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ARGENTINE - « Les enfants, il faut les protéger, pas les tuer » (par Adolfo Pérez Esquivel)

mardi 10 octobre 2006, mis en ligne par Dial

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En Argentine, Monsieur Blumberg, dont le fils a été tué par d’autres jeunes dans une agression non élucidée, a pris la tête d’une croisade contre les jeunes des quartiers pauvres de Buenos Aires. Il a organisé le 31 août une très grande manifestation dans le centre de la capitale que toute la droite argentine considère « comme un triomphe contre le gouvernement ».

Adolfo Pérez Esquivel propose de réfléchir à ce qu’on entend par « sécurité ». Peut-on accuser les enfants pauvres qui, eux, vivent dans une complète insécurité et qui commettent parfois quelques larcins pour survivre, d’être l’unique cause de l’insécurité du pays ?... Faut-il accepter cette politique néo-libérale qui criminalise les exclus et favorise le transfert croissant des revenus des pauvres vers les riches et le démantellement des politiques sociales ?...

Seule une politique sociale de juste redistribution des richesses peut engendrer la sécurité dans le pays. De nombreux organismes sociaux comme le Serpaj (Service Paix et Justice dont Adolfo Pérez Esquivel est le président) travaillent avec les mineurs en situation de risque social pour qu’ils puissent donner un sens à leur vie et retrouver l’espoir.

Les 2 « Aldeas » du Serpaj, « Villages de Jeunes pour la Paix » luttent pour l’intégration des jeunes dans la société. Le meilleur moyen pour faire baisser le nombre de délits, c’est de développer partout l’organisation populaire afin de pouvoir réaliser une auto-défense pacifique contre les actes de violence quotidiens.


Buenos Aires, le 04/09/2006.

Les mots qui servent de titre à ce message sont du Père Carlitos Cajade, un prêtre aujourd’hui décédé qui a consacré toute sa vie aux enfants et qui a créé l’association « Les enfants du Peuple ». Cette association aide les enfants à se mobiliser pour faire valoir leurs droits, tout en rappelant que « La faim est un crime ».

C’est la faim qui crée l’insécurité dans laquelle vivent bien des enfants et des foyers argentins. Pourtant, ces jours-ci, est réapparue une coalition de droite avec ses réclamations pour davantage de sécurité.

Mais il faut élargir le débat pour savoir ce que nous entendons par sécurité.

Quand nous passons près d’un enfant qui se trouve dans la rue à une heure avancée de la nuit, en train de retourner des poubelles pour chercher quelque chose à manger, et que toute sa famille ramasse des cartons afin de pouvoir vivre, quand nous voyons des enfants qui vivent dans la rue et dorment dans les gares ou même n’importe où quand ils sont fatigués et que la nuit est tombée, nous devrions nous demander où est la sécurité pour eux dans une société qui les réprime et les marginalise dans la pauvreté.

Que peut-il arriver de bon à un enfant qui vit en permanence dans l’abandon, la répression et l’insécurité sociale et qui souffre de l’exploitation, des violences et de ces maudites drogues qui le tuent en six mois ? Certes, il faut se battre contre ces trafiquants de la mort qui sont en train de détruire des jeunes avec leurs drogues dans tous les milieux sociaux et non pas seulement chez les pauvres. Mais, souvenons-nous que la pauvreté n’est pas un délit ; elle naît de l’injustice sociale et du manque de redistribution des richesses.

Les politiques néolibérales avec les conséquences de leur réajustement, joint à la désindustrialisation, à la précarité des emplois et au chômage, créent un état de fait qui favorise à la fois le transfert croissant des revenus des pauvres vers les riches et le démantellement des politiques sociales qui pourraient permettre l’intégration et procureraient davantage de justice dans la société. Tandis que toutes ces autres politiques néo-libérales, focalisées, sélectives et clientélistes maintiennent le conflit social et créent un processus de fragmentation et d’exclusion.

Dans ce contexte de désintégration sociale, divers comportements délictueux sont apparus et ils augmentent sans cesse, surtout chez les jeunes qui se sentent complètement exclus de toute possibilité d’obtenir un emploi digne et une éducation adaptée. Le narco-trafic a commencé à occuper les espaces d’où l’Etat s’est retiré. Il impose ses propres règles de terreur dans les territoires qu’il contrôle.

Les enfants qui meurent de faim ou de maladies évitables et ceux qui meurent sous les balles des délinquants ou des policiers, témoignent de la continuité des politiques d’exclusion et de contrôle social qui résultent du modèle actuel de concentration économique et de saccage. Des policiers à la gachette facile qui pratiquent des tortures dans les commissariats et dans les prisons, voilà des mauvaises habitudes qui restent de la dictature. Souvent on constate que la police, plutôt que de combattre les délits, cherche à améliorer ses salaires. Il nous suffit de constater les implications réitérées directes ou indirectes du personnel de sécurité dans plusieurs activités délictueuses. Quand on demande d’accorder davantage de pouvoirs aux forces de police, on renforce ces comportements d’« autogestion » de leurs revenus et on légitime ainsi la continuité des gachettes faciles. Le peuple devrait se demander de quelle sécurité nous parlons.

Un ancien proverbe Zen dit : « Le fou court vers l’Est et son gardien court aussi vers l’Est. Tous les deux courent vers l’Est, mais avec des intentions différentes ». Nous pourrions appliquer ce proverbe aux diverses manifestations sur le thème de la sécurité. L’appel à manifester de Monsieur Blumberg s’est surtout adressé aux personnes de la classe moyenne supérieure qui donnent priorité dans leurs réclamations aux problèmes de sécurité devant l’augmentation des faits sociaux délictueux. Certes, nous sommes solidaires pour accompagner les familles qui en ont été victimes et qui pleurent la perte d’un être cher et nous voudrions que ce drame n’arrive jamais plus à aucun être humain.

Cependant, à la différence des manifestations antérieures, ce nouvel appel à manifester a canalisé bien plus clairement la coalition politique et sociale qui soutient Monsieur Blumberg. On pouvait y trouver des militaires qui revendiquent la dictature terroriste, des retraités de l’armée ayant d’autres activités mais en costume civil , des politiciens partisans de la « main dure », des propagandistes de l’extrême droite, la garde prétorienne de Blumberg lui-même avec ses « sans képis » qui sont des policiers sanctionnés pour divers délits et licenciés des forces de police par le Ministère de la Sécurité de la Province de Buenos Aires. Mais aussi on y rencontrait des personnes apparternant à des secteurs intégristes de l’Eglise catholique, nostalgiques de l’alliance de la croix et de l’épée, ainsi que des hommes politiques opportunistes qui prêchent le néo-libéralisme en espérant canaliser les votes de la peur au profit des « marchés ». Tous ces gens ont présenté la manifestation de la Place de Mai comme « un tiomphe contre le gouvernement ».

Que cette droite puisse s’exprimer, cela ne serait pas trop préoccupant. Ce qui l’est davantage, c’est le soutien qu’elle apporte aux diverses formes de contrôle social et à la répression contre les plus pauvres. Entre autres propositions, Blumberg insiste pour faire abaisser l’âge de responsabilité pénale des mineurs jusqu’à 13 ans afin de les pénaliser davantage et de pouvoir les enfermer dans des instituts et des prisons. Actuellement, plus de 80% des mineurs emprisonnés le sont, non pour des faits délictueux, mais pour des raisons de pauvreté et d’exclusion sociale. Ils sont victimes d’une société injuste. Les prisons sont des poubelles humaines et non des centres de formation et de réhabilitation et la grande majorité des prisonniers sont des jeunes.

C’est pourquoi je considère que toutes les forces populaires doivent rester en alerte devant les menaces de cette droite qui prétend assurer une plus grande répression sociale. C’est vraiment lamentable que les forces politiques populaires, sans doute trop liées au parti justicialiste, n’arrivent pas à prendre leurs propres initiatives. C’est pour cela que nous défendons l’autonomie de chaque secteur social et que nous n’acceptons pas et n’accepterons jamais d’être récupérés par qui que ce soit…

Aujourd’hui, le président de la Cour Suprême de Justice signale que les mesures proposées par Blumberg et acceptées par le Parlement sont inconstitutionnelles et qu’il faut les annuler. Est-ce que les législateurs des partis populaires auront assez de courage et de conscience critique pour ne pas céder devant cette nouvelle offensive de la droite ?...

Les politiques sociales en vigueur actuellement ne sont pas suffisamment efficaces dans un pays comme le nôtre qui a été saccagé et violenté. La violence actuelle est structurelle et cette situation ne peut se résoudre avec de simples mesures palliatives comme la distribution de vivres ou de tickets de nourriture, pas plus d’ailleurs qu’avec des mesures répressives.

Nous demandons au gouvernement qu’il s’oriente rapidement vers une redistribution plus juste des revenus et qu’il crée des emplois de base. En réalité, on conserve encore les bases du modèle néo-libéral et même, dans quelques cas, on le renforce davantage avec des propositions de privatisation comme, par exemple, dans la réforme de la loi sur les hydrocarbures qui favorise les subventions aux industries pétrolières et qui leur permet d’augmenter leurs bénéfices, alors que cet argent pourrait être utilisé pour le développement national. Face à cette situation, comment est-il possible qu’on n’ait pas encore approuvé l’expropriation des entreprises récupérées par leurs employés et la mise en œuvre de fonds d’investissement pour la reconversion productive de ces entreprises ?

Cependant, malgré ce triste panorama, il existe de nombreuses organisations sociales engagées dans le développement alternatif. Elles démontrent qu’on peut avancer dans des politiques d’intégration sociale et de participation populaire.

Je peux parler à partir des actions concrètes réalisées par le Service Paix et Justice (SERPAJ). L’équipe de Buenos Aires travaille avec bien d’autres organismes et réseaux au service des mineurs en situation de risque social dans un programme pour les enfants de la rue avec une permanence de 24 heures par jour, qui comprend des avocats, des travailleurs sociaux et des psychologues.

Un autre lieu important du travail du Serpaj se situe dans ses 2 « Aldeas » ( Villages de Jeunes pour la Paix) qui sont des centres éducatifs de formation professionnelle pour les jeunes, exclus du système d’éducation. Nous leur permettons une prise de conscience critique de leur situation réelle en leur permettant de trouver un sens de la vie et un espoir de s’en sortir. Beaucoup d’autres organismes assument aussi tous les jours leur engagement social auprès des enfants dans les cantines de quartier et dans tous les réseaux qui travaillent avec des mineurs. La meilleure manière pour faire baisser le nombre de délits, c’est de lutter pour développer partout l’organisation populaire. C’est de se retrouver comme autrefois avec le voisin sur le pas de la porte ; cela permet de relever les nouveaux défis, de contrôler l’action policière, de faire les courses avec les voisins, d’améliorer la communication afin de pouvoir intervenir dans les situations critiques et de s’organiser pour une autodéfense pacifique.

Il est vraiment urgent et capital d’avancer dans les politiques de la santé, de la culture, de l’éducation et de l’emploi pour les jeunes qui sont pauvres. Nous avons besoin de politiques d’intégration et non pas de discours qui victimisent les enfants pauvres. Comme le disait si bien Carlitos Cajade : « Les enfants, il faut les protéger et non pas les tuer ».


Introduction et traduction de Francis Gély.

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