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DIAL 2325

SAN SALVADOR - À l’occasion du dixième anniversaire du massacre des jésuites à San Salvador. Hommage de Gustavo Gutiérrez à Ignacio Ellacuría : « personne ne prend ma vie, c’est moi qui la donne »

Gustavo Gutiérrez

lundi 1er novembre 1999, par Dial

Vers 3 heures du matin, le 16 novembre 1989, un commando d’une trentaine d’hommes de l’armée salvadorienne massacrait six jésuites de l’Université centraméricaine de San Salvador ainsi que la cuisinière de la communauté et sa fille de quinze ans (cf. DIAL D 1444). Selon un rapport de la Commission de la vérité, l’ordre d’exécution provenait du chef d’état-major de l’armée, avec de nombreuses complicités haut placées (cf. DIAL D 1772). Le contexte de ces assassinats fut celui d’une guerre civile redoutable qui se déroulait au rythme des attaques de la guérilla menée par le Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) et des ripostes de l’armée. Le massacre du 16 novembre a eu un impact international si considérable qu’il a marqué un tournant décisif qui a contraint l’armée à négocier la paix. Parce qu’ils étaient proches des pauvres et artisans de paix, les jésuites ont été assimilés par l’armée à des « subversifs ». À l’occasion du dixième anniversaire de leur assassinat, DIAL publie un texte original de Gustavo Gutiérrez sur l’un d’entre eux, Ignacio Ellacuría, qui était alors recteur de l’Université centaméricaine de San Salvador.


Ignacio Elliacuría occupe, à n’en pas douter, un lieu très particulier parmi ceux qui ont accompagné de leur engagement et de leur réflexion le peuple pauvre d’Amérique latine dans ses efforts pour faire reconnaître et respecter la dignité de ses membres comme êtres humains, comme fils et filles de Dieu. Cela est dû manifestement au terrible assassinat dont il fut victime, mais aussi et surtout à sa propre vie. De plus, dans ce cas, vie et mort sont inséparables : sa vie l’a conduit à la mort.

Donner la vie

J’ai gardé un vif souvenir du matin du novembre 1989 au cours duquel j’ai entendu une radio de Lima annoncer la nouvelle incroyable de ce qui était arrivé quelques heures auparavant en El Salvador. Des vies fauchées par la haine et par le refus d’une paix basée sur la justice prônée précisément par les victimes, selon la meilleure ligne prophétique. Ce crime privait les pauvres de ce pays de personnes fermement engagées avec eux. En même temps que les prêtres jésuites, deux femmes du peuple furent aussi assassinées : Julia Elba et sa fille Celina. En réalité ils faisaient tous partie, de naissance ou par option, du même peuple. Ils ont subi une mort ignominieuse et cruelle, la même que tant de Salvadoriens ont connu au cours de ces années sous les balles qui venaient du même côté que celles qui ont tué Mgr Romero.

Le sang de ces amis répandu dans le jardin et celui de Julia Elba et de sa fille dans l’une des pièces de la maison étaient semblables. À des niveaux aussi élémentaires, il n’y a pas de différences entre les personnes. L’assassinat rendit évident, comme si cela avait été nécessaire, un don de la vie déjà ancien : la décision d’assumer les souffrances d’un peuple. Ceci a conduit à la mort Ignacio et ses compagnons : ce fut la conséquence d’une option pour la vie. Ce n’est pas qu’Ignacio cherchait une mort violente ; le martyr est un témoignage radical de foi, mais on ne peut pas le chercher, on le rencontre sur le chemin de la fidélité et de la solidarité. Georges Bernanos nous l’a rappelé en des termes inoubliables dans le Dialogue des carmélites. La vie qu’Ignacio a choisie nous permet de comprendre toute la portée de la mort qu’il a rencontrée : comme Jésus, il pouvait dire « personne ne prend ma vie, c’est moi qui la donne » (Jn 10, 18).

Il l’a donnée en effet par amour du Dieu de la Bible et du peuple qu’il fit sien. C’est de celui-ci qu’il a appris, sous la force de l’évidence, le scandale de sa pauvreté et de son interminable souffrance. C’est ainsi qu’il a compris le rôle capital que joue la justice dans le message évangélique et qu’il n’y a pas de paix sociale authentique sans elle. Son option lui a fait voir qu’on ne pouvait pas marcher sur les pas de Jésus sans partager le cheminement du peuple pauvre dans son aspiration à la dignité, à la vie et à la libération de tout ce qui le marginalise et l’opprime.

Face à la dureté du défi, il ne se réfugia pas - et ceci est l’une des raisons pour lesquelles il occupe une place particulière au milieu de nous - dans ce qui était à portée de sa main et qui pouvait passer inaperçu pour les autres, y compris pour lui-même, la peur des exigences de la solidarité : une vie intellectuelle qui se déroulerait dans le domaine purement universitaire. Un type de vie qui, bien qu’il aurait pu s’y faire parfois l’écho de ce qui arrive aux marginaux, aurait été en réalité loin d’eux et de leurs angoisses. Les conditions ne manquaient pas pour qu’il réussisse dans le monde universitaire, nous le savons bien. Équipé d’une solide formation philosophique et théologique, connu comme le disciple préféré d’un grand maître, Xavier Zubiri, les portes de l’université étaient ouvertes à Ignacio.

Il ne succomba pas non plus à une autre tentation facile : laisser de côté sa compétence intellectuelle sous prétexte de l’urgence de l’engagement. Il n’aurait pas manqué de prétextes et même de raisons très sérieuses pour le faire. Il n’avait qu’à laisser venir à son esprit tant de considérations éloignées de l’existence de gens, y compris sur cette terre d’urgence qu’est l’Amérique latine ; il aurait donc pu facilement cacher son abandon de la réflexion sous prétexte de ne pas tomber dans des abstractions. Il n’aurait eu qu’à laisser venir à son esprit ces prétendues recherches de la vérité qui sont un mensonge dès le départ, qui ne parviennent qu’à voiler les peurs, augmenter la volonté de prestige personnel et grossir les catalogues des bibliothèques. Ne mordant pas sur la réalité, elles sont infécondes, se dessèchent et disparaissent à peine le soleil levé. Ignacio ne pouvait pas ne pas tenir compte de ce risque du travail intellectuel, mais ceci ne l’a pas conduit à s’adonner à un pragmatisme éloigné d’une réflexion critique.

Combien de tensions et de perplexités, d’hésitations et d’incohérences, de mauvais moments et d’impasses douloureuses a-t-il connu sur la voie complexe qu’il a choisi de suivre, nous ne le savons pas précisément. Mais comme cela est normal, il ne pouvait accepter de suivre un chemin tranquille ou prestigieux. Il ne le fit jamais. Ce qui est certain, c’est qu’il a mis son intelligence, sa clarté d’analyse et tout son bagage intellectuel au service du discernement nécessaire pour trouver le juste chemin au milieu de la foule des événements vécus en El Salvador et en Amérique latine. Non seulement il n’oublia pas sa formation philosophique mais il fit d’elle la source d’outils pour se mouvoir dans une situation changeante et surprenante. Il donna ainsi à la formation universitaire toute sa valeur en faisant valoir, contre l’une des plus subtiles et des plus paradoxales formes d’intellectualisme, le rôle qu’elle pouvait jouer dans la vie quotidienne des personnes, quelque conflictuelles que puissent être les conditions dans lesquelles elles se trouvaient. Un des mes vieux professeurs (de physiologie, pour être plus précis) disait toujours : « Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie. » Ignacio vivait avec passion cette manière de théoriser.

Comme tout le monde, il a appris « par essai et par erreur ». Y a-t-il par hasard une autre manière de le faire quand on veut être fidèle au quotidien et comprendre à partir de lui ce qui arrive, quand on ne cherche pas toujours à avoir raison même au prix d’un éloignement de la réalité présente et de l’abandon des exigences de l’engagement que la réalité réclame ? Ignacio n’a pas cherché à garder les mains propres ; peut-être se rappelait-il la phrase de Péguy : « Ils disent qu’ils ont les mains propres, mais ils n’ont pas de mains. » Notre ami en avait et les plongeait souvent dans la boue dont est faite la vie humaine, avec toute la fragilité et tous les risques que cela implique.

Salut et transformation de l’histoire

Ignacio a mis avec créativité son bagage intellectuel au service de l’intelligence de la foi. L’histoire fut pour lui une notion clé dans le cadre d’une anthropologie et d’une théologie en accord avec le message de Dieu qui se fit l’un d’entre nous. Pour cela, il pensait que la persistance d’une vision chrétienne qui ne prenait pas suffisamment en compte l’histoire du salut, tant soulignée par Vatican II et la théologie de la libération, rendait difficile sinon impossible de comprendre ce qui arrivait en Amérique latine. Un travail inédit de 1987 et publié après sa mort reprend la question une fois de plus [1]. Il est clair qu’il ne voyait pas l’histoire comme quelque chose d’abstrait, il s’agissait bien plutôt pour lui du champ concret de la rencontre entre les êtres humains et de ceux-ci avec Dieu - l’espace où l’on doit savoir rencontrer Dieu dans les toutes les choses, comme le disait Ignace de Loyola.

En conséquence, il s’est approché avec dévouement de la souffrance des pauvres et des marginaux. Cette souffrance, il l’a analysée à partir de la lumière de la foi, ce qui l’a conduit à désigner le peuple latino-américain avec ces mots qui blessent encore de nombreuses oreilles, mais qui convainquent nos coeurs : « le peuple crucifié ». Dans cette expression non seulement nous avons le reflet fidèle d’une réalité humaine qu’il a analysée avec les moyens que nous donnent les sciences sociales, mais nous retrouvons surtout en elle de profondes résonances bibliques : l’identification avec les pauvres proclamée par Jésus et la réaffirmation de la portée de sa mort sur la croix. Il a vu dans ce peuple crucifié la présence historique du Serviteur de Yahvé dont nous parle le prophète Isaïe, au point de la reconnaître jusque dans son visage défiguré, le même que nous pouvons observer quotidiennement chez nous. À ce peuple crucifié, victime de tant de violences, il a consacré sa vie et sa pensée. À partir de là, il a fait voir l’importance de la philosophie comme élément constitutif d’une praxis libératrice en faveur de larges majorités et, au-delà d’elles, en faveur de toute personne impliquée d’une façon ou d’une autre dans la situation actuelle.

Jon Sobrino a exprimé avec une grande loyauté à l’égard d’Ignacio la conséquence de cette façon de voir lorsqu’il parle de la nécessité et de l’urgence de : « descendre de la croix le peuple crucifié ». Pour cela, il faut partir du refus radical de la souffrance injuste, laquelle est provoquée par l’indifférence de ceux qui se désintéressent des autres, par l’égoïsme de ceux qui ne voient pas plus loin que leurs intérêts ou qui ne cherchent qu’à défendre leurs privilèges. C’est le monde des pauvres et des déshérités de la terre, chaque jour plus exclu (et traités comme des déchets) dans une société qui fait du profit et du luxe le but de ses préoccupations.

On n’est pas avec les pauvres si on n’est pas contre la pauvreté, disons-nous depuis des décennies en Amérique latine et aux Caraïbes dans le cadre de la théologie de la libération. Et nous savons bien que par pauvreté nous n’entendons pas seulement le manque de biens économiques, mais nous prenons en compte une situation globale que nous qualifions de mort injuste et prématurée et nous désignons ainsi le sens le plus profond de la pauvreté. Mort physique par manque de pain et de moyens pour se soigner, mais aussi mort culturelle provoquée par le mépris porté à d’amples secteurs de la population, par l’insignifiance sociale de beaucoup et par la discrimination raciale, culturelle ou sexuelle. Nous sommes donc devant un peuple crucifié pour diverses raisons. On ne le descend pas de la croix si on ne va pas aux racines de cet état de choses, jusqu’aux causes elles-mêmes. Le faire exige lucidité et aussi courage parce qu’une telle analyse suscite des résistances et de l’hostilité. Néanmoins, les conférences épiscopales latino-américaines depuis Medellin, perspective reprise plusieurs fois par Jean-Paul II, ont insisté sur ce point.

Mais il n’y pas d’analyse structurale, il n’y a pas de statistiques, aussi fortement qu’elles nous fassent sentir la cruauté de la situation, qui puissent remplacer la proximité directe avec celui qui souffre et la solidarité proche des victimes. Ceci apparaît uniquement lorsque, derrière les données et l’examen de la conjoncture sociale et politique, nous percevons des êtres humains qui ont des noms et des vies personnelles et qui voient piétiner leurs droits les plus élémentaires à la vie et à la liberté. Comme chrétien et philosophe, Ignacio fut un passionné de l’être humain, sacrement de Dieu dans l’histoire. Passionné parce qu’il n’a pas vu dans la pauvreté seulement une interpellation adressée à son intellect mais à ses entrailles d’être humain, comme il est dit du Samaritain dans la parabole célèbre que nous raconte Luc. Nous ne pouvons pas comprendre autrement son obstination à rester, en risquant sa propre vie, au milieu d’un peuple qui a su séduire son cœur, malgré son allure sévère - mais plus apparente que réelle (nous le comprenons mieux aujourd’hui).

Face aux horreurs de ces années, Ignacio avait l’habitude de dire, scandalisé et attristé : « ici en El Salvador la vie ne vaut rien », phrase qui s’applique malheureusement aussi à d’autres lieux de ce continent que l’on appelle continent de l’espoir, mais qui continue aussi d’être celui de la douleur et de l’insignifiance de la dignité humaine. Cependant, il faut le dire, le témoignage d’Ignacio est, d’un autre côté, le plus clair démenti porté à cette affirmation. Il fallait qu’elle ait en effet beaucoup de valeur la vie de ces hommes et de ces femmes, pour que quelqu’un comme lui, ses compagnons et tant d’autres fassent don de leur propre vie pour la vie de ceux qui ne parviennent pas à faire respecter la leur.

Toute existence donnée, au cours de laquelle peuvent se présenter désarrois, craintes, repentirs subits, réaffirmations, - personne n’est à l’abri en la matière - est toujours source de vie. Elle alimente par là même une réflexion qui enracine la foi et l’espérance dans la mort et la résurrection de Jésus. Ignacio et ceux qui moururent avec lui ne pouvaient le rappeler avec plus de force.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2325.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : texte de Gustavo Gutiérrez, 1989.
 
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
 
 

responsabilite


[1Cf. “Liberación”, la Revista Latinoame-ricana de Teologia, septembre-décembre 1993, pp 213-232.

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