Accueil > Français > Amérique latine et Caraïbes > BRÉSIL - Lula, chronique d’une victoire assurée

BRÉSIL - Lula, chronique d’une victoire assurée

J-Y Martin, Alter-Géo

jeudi 14 septembre 2006, mis en ligne par Dial

Pour sa cinquième candidature Lula réussit, fin 2006, un retour en force, après une année sombre de scandales et d’échecs politiques. Il est largement donné gagnant par les sondages, dès le premier tour, à plus de 50%, contre moins de 25% pour son adversaire de droite. Cette belle remontée combine néanmoins paradoxes et ambiguités. S’il fait presque le plein des voix populaires de gauche, il séduit également une partie du centre droit. Son charisme de tribun a gardé tout son impact. Mais il flirte volontiers avec le populisme, voire la démagogie. Quant au programme de la coalition qui le soutient, il ratisse large, mais sans fixer d’objectifs chiffrés trop contraignants pour un très probable second mandat.

Le champion toutes catégories des sondages

L’élection présidentielle brésilienne d’octobre 2006 vient d’aborder sa phase finale avec l’ouverture de la campagne radio-télévisée officielle.
L’ancien syndicaliste (CUT) Luiz Inacio Lula da Silva (PT+PRB+PCdB), qui brigue un second mandat, semble bien parti pour gagner dès le 1er tour du 1er octobre. Selon les derniers sondages du mois d’août (IBOPE, DATAFOLHA), avec 47 à 49 % des intentions de vote, il l’emporterait largement : si on décompte les indécis ou les intentions de vote blanc, il rassemble près de 55% des intentions exprimées. Son principal adversaire, porteur des espoirs de la droite, Alckmin (coalition PSDB+PFL [1]), en panne, ne recueille que 24 à 25 % des intentions. Il compte sur la phase finale de la campagne pour arracher un improbable second tour le 29 octobre. Il n’y obtiendrait pourtant que 32% des voix et Lula l’emporterait alors avec 53% (61% en 2002). Le candidat "Toucan" considère pourtant qu’avec un second tour la campagne présidentielle repartirait alors de zéro et qu’il aurait ainsi une chance de l’emporter sur Lula. Mais, dans son propre camp, ses alliés du PFL le pressent de faire dès le 1er tourune campagne plus active.

Les candidat(e)s, les Partis, les Coalitions :

 Cristovam Buarque, PDT

 Geraldo Alckmin, PSDB, PSDB/PFL

 Heloísa Helena, PSOL, PSTU/PCB/PSOL

 José Maria Eymael, PSDC

 Luciano Bivar, PSL

 Luiz Inácio Lula da Silva, PT, PT/PRB/PC do B

 Rui Costa Pimenta, PCO

Evolution des intentions de votes

Parmi les autres candidats, laminés à moins de 1% par cette bipolarisation politico-médiatique - à “l’américaine” ou à la “française”, comme on voudra - seule celle du jeune Parti Socialisme et Liberté (PSOL), la sénatrice Heloísa Helena (Alagoas), effectue une remarquable percée. Elle est passée de 6 à 11-12 % des intentions de votes. Dissidente de gauche du parti présidentiel, dont elle a été exclue en 2003, elle mène tambour battant une campagne incisive [2]. Elle dénonce avec véhémence les abandons et reculs du gouvernement et accuse Lula "d’user de la machine administrative avec cynisme". La plate forme de sa campagne est un "Manifeste du Front de Gauche" (PSOL-PSTU-PCB [3]), cosigné avec César Benjamin, "Pour une alternative pour le Brésil, contre les banquiers, l’impérialisme et les politiciens corrompus".

Heloísa Helena

De fait, une quarantaine de personnalités, parmi lesquelles l’ancien bras droit du président Lula, José Dirceu, et de hauts responsables du PT, sont depuis avril dernier sous le coup d’une demande d’inculpation du ministère public. Ils sont accusés d’avoir mis en place dès 2002 une "organisation criminelle sophistiquée" de détournement de fonds publics pour "l’achat d’appuis politiques" au parlement en faveur du gouvernement ("mensalão"). Un nouveau scandale, dit des "sangsues", concernant l’achat d’ambulances et de matériels sanitaires surfacturés a abouti récemment à la mise en cause de 72 parlementaires, surtout des alliés du PT, menacés de destitution. Seuls deux ont démissionné, 67 seront traduits devant une "commission parlementaire d’éthique".

Lula, qui préférerait centrer sa campagne sur ses "succès", pourtant mitigés, en matière de stabilisation économique et de recul de la pauvreté [4], tente laborieusement de reprendre l’initiative. Mais il vient lui-même d’écoper d’une très lourde amende - dépassant le montant de son patrimoine personnel déclaré - pour propagande sur fonds d’Etat en dehors des délais de campagne. Il a fait appel.

Du charisme au populisme

Pour cette élection les nombreux mouvements sociaux qui ont porté Lula au pouvoir en 2002, hésitent aujourd’hui entre le soutien malgré tout et par défaut (CUT, la centrale syndicale), le refus de consigne explicite (MST, sans-terre déçus par l’insuffisance de la réforme agraire et la rigueur de la répression), voire l’appel au vote blanc (8% des intentions). Pourtant, la réélection de Lula ne fait guère de doute, car depuis quatre ans, avec sa politique pragmatique, il a eu l’opportunité de rassurer et les milieux d’affaires et les classes moyennes. Tout en restant très populaire auprès des plus pauvres, notamment dans le Nordeste , qui se reconnaissent toujours en lui, symbole de l’accession de l’un des leurs au pouvoir. Une sorte de "rêve américain" - "tu seras président, mon fils" - mais à la mode brésilienne.

Lula qui, d’une candidature à l’autre, poursuit activement son relookage médiatique [5], joue habilement de tous ces registres, dans un style volontiers populiste, à la limite de la démagogie. Il affirme ainsi, le 26 août à Campinas, devant des milliers de personnes, que pour gouverner le pays il faut "un peu d’intelligence", mais surtout "beaucoup de cœur". On ne peut "gouverner le pays avec des nombres", dit-il, car "le peuple ce n’est pas du nombre". Peut-être n’est-il pas "aussi intelligent que les ex-présidents", et n’a-t-il "pas lu autant de livres qu’eux". Mais il "doute qu’en les additionnant tous, ils comprenaient mieux l’âme du peuple brésilien que je la comprends. Personne ne connaît les problèmes du peuple plus que moi". Il demande par conséquent "l’aide du peuple pour le défendre des attaques de l’opposition", une posture victimaire qui semble bien devoir payer, à défaut d’un bilan plus objectif très convaincant.

Le programme de la coalition “Lula de nouveau, avec la force du peuple”, est un catalogue d’orientations générales d’une trentaine de pages. Après avoir stigmatisé une nouvelle fois le « double héritage » du gouvernement F.Henrique Cardoso, il n’oublie certes pas d’évoquer tous les domaines de l’action gouvernementale. Mais, comme les commentateurs brésiliens et la presse internationale (Financial Times, Los Angeles Times...) l’ont aussitôt souligné, à l’inverse de celui de 2002, il ne comporte quasiment plus d’objectifs quantitatifs chiffrés. C’est particulièrement vrai pour les créations d’emplois et les familles paysannes à installer par la réforme agraire. L’expérience du premier mandat conduit à ne pas prendre d’engagements qui pourraient s’avérer trop embarassants par la suite.

Ce document remplace l’esthétique "en rouge", caractéristique de la campagne de 2002, par l’accent mis sur les couleurs du drapeau brésilien et par un usage plus discret du sigle du PT en forme d’étoile. Le programme consacre d’abord de nombreuses pages à la critique du gouvernement précédent de F.H.Cardoso. « Le gouvernement Lula a reçu un double héritage négatif », et en 2002 « le pays souffrait des effets des politiques suivies par la coalition PSDB-PFL, qui freinaient la croissance ». Considérant que le pays avait depuis rattrapé en quatre ans « presque trois décennies perdues », le texte affirme que « le gouvernement Lula » a de la sorte fait accéder le Brésil à « une étape de développement soutenu », en indiquant qu’il « reviendra au second mandat d’avancer plus rapidement sur la voie de ce nouveau cycle de développement ».

Ce programme, cependant, ne donne guère de précisions en réponse à la question : comment accélérer le niveau de croissance économique ? Le coordinateur de ce programme, Marco Aurélio Garcia, précise presque aussitôt que plus de détails seront donnés par la suite dans des cahiers séparés portant sur des sujets spécifiques. Le ministre de la planification, Paulo Bernardo, déclare, quant à lui, qu’en cas de réélection, le gouvernement prendra des mesures qui ne sont pas prévues dans le programme présenté la veille. Ce qui en corrige ou en relativise singulièrement la portée.

Le charme discret des glissements progressifs vers la droite

Dans une récente biographie de Lula, l’Argentin Ceferino Reato affirme que « la principale avancée de Lula est sa propre présence à la présidence du Brésil ». Selon lui, « avec Lula au gouvernement, les pauvres ne se sentent plus politiquement marginalisés. Ils ne pensent plus que la politique c’est pour les autres et pas pour eux ».

Mais il souligne que sous le mandat Lula « les travailleurs ne sont pas allés au paradis » et que « les grands gagnants sont les banques et les exportateurs ». Il pense néanmoins qu’il sera réélu « grâce à son charisme, au programme “Bourse familiale” et parce qu’il a fini par naître au Brésil une alliance entre les riches et les pauvres qui votent Lula ». C’est sans aucun doute la raison pour laquelle l’évaluation du gouvernement renoue avec la hausse : l’indice de satisfaction "excellent/bon" remonte de 45 à 52% au cours des trois premières semaines d’août, atteignant un record depuis que l’institut Datafolha l’a inauguré, en 1987, sous le gouvernement Sarney. [6]
Lula affirme, lui, que "son élection a produit une "donnée nouvelle" dans la politique brésilienne". "C’est le fait qu’une partie significative des pauvres de ce pays se trouvent importants. Et ils se sentent égaux au président de la République. Ils ne parlent plus maintenant du gouvernement de Lula. Ils disent : ’nous gouvernons ce pays ’", affirme-t-il. Cette "donnée nouvelle" signifie que ce ne sont plus les "secteurs moyens de la société" qui déterminent l’avis de l’"employé domestique". "La donnée extrêmement intéressante, c’est que les faiseurs d’opinion n’ont plus désormais la vérité absolue qu’ils avaient jusqu’à il y a peu de temps", a-t-il dit. "Ce ne sont pas les secteurs moyens de la société qui déterminent l’avis de l’employée domestique ou du portier de l’hôtel. Ils se sentent importants, et ils le peuvent. Ils pensent que je symbolise cela ", ajoute-t-il [7].
Pour le vice-président José Alencar (PRB), l’appui observé de l’électorat à la réélection du président sortant constituerait même une sorte de “revanche nationale” contre toutes les tentatives de démoralisation et toutes les accusations de corruption. « Il y a ce sentiment national de soutien parce que les Brésiliens ont été indignés de la manière dont on a cherché à l’atteindre. Alors, il y a comme une espèce de revanche nationale à cette tentative d’“impeachment” contre lui. » C’est donc pourquoi les Brésiliens “souhaitent le réélire”, à partir d’ "un sentiment pro-Lula, au-dessus des partis".

Sa réélection très probable dès le 1er tour devrait entraîner le ralliement plus large de certains secteurs de la droite brésilienne. Par exemple, Antônio Delfim Netto (PMDB-SP), 78 ans, est passé au fil des années, du rôle de protagoniste des gouvernements militaires, à celui de conseiller personnel du président Lula. "De temps en temps, il me fait l’honneur de m’inviter et je viens prendre un café" dit-il.

Selon lui, "ce fut lui, Lula, qui a choisi le PT, et non le PT qu’il l’a fait élire". D’ailleurs, "le PT est un parti en déconfiture". Ce qui, en 2002, "a fait élire Lula, c’est sa Lettre au Peuple Brésilien". Et, "s’il est réélu, il va faire une nouvelle fois un gouvernement de coalition. Nous ne pouvons pas imaginer que Lula applique le programme du PT. Il fait le Programme de sa Lettre aux Brésiliens" et "les plus grands opposants à Lula sont dans le PT, qui se considèrent comme trahis".

Delfim Netto dit avoir "une grande admiration pour lui. Lula est très intelligent, intuitif. Il est le seul homme politique qui, quand il parle de pauvre, sait honnêtement ce qu’il dit. L’idée de vouloir s’occuper des pauvres, pour tous les autres, est cynique. Dans son cas, c’est la vérité". Autre mérite, "c’est un catholique fervent". Donc, selon lui, Lula "va être réélu. Si ce n’est par ses vertus, ce sera par nécessité. Et c’est la meilleure option, pour terminer ce qui a été commencé." Une fois réélu, il attirera de nouveaux segments à la direction politique : "Ce n’est pas simplement une adhésion pour telle ou telle fonction. Le PMDB, va aider à formuler un programme pour le pays" [8]. Ce prochain allié pourrait surtout s’avérer gourmand en postes ministériels au sein d’un nouveau gouvernement Lula, consécutif à la réélection du président, positionné plus à droite. Ce dont s’inquiéte d’ailleurs déjà un PT qui sera encore plus loin d’être majoritaire à lui tout seul au Congrès, après ces élections d’octobre 2006, non seulement présidentielles, mais générales.

Finalement, sachant que si 10% des Brésiliens se déclarent affiliés à un parti politique - ce qui n’est comparativement pas si mal - 47% se définissent comme étant de "droite", 23% du "centre" et 30% seulement de gauche [9], dans quelle mesure sera-t-il possible, une nouvelle fois, d’affirmer que la réélection quasi assurée de Lula en octobre 2006 sera la pure et simple réédition, comme en 2002, de "la plus grande victoire de la gauche latino-américaine depuis Allende", et constituera véritablement une nouvelle manifestation de l’actuelle poussée de gauche en Amérique latine ?
Une première version de cet article a été mise en ligne sur le site Bellaciao : http://bellaciao.org/fr/article.php3 ?id_article=32989

J-Yves Martin.


NOTES :

[1] PSDB = Parti "Social-Démocrate" brésilien. Mais les dénominations politiques sont trop fantaisistes et mouvantes au Brésil pour les prendre ingénument au pied de la lettre. Il s’agit bien là de la candidature de "droite", au sens courant du mot.

[2] Par exemple, dit-elle, “Il est difficile de concourir contre le pouvoir économique des ces deux là - Lula, la majesté barbue et « picolé de chuchu » (Geraldo Alckmin) qui utilisent l’argent de la corruption, passée et actuelle, et la machine publique ». Folha SP, le 26 août 2006.

[3] On le voit, il y a donc deux partis communistes au Brésil. L’un, le PC do B est ralliée à la coalition gouvernementale. L’autre, le PCB, appartient à la coalition qui soutient la candidature d’Heloísa Helena.

[4] Plans "Faim Zéro" et "Bourse familiale", des programmes qualifiés d’"assistencialistes" qui ne corrigent qu’à la marge des inégalités toujours aussi criantes.

[5] Il aurait perdu 10 kilos et eu recours, selon Veja , à des injections de "botox, produit rajeunissant miracle".

[6] Pour 31% des Brésiliens il est "normal", et "médiocre-mauvais" pour seulement 16 %.

[7] Folha SP 28/08/2006

[8] Folha de SP, 26 août 2006

[9] Alors que, dans le même temps, 65% des jeunes disent ne pas faire "confiance à la politique".


http://www.jy-martin.fr/article.php3?id_article=265

Les opinions exprimées dans les articles et les commentaires sont de la seule responsabilité de leurs auteurs ou autrices. Elles ne reflètent pas nécessairement celles des rédactions de Dial ou Alterinfos. Tout commentaire injurieux ou insultant sera supprimé sans préavis. AlterInfos est un média pluriel, avec une sensibilité de gauche. Il cherche à se faire l’écho de projets et de luttes émancipatrices. Les commentaires dont la perspective semble aller dans le sens contraire de cet objectif ne seront pas publiés ici, mais ils trouveront sûrement un autre espace pour le faire sur la toile.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.