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DIAL 2361

EL SALVADOR - Il y a vingt ans, Mgr Oscar Romero tombait assassiné : « Sanctifier le temps », un hommage de Gustavo Gutiérrez

Gustavo Gutiérrez

jeudi 16 mars 2000, mis en ligne par Dial

Le 24 mars 1980, dans un pays où s’accentue la guerre civile, Mgr Oscar Romero, archevêque de San Salvador (El Salvador), est assassiné alors qu’il célébrait l’Eucharistie. La veille, il avait demandé aux soldats de refuser d’obéir aux ordres de tuer. Le 30 mars, pendant ses obsèques, l’armée tirera sur la foule, faisant plusieurs dizaines de morts. Oscar Romero appartenait à cette grande lignée d’évêques latino-américains qui ont mis en œuvre, au risque de leur propre vie, la défense inlassable du droit des pauvres et la recherche de la paix dans la justice. La foule des « petits » le vénère comme un saint et il continue d’être une référence essentielle dans l’Église latino-américaine. Texte original de Gustavo Gutiérrez, en date du 14 mars 2000.


Sans aucun doute, le point décisif de la convocation lancée par Jean-Paul II pour célébrer le Jubilé est de retrouver le sens biblique d’un tel événement. L’appel au Jubilé commence par demander que soit déclaré saint le temps pendant lequel il se déroulera. Il ne s’agit pas d’un simple énoncé, ni d’une proclamation purement verbale. Ce sont des gestes concrets qui feront du devenir historique un temps agréable à Dieu, propice à sa présence au milieu de nous. Un Dieu qui se révèle dans l’histoire d’un monde qu’il a tant aimé qu’il lui a envoyé son propre Fils pour annoncer son règne. Les textes du Jubilé nous disent de quoi il s’agit : libération de tous les esclaves et opprimés, remise des dettes, récupération des terres, droit de manger, agir de telle sorte qu’il n’y ait plus de pauvres et, s’il y en a, leur ouvrir le cœur et la main. En d’autres mots, ce qui sanctifie le temps c’est donner la vie, et la vie c’est transformer un monde qui crée et maintient la pauvreté - dont la signification dernière est la mort prématurée et injuste -, c’est forger un monde de fraternité par l’accueil et la réconciliation. Si ces gestes sanctifient le temps, c’est parce qu’ils expriment de façon concrète le règne du Dieu de la vie.

Dans quelques jours, nous nous rappellerons le terrible moment de l’assassinat de Mgr Oscar Romero. Sa vie, la vie qu’il a choisi d’avoir à la suite du Christ, l’a conduit à cette mort et celle-ci illumine et donne une dimension universelle à la vie du pasteur d’un petit coin du monde. Ce que fit Mgr Romero, avec sa vie et avec sa mort, fut de sanctifier ce temps, de le rendre propice et agréable à Dieu ; ce fut d’introduire le Règne dans l’histoire en prenant au sérieux le geste à l’égard du pauvre et, à travers lui, à l’égard de toute personne. Il nous rappelle que, comme le dit le livre du Deutéronome, nous sommes invités à choisir en dernière instance entre la vie et la mort. Un mois avant d’être assassiné, il disait : « Nous voyons clairement que dans cette affaire, la neutralité n’est pas possible. Ou nous sommes au service de la vie des Salvadoriens, ou nous sommes complices de leur mort ; c’est la médiation historique de la réalité fondamentale de la foi : ou nous croyons en un Dieu de la vie ou nous servons les idoles de la mort. » Il enlevait ainsi le voile des justifications, y compris prétendument chrétiennes, avec lesquelles on cherche à couvrir l’oppression et la marginalisation des pauvres.

Le mensonge social est en effet un des moyens les plus efficaces pour défendre les privilèges de tous ordres. Face à cela, Mgr Romero a choisi de suivre l’indication de Jésus : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le au grand jour ; et ce que vous entendez dans le creux de l’oreille, proclamez-le sur tous les toits. » (Mt 10, 27) Ainsi fit le grand témoin de la vérité évangélique, dont la prédication ne fut pas paralysée par la peur. Il sut bien plutôt dire en pleine lumière ce que vivait et souffrait son peuple. Il s’adressa avec toute la clarté désirée à tous les acteurs de la scène politique de son pays : gouvernants, entrepreneurs privés, partis politiques, groupes subversifs, organisations populaires. Il rappelait à tous avec franchise les exigences de l’Évangile : « Frères, être chrétien aujourd’hui, disait-il, veut dire avoir le courage de prêcher la véritable doctrine du Christ. » Il n’essaya pas de se mettre au-dessus de tout et de tous. Pour lui, cela n’aurait pas été proclamer l’universalité de l’amour de Dieu mais aurait bien plutôt signifié se situer dans une abstraction commode et regarder passer l’histoire sans s’engager avec elle. Il se refusait à prononcer une parole évasive « qui peut résonner, affirmait-il, en tout lieu du monde parce qu’elle n’est d’aucun lieu ». Ceci n’est pas la parole du Verbe qui s’incarne dans l’histoire. Elle ne fut pas davantage celle de Romero, et c’est son insertion historique profonde en son temps qui la rend précisément parlante aujourd’hui.

La file interminable de ceux qui avançaient dans les jours qui précédèrent l’enterrement depuis le fond de la grande place pour prier à côté du corps de Mgr Romero présent dans la cathédrale, où quelques jours plus tard il serait enterré une fois passées les heures d’angoisse et d’horreurs provoquées par ceux-la mêmes qui lui avaient donné la mort, était un spectacle bouleversant et inoubliable. Ils s’approchaient en silence de celui qui sut parler fort à leur sujet, avec une profonde foi en Dieu, pour voir ce qu’avaient fait de lui les puissants de leur pays ; ils s’approchaient avec confiance pour présenter leur vie et celle de leurs enfants qu’ils conduisaient par la main, à celui qui avait tout donné pour l’Évangile et pour son peuple. Ainsi marchaient les pauvres d’El Salvador pour prier devant le pasteur qui ne put achever sa dernière Eucharistie.

Le témoignage définitif, le martyre de Mgr Romero est le résultat non souhaité - mais qu’il n’a pas non plus voulu éviter afin de ne pas faire taire l’Évangile -, de son option pour la vie au Dieu de Jésus-Christ. L’horreur de sa mort ne fait que mettre en relief l’espérance qu’il a proclamée dans la vie. L’espérance qu’il n’y ait plus d’esclavage, que les paysans aient des terres pour pouvoir vivre, que tous soient respectés dans leur dignité comme personnes humaines, que tous se reconnaissent filles et fils de Dieu et frères entre eux, que tous s’engagent à construire une société juste, ce qui est l’unique façon d’assurer une paix authentique.

Réunis à Medellín, les évêques d’Amérique latine affirmaient dans un beau texte que l’Église devait présenter « le visage d’une Église authentiquement pauvre, missionnaire et pascale » (Juventud n° 15). Mgr Romero fut quelqu’un qui prit au sérieux ces paroles. Dans son témoignage apparaît une Église qui fait le choix préférentiel des pauvres, qui annonce le Royaume de la vie et qui paie le prix de la mort pour aller jusqu’à la Résurrection. Comme ce fut le cas pour Jésus, on n’a pas pris la vie de Mgr Romero, c’est lui qui l’a donnée. Cette liberté extraordinaire vécue dans l’Esprit est celle qui nous convoque.

Il y a dix ans, l’archevêque Rivera Damas a annoncé l’introduction de la cause de béatification et de canonisation de Mgr Romero. Le processus suit son cours, les obstacles ne manqueront pas parce que Mgr Romero n’a pas cessé d’être une personne incommode pour beaucoup, mais il y a longtemps que le peuple pauvre d’El Salvador - et de bien au-delà - le considère comme un saint. Quoi qu’il en soit de cela, il est certain que, dans une perspective clairement jubilaire, Mgr Romero a déjà sanctifié notre temps avec sa recherche de la libération pour tous, avec sa revendication de la justice, avec le don de sa vie pour la réconciliation et la paix. Il nous pousse à vivre ce temps avec intensité et, malgré tout, avec joie.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2361.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Gustavo Gutiérrez, mars 2000.
 
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