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BRÉSIL - L’école rurale : l’autre lutte du Mouvement des travailleurs sans terre

jeudi 1er mars 2012, mis en ligne par Thierry Deronne

Dans la matinée du lundi 16 janvier le Mouvement des travailleurs sans terre (MST) a occupé une préfecture de plus dans l’État de Bahia. Cette fois, ce fut dans la municipalité d’Itamaraju. C’est la 15e municipalité occupée en signe de protestation et pour exiger une meilleure éducation et de meilleures conditions pour les écoles rurales.

Evanildo Costa, membre de la direction du MST de cet État, explique que l’occupation est une manière pour le Mouvement des sans Terre de rappeler aux fonctionnaires leurs obligations. « Nous ne pouvons pas permettre que les classes commencent dans les mêmes conditions que l’année dernière, c’est pourquoi nous avons décidé de mener ces occupations en janvier dans les préfectures où nous éprouvons des difficultés pour faire avancer ces dossiers ».

Cette opération d’occupations de préfectures a commencé le 10 Janvier. On en compte déjà quinze à ce jour. Le mouvement envisage de mener davantage d’occupations en janvier. Ces actions peuvent toucher plus de 25 municipalités et mobiliseront en tout plus de 5000 travailleurs du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST).

Quel est l’enjeu profond de cette lutte ?

Selon un rapport de l’INEP (Institut national d’études et de recherches pédagogiques Anísio Teixeira) appartenant au ministère de l’Éducation (MEC), 37 776 écoles rurales ont été fermées dans les 10 dernières années au Brésil.

Pour le professeur de l’Université fédérale du Pará (UFPA) Salomão Hage interviewé par Mayra Lima du MST, la garantie constitutionnelle du droit à l’éducation a été remplacée par la logique de la rentabilité.

Salomão Hage

« Les politiques publiques d’éducation, depuis quelque temps, suivent la formule coûts-bénéfices, dans une perspective néolibérale. Les fonctionnaires publics sont poussés à fournir de plus en plus de résultats avec de moins en moins de financement. Or comment pouvez-vous offrir plus de services, offrir une meilleure qualité, dans un pays caractérisé par le déni de droits fondamentaux et où les investissements sont en chute libre ? »

Pour le professeur Salomão Hage, la politique publique des « pôles de développement en zone urbaine » est utilisée pour justifier la fermeture des écoles dans les zones rurales. « Le gouvernement considère que si vous êtes dispersés sur tout le territoire et dans les zones rurales, il vaut mieux vous rassembler, pour dépenser moins. Ainsi commence l’élaboration de politiques qui ne sont pas la nucléation, mais la polarisation ».

Pour Hage, « cette politique viole le Statut des enfants et adolescents (CEA), qui prévoit la prise en charge des élèves dans leurs propres communautés. Lorsque l’école est présente, il y a un mouvement de l’enfance à l’adolescence. L’école est un espace de réunion, d`activités culturelles communautaires, de discussion collective. Les communautés rurales se répartissent géographiquement selon les demandes et les besoins que les gens ont de survivre, le besoin de travail, la relation établie avec la terre, avec l’eau, depuis des siècles. Une gestion publique orientée par cette question du « coût-bénéfice » va à l’encontre des exigences et des besoins du processus de développement durable, territorial. »

« Cet “urbano-centrisme” rencontre en partie l’acceptation de la société, car l’État peut démontrer que, grâce à l’apport du transport scolaire, il peut satisfaire toute la demande à tous les niveaux. Mais c’est parce que la ville est considérée comme le lieu du développement, et qu’on considère naturel ce mouvement des personnes qui se déplacent de la campagne vers la ville. »

« La fermeture des écoles est un attentat contre les communautés rurales sous couvert d’améliorer et d’étendre la scolarisation. Sauf qu’il n’y a pas de place pour tout le monde dans la ville. La population urbaine ne bénéficie pas des promesses de développement de l’urbanocentrisme. Qui vit bien dans la ville ? Qui y trouve un emploi valable ? La grande majorité vit très mal, pire que les personnes vivant à la campagne. »

« Ces dernières années, ont été fermées plus de 30 000 écoles. Si nous n’ouvrons pas les yeux, ce nombre augmentera. C’est un combat qui doit unir tous les secteurs. Nous nous battons pour le « Plan national d’éducation ». Ce qui nous unifie, ce sont les critères de qualité de l’éducation, la nécessité d’un financement adéquat, la valorisation et la formation de l’éducation. Nous revendiquons l’octroi de 10% du PIB (produit intérieur brut) à l’éducation, afin de développer un système d’écoles dans la ville et en zone rurale. »

« Il y a aussi des demandes spécifiques : seuls 30% de la petite enfance en milieu rural bénéficient de l’éducation, selon les chiffres du MEC. Avec l’amendement constitutionnel 59, nous avons obtenu qu’en 2016 l’école soit obligatoire de quatre à 17 ans. Comment prendre en charge les enfants les plus jeunes, dont les mères travaillent en zone rurale ? Si la logique est d’investir dans le transport et les voyages, comme ferons-nous avec les enfants de zéro à cinq ans ? »

« Le discours sur la “dispersion” est une manière méprisante de traiter la territorialisation des populations rurales, qui se sont organisées en fonction de leurs besoins et des relations qu’elles nouent avec la forêt, la terre, avec l’eau. »

Mayra Lima (MST) - Quelle est votre évaluation des politiques publiques pour l’éducation rurale au niveau national, pour les 10 dernières années ?

Salomão Hage - Depuis la fin des années 90, plus précisément avec la mise en œuvre des conférences sur l’éducation nationale en zone rurale, avec la création et le renforcement d’une coordination nationale qui combine la participation des mouvements sociaux, des universités et des secteurs gouvernementaux axés sur la question de la l’agriculture familiale et la réforme agraire, nous avons fait d’importants progrès dans la manière de penser la campagne brésilienne : dans sa diversité, dans ses besoins et ses demandes, dans le cadre de la lutte politique pour un autre projet de société.

Quels ont été les avancées de ce processus ?

La force de ce mouvement a été capable de faire en sorte que Le MEC crée au sein du Secrétariat de l’Éducation, Alphabétisation Continuée et de la Diversité et de l’Inclusion (SECADI), une Coordination pour l’éducation en zone rurale.
À partir de là, certains programmes ont été créés – comme ProJovem rural, ou Savoirs de la Terre, et même la Licence complète de Procampo - École active (qui n’a pas bénéficié d’une discussion plus systématique avec tous les mouvements) – ce qui a commencé à faire bouger les choses au sein de la formation de l’enseignant et dans la formation de la pratique éducative à tous les niveaux d’âge.

En outre il y a eu des progrès dans le Programme National de l’éducation pour la réforme agraire (PRONERA), créé lors de la discussion entre le Ministère du développement agraire et l’INCRA.

Le rôle de ce mouvement est de montrer que les sujets qui vivent en milieu rural sont aussi des sujets de droit et que les politiques publiques doivent répondre à leurs besoins. Nous vivons une de prise de conscience de la nécessité de prendre en charge et de rencontrer les spécificités du sujet rural. S’est renforcée l’idée que le milieu rural doit contribuer à ce projet de développement. Et que sans lui, le développement peut perdre sa signification.

Quelle a été la réaction face à cette participation accrue des mouvements sociaux ?

Ce processus a mis mal à l’aise ceux qui ont une vision différente pour le milieu rural et pour la société brésilienne. Alors que les mouvements sociaux renforcent les modes de production familiaux en zone rurale et les luttes paysannes pour la réforme agraire, le secteur agro-alimentaire vit de son côté une forte expansion avec un financement important, ce qui entre en conflit avec le développement du mouvement social.

Cette insatisfaction a été construite historiquement : la population rurale serait « attardée » et tout projet d’agriculture familiale est vu comme un projet d’ « affamés » qui ne peut en rien contribuer au développement.

La conception du mode de production familial se présente comme une alternative viable pour le développement, fondée sur la durabilité, la solidarité économique et les principes de l’éducation critique et transformatrice. Ces luttes pour l’hégémonie commencent à s’exprimer dans les attaques qui viennent des médias, des grandes entreprises et, essentiellement, des institutions qui, bien que publiques, sont portées par une vision de privatisatrice, patrimonialiste.

Plus on avance, plus ces secteurs réagissent ?

C’est ce que nous avons vécu le plus intensément sous les gouvernements de Lula et de Dilma. Sous le gouvernement de Lula, nous avons pu avancer dans le dialogue entre les mouvements sociaux, les universités et le secteur public, pour faire des propositions, des programmes, pour formuler une législation qui permette de reconnaître l’autre projet, l’autre intentionnalité.
Ces projets promus durant le gouvernement Lula se sont développés jusqu’à ce que, par suite de ces réactions, ils ont vu leur continuité menacée – sauf le programme PRONERA qui a été fixé par décret, et qui est donc devenu politique publique.

D’autres programmes, comme PROCAMPO, sont menacés d’être remplacés par PRONACAMPO. Ce nouveau programme se construit sans le dialogue avec les mouvements sociaux et avec les universités.

En quoi l’éducation contribue à cette lutte de modèles de société ?

L’éducation a réussi à encourager la relation entre les mouvements sociaux, les universités, les secteurs du gouvernement plus proches de cet autre projet de société et de l’éducation, basé sur la relation directe entre l’éducation et le travail, entre l’éducation et le développement, sur la formulation d’un autre projet de société.

Dans la mesure où elle se renforce et se présente comme une proposition viable qui répond aux besoins de la majorité, les blocs hégémoniques – ceux qui suivent une autre perspective d’exclusion, élitiste et discriminatoire – réagissent et font tout pour délégitimer le projet.

Les résultats obtenus sont-ils suffisants ?

Ce déni des droits, non seulement pour les habitants des zones rurales, mais aussi pour la population vivant dans la périphérie des grandes villes, pour les classes populaires de la société brésilienne, est historique. Elle remonte à cinq siècles au moins. Dix, douze ou vingt ans de lutte populaire ne suffiraient pas à rendre au cadre éducatif une dimension capable de vaincre les niveaux de pauvreté de la société, qui se concentrent dans le milieu rural.
La précarisation remonte à la naissance du Brésil en tant que nation, mais la lutte a été renforcée avec cette nouvelle articulation. La réaction est la criminalisation des mouvements sociaux, qu’on accuse de recevoir de l’argent provenant d’organismes gouvernementaux afin de renforcer leurs organisations.

Et ce manque de dialogue et de participation des mouvements sociaux dans la construction de nouvelles politiques, que pourrait-il signifier pour l’éducation ?

L’absence de dialogue peut signifier la rupture de la continuité des programmes élaborés à la suite de cette articulation entre mouvements sociaux et gouvernement. Cela pourrait signifier la mise à l’écart du MEC, de la SECADI et de la coordination elle-même de l’éducation en milieu rural. Dans la mesure où sont élaborés de nouveaux programmes et de nouvelles directives sans dialogue avec les mouvements sociaux et les universités, cette mise à l’écart tendra à se renforcer. Avec pour conséquence un programme qui ne réponde pas aux besoins et exigences de la population.


Sources :

 1. - Page du MST http://www.mst.org.br/MST-ocupa-prefeitura-de-Itamaraju-na-Bahia-em-Jornada-estadual-pela-educacao%20
 2. - Entrevue de Salomao Hage par Mayra Lima du MST, http://www.mst.org.br/Fechamento-de-escolas-e-atentado-as-comunidades-rurais-afirma-educador-salomao-hage

Traduction française : Thierry Deronne

Pour soutenir le MST, on peut écrire à Salete Carollo, prointer[AT]mst.org.br

Pour une information continue en français sur les activités du MST, voir http://mouvementsansterre.wordpress.com/

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