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DIAL 3202

AMÉRIQUE LATINE - Souveraineté alimentaire : initiatives venues de la base

Juan Nicastro

samedi 7 juillet 2012, mis en ligne par Dial

La question de la souveraineté alimentaire est réapparue avec force sur le devant de la scène internationale avec les problèmes causés par la production à grande échelle d’agrocarburants [1]. La prise de conscience des effets destructeurs sur la planète d’une agriculture intensive ayant massivement recours aux engrais chimiques et aux pesticides a aussi conduit à une réflexion critique sur les pratiques agricoles et à des tentatives pour mettre en place d’autres modèles de production. Ce texte de Juan Nicastro [2] publié le 12 juin sur le site de Noticias Aliadas présente une série d’initiatives allant dans ce sens.


Mouvements et organisations populaires engagent des actions pour faire évoluer les habitudes alimentaires.

Les formes de possession de la terre ou de l’eau, les cadres juridiques, la pression des nouvelles technologies promues par les multinationales agricoles, le niveau de compétence des mouvements populaires en matière d’agriculture et d’écologie, le degré d’autonomie dans l’approvisionnement en semences et en intrants agricoles, le changement climatique, la consommation alimentaire des grandes villes, l’approvisionnement et la distribution des produits, les réseaux de commercialisation, le niveau de mobilisation de la société contre les produits transgéniques, autant d’indicateurs qui, déterminants ou favorables, évoluent souvent dans un sens positif et révèlent une amélioration de la souveraineté alimentaire.

La réalité étant ce qu’elle est en Amérique latine, et au vu des effets des dictatures et de la vague néolibérale dans les années 1990, on constate que parvenir à la souveraineté alimentaire constitue une transformation sociale complexe qui ne se réduit pas à des questions de production agricole. C’est un processus qui conduit à encourager ou accompagner de profonds changements dans les formes d’alimentation, d’organisation entre les êtres humains et de relation avec la terre. Si le concept a gagné en publicité, pour de grands secteurs – surtout en milieu urbain –, la souveraineté alimentaire demeure un problème de paysans. À la lecture des intentions initiales, la tâche apparaît d’autant plus complexe.

Nous allons voir ci-après quelques exemples, des situations qui se répètent en divers endroits du continent et qui illustrent plusieurs de ces défis.

 À Córdoba, ville du centre de l’Argentine, est apparu un nouveau groupe de défenseurs de la souveraineté alimentaire, le Mouvement des agriculteurs urbains. Pour ce dernier, un changement s’impose dans les villes. Matías Sánchez, un de ses membres, explique à Noticias Aliadas que, « face au plat de nourriture que nous allons manger en ville, il faut reconnaître qu’il présente trois défauts graves : premièrement, le prix ; c’est un produit cher, fruit de spéculations mondiales plus que d’une vraie relation avec la production. Deuxièmement, ce plat n’a pas de vraie saveur, le choix repose sur des valeurs esthétiques ou publicitaires, il dépend de l’emplacement dans les rayons des supermarchés, et non des qualités nutritives. Et troisièmement, il est empoisonné, vicié par des produits chimiques d’un bout à l’autre du processus de transformation, de fabrication, d’approvisionnement, de conservation et d’emballage. En plus de revenir à une alimentation saine et accessible, nous voulons être des consommateurs responsables et, ensuite, des producteurs. Il est nécessaire que les citoyens réagissent. »

 Au Paraguay, la communauté El Triunfo, dans l’ouest du pays, est un exemple des 36 occupations de terres – représentant 7 000 hectares au total – réalisées par l’Association des agriculteurs du Haut Paraná (ASAGRAPA) vers 1989. El Triunfo dispose de 900 hectares qui sont la propriété collective de la communauté depuis 2002. Une partie de cette terre est réservée à un usage collectif – elle abrite deux écoles, un centre de formation et un hangar – et le reste est réservé à un usage privé. Il y a quelques années, les paysans se consacraient à la culture intensive du soja. Aujourd’hui, ils cultivent haricots, riz, maïs, manioc et toute sorte de légumes verts et plantes maraîchères. Chaque paysan détient entre sept et dix hectares, qu’il utilise pour sa propre consommation, pour des productions traditionnelles ou pour produire des légumes qu’il commercialise ensuite à la foire régionale de Ciudad del Este, capitale du département du Haut Paraná sur la frontière avec l’Argentine et le Brésil, afin de se procurer ce qu’il ne produit pas dans ses champs (huile, sel, outils, médicaments, etc.). D’une monoculture destinée à l’exportation, les paysans sont passés à une diversité de cultures ; ils ont délaissé les produits chimiques toxiques et ils apprennent des techniques de culture durable pour bonifier les sols et produire des aliments biologiques. D’une certaine façon, ils reprennent tout depuis le début et, lentement, les terres redeviennent extrêmement fertiles. Mais actuellement tout l’enjeu est de dépasser ce stade : il s’agit de consolider les communautés, d’engager des discussions sur de nouveaux modèles de communauté paysanne, de sensibilisation politique et d’organisation communautaire, pour développer les projets associatifs et communautaires. Dans cet esprit, les paysans considèrent que la propriété collective des moyens de production (terre, outillage, machines, camions pour écouler la production) leur garantit que, en dépit d’un usage privé de la terre, il ne se créera pas de différence au sein de la communauté.

 Dans le nord de l’Argentine, le Mouvement paysan de Santiago del Estero (MOCASE) a apporté la preuve de la relation entre la formation et les autres maillons de la chaîne qui conduit à la souveraineté alimentaire, en produisant de nouvelles propositions pédagogiques et de formation qui répondent aux besoins des jeunes paysans indiens et renforcent leurs capacités de leadership dans les communautés. Dans son centre situé à Quimilí, dans la province septentrionale de Santiago del Estero, l’École d’agriculture biologique accomplit depuis 2006 de belles avancées, école pensée dans le cadre d’un processus participatif auquel on a associé les centrales paysannes du MOCASE et du Mouvement national paysan indien (MNCI) pour encourager l’agriculture locale durable, consolider la production familiale et communautaire, promouvoir les échanges entre les jeunes du mouvement, développer les technologies et les sciences qui réduisent les incidences environnementales, élaborer des méthodes éducatives qui établissent une correspondance entre la production d’aliments biologiques et les marchés locaux, et valoriser l’art et le métier d’agriculteur en en soulignant les attraits.

Ángel Strappazón, dirigeant du MOCASE, a informé Noticias Aliadas que « le MNCI continue d’aller de l’avant, avec le lancement de l’Université paysanne qui œuvrera au niveau national à la formation de jeunes paysans, Indiens et travailleurs ruraux et urbains » et qui offrira des programmes dans les domaines de l’agriculture biologique, de la promotion de la santé communautaire, de la communication populaire, de l’enseignement agricole, et de la défense des droits humains à l’échelle territoriale. « Cette université préparera à la carrière d’ingénieur en agriculture biologique. Nous insistons sur la formation stratégique de jeunes, de cadres politiques, mais guidés par la possibilité d’appliquer un nouveau paradigme politique, celui de la souveraineté alimentaire, qui constitue indéniablement un des axes d’une nouvelle ère de civilisation, fondée sur la protection de la biodiversité, une production suffisante pour résoudre le problème de la faim, et l’écologie. Il s’agit de façonner un sujet politique nouveau. »

 Le Venezuela est, avec la Bolivie et l’Équateur, un des pays où la dynamique politique a fini par modifier les lois pour donner des conditions favorables à l’agriculture biologique. La Loi pour des pratiques agricoles intégrales saines dispose que « en vue de la transformation du modèle économique et social de la Nation, l’exécutif, par le biais de ses organes et services compétents, défendra l’agriculture biologique comme base scientifique de l’agriculture tropicale durable, à l’intérieur du système de production du pays, avec l’élaboration et l’exécution des projets nécessaires pour encourager et stimuler le processus de production d’aliments biologiquement de bonne qualité, en quantités suffisantes pour nourrir la population, et promouvoir l’enseignement et l’apprentissage de pratiques agricoles écologiques ».

Dans le même ordre d’idée, un accord passé avec Cuba a permis l’installation de 17 laboratoires de production d’engrais et d’agents de lutte biologiques pour une gestion écologique des systèmes de production agricole de l’Institut national pour des pratiques agricoles intégrales saines. Le laboratoire Cipriano Castro, par exemple, dans l’État occidental du Táchira, produit des intrants qu’il fournit gratuitement aux petits producteurs et réalise des enquêtes participatives dans les mêmes unités de production pour améliorer la qualité des intrants et vérifier le travail des producteurs qui adoptent cette technologie.

 Au Brésil, depuis 1999, la colonie Filhos de Sepé, qui appartient au Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), occupe 6 000 hectares à quelque 40 kilomètres de la ville de Porto Alegre, à l’extrême sud du pays. Elle rassemble 700 familles qui pratiquent une nouvelle forme de campement : des unités de 15 à 20 familles sont créées, dont les parcelles sont disposées en triangles qui convergent vers un « centre » de manière à ce que les habitations restent proches les unes des autres (pour les besoins des tâches collectives) mais que chaque paysan occupe la parcelle qui lui revient.

Les gens de Filhos de Sepé ont observé que non seulement la culture biologique de riz est rentable mais aussi que le rendement par hectare est exactement deux fois plus élevé qu’avec des produits toxiques. Ils ont renoué avec l’ancienne tradition consistant à utiliser des canards pour préparer la terre avant de la cultiver. « Les canards mangent toutes les herbes et nettoient le terrain beaucoup mieux que n’importe quel poison chimique, en plus de l’enrichir avec leurs excréments. Nous laissons pendant des mois les canards sur la terre pour qu’ils la préparent. Ensuite, au moment de semer le riz, nous les retirons puis nous les vendons ou les mangeons », a raconté Huli Zang, du MST, au cours d’un entretien avec le journaliste uruguayen Raúl Zibechi publié en 2006 par l’Agence latino-américaine d’information (ALAI) [3]. Mais se pose aujourd’hui le problème de la certification car ceux qui en sont chargés sont liés aux entreprises qui commercialisent des produits transgéniques. « La destruction des barbelés du domaine a été moins difficile que la lutte contre les moyens technologiques employés par les transnationales », déclarait Zang. La colonie Filhos de Sepé fête ses 14 années de travail sans produits toxiques.

Toute l’Amérique latine connaît une intensification du rejet des produits transgéniques, fréquemment sous la forme d’actions coordonnées entre divers mouvements sociaux. Cette union des forces du refus débouche sur une action coordonnée en faveur de nouvelles lois protectrices, de réseaux de commerce équitable, d’une production agricole biologique, d’une bonne santé communautaire, d’une éducation populaire, entre autres, ce qui accroît l’efficacité de la chaîne de production. Témoin le développement des réseaux de commerce équitable, où des personnes qui ont commencé en tant que militants « politiques » consomment et/ou produisent aujourd’hui des produits biologiques, ou soutiennent de différentes manières les circuits de distribution de produits respectueux de l’environnement.

Ces quelques exemples ne visent pas à passer sous silence des questions clés comme le fait que la souveraineté alimentaire sera impossible sans souveraineté sur le territoire, le débat sur le modèle agroalimentaire mondial et ses multinationales, la gravité du changement climatique ou l’accaparement de l’eau, entre autres. Mais il faut aussi considérer que, face à l’intensité de la crise mondiale, l’intérêt pour ces expériences concrètes participe de ce que le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos suggère lorsqu’il déclare que « la réalité est la somme de tout ce qui existe et de tout ce qui surgit en elle comme possibilités nouvelles et comme luttes pour sa concrétisation ».


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3202.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Noticias Aliadas, 12 juin 2012.

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