sur le chemin de la libération.

Comme Moïse, Mgr Proaño accompagna son peuple à la conquête de la « Terre promise » qu’il observa seulement au loin… Le premier grand soulèvement indien d’Abya Yala de 1990 – qui ébranla jusqu’aux bases constitutives de l’État équatorien – se produisit deux ans après son départ. Des gens ne manquèrent pas d’affirmer que ce soulèvement pacifique, qui paralysa le pays durant dix jours, fut le résultat du travail de l’évêque des Indiens qui forma une génération « d’Indiens rebelles ».

La décennie 90 en Équateur a été grosse de mobilisations, soulèvements, conflits ; mais aussi de propositions et de conquêtes indiennes telles la création de l’Éducation interculturelle bilingue, la légitimation de terres et territoires, la ratification de la Convention 169 de l’OIT, l’inclusion des droits des peuples indiens dans la Constitution, et, dans cette décennie, nous avons obtenu que dans la Constitution soient inclus : la déclaration de l’Équateur comme État plurinational, le Sumak Kawsay [10] comme axe transversal, les droits de la Pachamama [11], l’eau comme droit humain, et que soient approfondis les droits collectifs des peuples indiens.

« Le rêveur s’en est allé mais son rêve demeure » dit Agustín Bravo, son fidèle vicaire. À partir de la Fondation Pueblo Indio del Ecuador, créée par Mgr Proaño, nous avançons d’un pas ferme sur ses traces, fidèles aux enseignements de l’Évangile, unis aux Indiens de l’Équateur dans leurs luttes pour revendiquer leurs droits en tant que peuples, dans la construction de l’état plurinational encore à ses débuts et la recherche de l’éclosion d’une Église indienne, rêve ultime du prophète, possibilité aujourd’hui plus que jamais menacée par une institution ecclésiale qui n’a jamais voulu comprendre Mgr Proaño, ni ses options, ni son engagement. En résumé, nous sommes engagés dans l’exécution du Plan national de pastorale indienne établi par Mgr Proaño avec les peuples indiens, et qui figure dans la charge testamentaire léguée à notre entité.

Nous continuons, pour empêcher l’oubli de sa mémoire. Nous essayons de maintenir l’actualité de son message par la publication de ses écrits et la réalisation de rencontres et d’ateliers nationaux et latino-américains. Au cours de l’année écoulée, pour commémorer le centenaire de sa naissance, nous avons présenté la cantate scénique Puka Runa : la révolution du poncho qui, grâce à la présence des meilleurs talents nationaux et une combinaison exceptionnelle de musique, danse, art et poésie, montre les grandes lignes de sa vie et présente son message libérateur.

Elle nous presse la réalité actuelle des peuples indiens en ces temps de globalisation néolibérale, et nous bousculent la réalité de notre planète bleue face au changement climatique, le modèle capitaliste, consumériste et déprédateur, l’avidité des multinationales et nous faisons nôtre l’appel prophétique du « taita » [12] : « Nous devons agir avant qu’il ne soit trop tard, avant que l’ambition et la cupidité d’un petit nombre transforment notre planète terre en une lune morte, en un cimetière dans l’espace ».

Jusqu’à la fin de son travail pastoral, Mgr Proaño resta fidèle à la théologie de la libération :

 L’Évangile n’est pas que l’annonce du ciel, c’est aussi l’annonce d’une transformation de la vie ici, sur Terre.
 Les Béatitudes ne sont pas l’annonce d’une récompense dans la vie future pour que les hommes acceptent leur état d’oppression, ce qu’elles annoncent c’est un changement, la conversion.

Et il ouvrit des chemins pour l’avancée de la théologie indienne et la compréhension du pluralisme religieux.

Les signes qu’il a annoncés furent ceux d’une transformation qui ne se ferait pas par des miracles, mais par l’action de l’Esprit Saint qui habite chez les pauvres.

Son travail a porté ses fruits. Les relations féodales dans la campagne équatorienne ont changé, les Indiens se sont libérés d’une situation d’opprobre, ils se sont organisés, ils font des propositions et se mobilisent. Aujourd’hui ils ont obtenu une présence dans la vie nationale comme force politique et sociale incontestable.

Il avait bien raison l’Indien qui s’est approché de la voiture, au milieu de la caravane, dans laquelle Mgr Proaño entrait à Riobamba dont il venait d’être nommé évêque, et lui a dit : « Te voilà enfin taita amitu » [13]. En effet quand il est arrivé, plus de 450 ans s’étaient écoulés.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3136.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Site du jubilé de Monseigner Proaño (envois 128, 129 et 130), 11-25 octobre 2010.

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[1Leonardo Boff, Virtudes para otro mundo posible II : convivencia, respeto y tolerancia (en français : Vertus pour un autre monde possible II : convivialité, respect et tolérance ), Santander, Ed. Salterra. collection « El Pozo de Siquem », 2007.

[2José Comblin, « La Iglesia de los pobres en América latina », rapport fait à la rencontre « Église des pauvres », oct. 2006.

[3Léonidas Proaño, Creo en el hombre y en la comunidad (en français : je crois en l’homme et en la communauté).

[4C’est le titre qu’il donne à l’un de ses livres dans lequel il développe sa méthodologie de travail dans les couches populaires.

[5Mgr Léonidas Proaño, « La Iglesia de Riobamba y los derechos humanos » (« L’Église de Riobamba et les droits humains »), discours prononcé à la Fondation Bruno Kreisky – Autriche. Ce texte a été rédigé à Pucahuaico, le 1er juillet 1968. Dans 500 ans de marginalisation indienne.

[6José Comblin, op.cit.

[7José Comblin, op.cit.

[8José Comblin, « 50 ans d’animation des communautés d’Amérique latine », entrevue réalisée par Antonio Duato, rédacteur d’Iglesia Viva (« Église vivante »).

[9« Taita », « taitiku », « taita amitu », formules indiennes qui indiquent le respect et la reconnaissance (« taita Dios » disent souvent les Indiens). Elles indiquent aussi la crainte quand les Indiens s’adressent au « patron », au chef blanc ou métis – NDT.

[10En langue quechua, c’est le « vivre en harmonie », le « vivre bien » – NDT.

[11La Terre-mère – NDT.

[12Voir note antérieure.

[13Voir note antérieure.

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