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DIAL 2378

GUATEMALA - Un défi fondamental pour le développement : partir du sujet. Réflexions pour un développement en terre maya

Oscar Azmitia

lundi 15 mai 2000, mis en ligne par Dial

Oscar Azmitia, dont on lira ci-dessous l’interview, est directeur de l’École supérieure de l’éducation intégrale rurale (ESEDIR), élément clé du Projet de développement Santiago (PRODESSA) dont le siège est dans la ville de Guatemala. PRODESSA a été fondé en 1989, dans le sillage des Écoles chrétiennes de la Salle, pour travailler dans le monde rural à un développement communautaire et pour contribuer à la construction d’une société guatémaltèque interculturelle et équitable. PRODESSA consacre l’essentiel de son travail au service de la population maya et tire son inspiration de la culture de ce peuple. Oscar Azmitia, sur la base de son expérience en milieu maya, nous fait part de ses convictions fondamentales en matière de pratique et de pédagogie du développement. Cet article est paru dans Voces del Tiempo, octobre-décembre 1998 (Guatemala).


Quels sont les obstacles et quels sont les facteurs favorables au développement ?

À mon avis, ce qui limite fortement le développement c’est la conception paternaliste qui domine tant dans l’État que dans les ONG. Selon cette conception, c’est nous qui devons nous substituer à l’initiative des acteurs sociaux, que ce soient des paysans, des syndicats ou d’autres groupes ayant besoin d’aide. Le paternalisme implique que moi je peux et toi tu ne peux pas. Il dévalorise le sujet et survalorise l’élément extérieur. Il nie les gens. C’est là le problème majeur : il ne leur accorde pas assez de confiance.

Le second obstacle consiste à croire qu’il n’y a qu’un seul modèle de développement qui se limiterait à regarder en direction du Nord. « Faisons tout pour paraître plus civilisés. Plus nous paraîtrons civilisés, plus nous serons développés. » C’est une grande erreur. Nous sommes arrivés dans les communautés avec des modèles que les gens ne pouvaient pas recevoir et qui détruisaient leur culture et leur logique. Au lieu d’une logique communautaire, on a introduit des projets purement individuels, sous prétexte « qu’au Bangladesh ou je ne sais où, c’est le prêt bancaire individuel qui avait fonctionné... » On n’a pas mené de réflexion suffisamment sérieuse sur le modèle de développement dont nous avons besoin au Guatemala et sur la façon de le mener à bien. En ce qui concerne le Guatemala, il faut aussi souligner le racisme qui se cache derrière le paternalisme envers les Mayas : « ce pauvre petit indien », « mon gars », tous ces termes qui évoquent la notion de petit, d’inférieur. « Il ne peut pas », c’est alors qu’arrivent les ONG. C’est ce qui s’est passé pendant des années. Nous, à PRODESSA, c’est dans l’Ixcan que nous avons appris que c’était l’ensemble de la communauté qui décidait. Ailleurs, nous étions arrivés avec l’idée en tête de garantir que l’aide arriverait bien. Cela n’a pas été le cas dans l’Ixcan. Il a fallu trouver notre place. La communauté nous disait : « ici, personne ne fait un pas sans que nous, communauté, nous n’en soyons informés. » Cela nous a conduits à tout un processus de révision. Nous avons fini par dire : « c’est juste, ce sont eux ». C’est ce que nous avions toujours dit en théorie, mais dans la pratique, les décisions dépendaient de nous, et notre instance de conseil était au-dessus du conseil de la micro-région, de la communauté. Ceux qui nous demandaient des choses se sentaient bien en nous les demandant et nous nous sentions bien aussi parce que la relation paternaliste fait plaisir à tout le monde : l’inférieur qui dit « Ah ! comme c’est bon d’être aidé ! » et le supérieur : « Tout est bien, je suis le sauveur, j’accomplis ma mission. »

Comment avez vous réussi à changer d’attitude ?

Nous sommes dans un processus de remise en cause. Nous avons commencé par réfléchir sur notre rôle dans le développement. D’abord, nous sommes des agents externes. Il faut bien se dire que toute intervention extérieure, aussi limitée soit-elle, fait perdre la possibilité de progresser et de s’en sortir soi-même de manière durable. Comment faire pour que nos actions et notre influence dans la communauté ne génèrent pas de dépendance ? Il faudrait prendre conscience que nous arrivons dans une communauté pour un temps déterminé. C’est une autre erreur que nous avons commise autrefois : arriver sans définir le temps que nous resterions sur place. Nous avons fixé l’objectif 2004 pour notre planification stratégique. À cette date nous devons quitter la communauté et cela n’aura aucune conséquence : ce sera le moment de partir. Mais attention, il y a des expériences d’ONG qui se sont retirées et le projet n’a pas survécu. Il faut évaluer l’action de telle sorte que la communauté s’investisse de plus en plus dans le projet pour qu’en 2004 nous puissions nous en aller sans manquer à personne. Comment faire d’eux des sujets responsables du crédit au lieu de toujours le leur donner ? Comment en faire des acteurs capables de se battre pour obtenir les fonds de l’État, qui sont les leurs, les fonds sociaux, au lieu de chercher à négocier pour eux ? Et comment créer chez les gens cette possibilité d’être les sujets de leur propre développement ?

Cette prise de conscience implique de ne pas faire du développement un processus mécanique, mais un processus continuellement redéfini et discuté. Il faut écouter les signes des temps que nous donnent les gens, ce sont eux qui te disent les choses clairement. Parfois les méthodes sont très simples. Je pense à un exemple : un jour, je suis allé faire une évaluation avec des paysans et des paysannes qui ne savaient ni lire, ni écrire ; ils utilisaient des papiers de couleurs différentes pour dire oui ou non... Nous avons demandé aux parents des élèves ce qu’ils pensaient des installations de l’établissement - on cherchait à évaluer l’action éducative et son cadre -. Un père s’est levé : « Je suis très content, ici ils vont à la messe et on leur enseigne la religion. Ils sortent de là avec des valeurs chrétiennes. » « Merci, monsieur, mais nous sommes en train de demander ce que vous pensez des services sanitaires, du terrain de foot, de la chapelle... » Un autre père s’est levé : « Je suis très content parce qu’ici ils reçoivent une éducation chrétienne... » Bon, trois d’entre eux te disent la même chose. Ce qui veut dire qu’ils se fichent du terrain de foot et de son gazon. Ce qu’ils veulent c’est que les enfants reçoivent des valeurs fortes. Il faut déchiffrer ce que les gens sont en train de te dire, comment ils comprennent le développement. Parfois nous voulons mesurer des choses qui n’intéressent pas les gens...

Nous ne devons pas arriver avec un modèle de développement. Et cela n’est pas facile.

Nous avons eu notre assemblée générale annuelle avec tous les conseils micro-régionaux. Avec des cultures et des langues différentes, etc,... ce n’est pas facile pour eux de se transformer en sujets, mais il faut faire des expériences, même limitées, même si elles paraissent dénuées de sens, comme le fait de dire : « nous ne sommes pas au siège micro-régional de PRODESSA », mais : « nous sommes au siège micro-régional du Conseil micro-régional » pour qu’ils sentent qu’ils sont chez eux, même si c’est PRODESSA qui paie. Il faut qu’ils puissent exiger : « Nous voulons une réunion ici,... nous sommes chez nous. » Il faut avancer à pas de loup, en n’oubliant pas que pèsent des années de silence, d’oppression, de peur de participer, peur de s’organiser, méfiance de certaines ONG, de celles qui ont tiré des informations des communautés sans que jamais il n’y ait eu de retour. Dans ces cas-là il est bien difficile, comme le dit Cirilo Santamaría, de « reconstruire le tissu social » qui fut, comme nous le savons, détruit jusqu’aux niveaux les plus intimes.

Une question à laquelle tu as déjà répondu : quelle philosophie et quelle méthodologie propose PRODESSA ? Tu nous as déjà parlé de la priorité du sujet...

Oui, partir du sujet est fondamental. Il faudrait aussi faire le chemin contraire à celui du gouvernement, partir d’en bas et de l’intérieur. Assumer le rôle de celui qui accompagne et non celui d’acteur. Celui qui accompagne et qui fournit le service vraiment nécessaire. C’est pourquoi il me semble que PRODESSA participe à un processus de développement centré sur les personnes, je veux dire sur leur culture. Pour l’instant nous travaillons principalement avec la population maya. Cela nous ramène au début de notre conversation, à l’organisation interne. Nous avons été conduits à penser que le calendrier maya fonctionne et qu’il vaut mieux faire une réunion en b’atz ou en q’anil : c’est semer une graine,... C’est un changement de point de vue, on ne dit pas les choses abstraitement, on dit : bon, si nous croyons en la culture, donnons-lui sa place.

Je crois aussi que PRODESSA conçoit le développement comme un tout. Il fut un temps, à PRODESSA, - puisqu’à présent nous avons une expérience de plusieurs années -, où nous nous en tenions à un domaine purement éducatif, à d’autres moments c’était à un domaine purement organisationnel, ou encore purement productif, sans trouver la relation qu’il devait y avoir entre les trois éléments : éducation, organisation et production. L’essentiel est l’organisation au niveau local, celui de la communauté. C’est là que se situe le pouvoir de décider ce que l’on veut. Concevoir le développement comme un tout signifie aborder tous les problèmes. C’est-à-dire que nous ne pouvons pas faire de l’agriculture sans nous préoccuper d’écologie. Il faut rappeler les quatre principes du développement durable : économiquement réalisable, socialement juste, sans discrimination de race, de classe ou de sexe et écologiquement souhaitable, c’est-à-dire une agriculture durable.

Il est fondamental de n’exclure personne, ce qui pose un autre défi : comment passer du groupe à la communauté ? Parce que si le bénéfice revient à un petit groupe, il y a exclusion. Nous avons connu une période où, paradoxalement, les projets profitaient à ceux qui avaient le plus de moyens ; seuls les « meilleurs » de la communauté, ceux qui avaient le pouvoir d’achat, réunissaient tous les critères économiques pour recevoir un crédit. Ce qui élargissait la brèche au lieu de la réduire... Nous avons aussi prouvé très clairement que les crédits obtenus pour les femmes étaient plus limités et moins nombreux que ceux des hommes, en dépit du fait que ce sont les femmes qui remboursent le mieux ! La religion a également été utilisée comme élément de division.

Mais il semble que cette façon de poser le problème est un peu limitée. Je voudrais savoir si PRODESSA a aussi une conception globale de la société. C’est un peu le problème de la « prise de pouvoir » : les choses qui naissent de la base, mais, et après ? À quel moment se produit le déclic ?

C’est un énorme défi. Tout n’est pas encore clair, nous croyons que le premier pas n’est pas encore fait. Autrement dit, la prise du pouvoir n’est pas encore une réalité pour les communautés. Elles continuent à dépendre de tout le monde : la mairie, les partis politiques, les ONG,... et elles n’ont pas assumé leurs responsabilités. Nous sommes impliqués dans une expérience intéressante, celle du réseau Sud-Sud qui réunit environ 40 organisations. Il s’agit de lancer un réseau national de petits producteurs ruraux, de petits paysans travaillant conformément à la définition de l’agriculture durable, en respectant l’environnement.

Nous avons l’expérience de réunir plusieurs partenaires pour commercialiser leur production et la vendre à El Salvador, c’est une expérience de grande envergure. Mais nous ne voulons pas devenir un « colosse aux pieds d’argile » : on ne peut pas devenir une grande structure macro-économique -même si c’est facile : certaines agences seraient enchantées de mettre en place cette organisation - sans que la base soit totalement consolidée.

Beaucoup de gens modestes, faisant des choses modestes, peuvent changer le pays si on leur donne le bon outil pour y arriver. Je dis souvent que de nombreux travaux d’ONG ont couru le risque de devenir ce que j’appelle « des micro-utopies financées de l’extérieur » qui meurent quand s’éteint le financement. Moi, par exemple, je me sens très heureux que l’Institut Santiago ait réussi à transmettre sa méthodologie, ses objectifs, etc. à plus de 20 écoles qui ont su se développer toutes seules. Cette expérience ne s’arrête pas à nous, l’Institut peut mourir sans que cela cause problème puisque nous avons réussi à créer un mouvement d’éducation bilingue, d’éducation maya. C’est là qu’on voit que les petites choses peuvent prendre de plus en plus d’importance. Je crois que le chemin se déroule en spirale : on part de la communauté, puis vient la micro-région c’est à dire 5 ou 6 communautés, pour arriver au niveau municipal et de là, au niveau départemental, au moins. On ne peut pas commencer par le niveau départemental : on brûlerait des étapes et cela ne marcherait pas.

Quels aspects de la culture les projets de développement doivent-ils prendre en compte ?

En premier lieu, comme nous l’avons déjà dit, il faut partir du sujet. Par exemple, moi personnellement, ce qui me coûte le plus quand je travaille avec les Mayas, c’est le rythme. Nous avons un agenda ponctué par des minutes, du temps. La logique maya est différente. Alors si tu veux travailler il faut tenir compte de la culture. Il faut consacrer du temps, de l’attention, répéter. Les Mayas parlent et reviennent sur ce qu’ils ont dit, on dirait que leur système grammatical repose sur la répétition, l’insistance... Et bien, avoir le sujet comme point de départ fait que tu commences à changer ta manière de faire du développement. D’autre part, le rythme maya est plus sain et nous avons beaucoup à apprendre de lui. Il ne fait aucun doute qu’il est plus sain de manger lentement, de travailler lentement... C’est mieux que le rythme qui nous fait déjeuner pendant une réunion de travail ou en lisant le journal, en faisant tout sauf ce qu’il faut faire.

D’autre part, si tu ne fais rien de bon, au moins tu ne détruis pas leur logique. Quand on ne part pas du sujet, je crois qu’on détruit la logique des gens ; par exemple : « pour les crédits, mes critères sont les suivants : premièrement, deuxièmement, etc. Voilà mes garanties,... » Et les mêmes gens qui avant ne pouvaient pas entrer dans une banque se retrouvent à nouveau exclus de l’ONG, parce qu’on leur a imposé de telles conditions qu’ils n’ont pas pu.

Il y a un troisième point qui me paraît encore plus important dans un sens plutôt positif. Dans un article sur les Mayas et la globalisation, je défends la thèse qu’au moment où la globalisation nous uniformise tous économiquement, socialement et culturellement, le peuple maya a quelque chose à dire. Il nous propose ce que j’appelle le paradigme du nécessaire et du suffisant. Avoir le nécessaire et le suffisant pour vivre et être heureux comme ça, est une alternative au modèle actuel de développement.

Mais tu penses qu’il ne faut rechercher que la croissance nécessaire à la survie ? J’ai déjà entendu cette position : dans la pensée occidentale on insiste toujours sur le fait qu’il faut toujours plus de croissance,... pour accroître les profits, bien sûr, alors que le peuple maya, d’après ce qu’on dit, ne recherche pas la croissance. Il ne veut que le nécessaire...

Là, je ne suis pas d’accord. À plusieurs reprises, j’ai eu des problèmes avec des gens, à ce propos. Par exemple, quand on a initié les femmes indigènes à l’informatique. Certains ont prétendu que cela attentait contre la culture indigène, et maintenant il y a une affiche qui montre, comme une chose naturelle, une jeune fille en train de travailler sur ordinateur. Je crois qu’il faut se développer, que le peuple maya a le droit de se développer dans toutes les activités humaines, même l’économie. Sans toutefois arriver au niveau de consommation que nous avons créé chez nous. Le paradigme du suffisant dit que, si je n’utilise pas un bien, je dois le donner. Parce que j’accumule une chose qui peut servir à d’autres. Si j’en ai l’usage, c’est différent et il faut que je le garde. C’est une nuance importante parce qu’on entend dire parfois « il faut les laisser tel qu’ils sont, ne touchons pas ce qui est intact. » Cela part d’un principe erroné qui consiste à considérer la culture comme statique alors qu’elle est dynamique.

Peut-on être fidèle à sa propre culture tout en acceptant la modernité ou au moins une grande part de ce qu’offre la modernité ?

Je le crois. D’autre part, je pars du principe qu’il n’existe pas de culture capable de se suffire à elle-même et que, dans le monde d’aujourd’hui nous avons besoin de la richesse des autres cultures. C’est l’interculturalité, qui est, selon moi, le défi fondamental du prochain siècle. Les dernières guerres des années 90 ont toutes été culturelles. Cette notion est importante. À PRODESSA nous sommes sur le point de faire un saut qualitatif sur la numérotation maya. Pour le moment cette numérotation est étudiée comme un vestige intéressant, sans usage pratique. Ainsi, pour dire 10 493 000 avec la numérotation maya, il me faut quelques minutes. Et bien, nous sommes sur le point de sortir sur le marché la première calculatrice maya, avec des chiffres mayas et qui te sort des opérations en quelques secondes comme n’importe quelle calculatrice. On a obtenu cela grâce aux découvertes de la mathématique abstraite. C’est un ingénieur que nous avons ici qui s’est mis à étudier les combinaisons possibles. Cela représentait environ une demi-page. À partir de là, il a commencé à faire le processus d’abstraction.

Il se passe la même chose dans d’autres domaines : je crois qu’on peut être parfaitement maya par la spiritualité, c’est une question qui revient beaucoup ici. Il y a des gens avec des positions radicales qui prétendent : « tu ne peux pas être maya et chrétien ». C’est aussi ce que te dira un curé traditionnel. Mais l’expérience des gens est différente. Il arrive que des étudiants et des travailleurs assistent avec plaisir aux cérémonies mayas et la semaine suivante fassent baptiser leur enfant. Ils ne ressentent ni écartèlement, ni contradiction interne, ni dichotomie. C’est cela que le peuple maya est en train de construire. Comme le dit ici un de nos compagnons de travail : « Donnez-nous un peu de temps. » Il ajoute : « Souvenez-vous, au Xe siècle, de l’Église catholique et de la papauté. C’était un désastre. Ici, c’est pareil, certains prêtres mayas ne sont pas bons, mais il y en a dans toutes les religions. Donnez-nous l’occasion de nous organiser et de mettre de l’ordre. » Pour le développement, c’est la même chose. Le peuple maya, avec ce qu’il a su conserver malgré le racisme de ce pays a quelque chose à nous apprendre, même en ce qui concerne le développement.

Finalement, il y a beaucoup d’ONG au Guatemala. On ne peut pas toutes les juger de la même façon. L’évaluation devrait être différente pour chaque cas. Mais d’après toi, comment devraient-elles envisager leur travail pour contribuer au développement national ?

Premièrement, il faut essayer de valoriser ce que les gens possèdent. Pour l’instant, nous faisons exactement le contraire : nous tendons à valoriser ce qu’ils n’ont pas : il leur manque certaines ressources, certaines connaissances,... donc nous sous-estimons ce qu’ils ont. Les gens ont une énorme envie de faire des choses ; c’est pourquoi il faut valoriser ce qu’on appelle maintenant « les ressources endogènes » : la créativité, l’enthousiasme, l’engagement dans la communauté, les connaissances personnelles, le niveau d’implication.

Au lieu de dire : « il manque telle chose, il n’y a pas de lumière, il n’y a pas d’argent, il n’y a pas de ressources,... » Comme la coopération internationale diminue, nous devons commencer à trouver des alternatives : meilleur marché et quelquefois plus efficaces que ce que nous faisions quand nous avions plus d’argent. C’est le moment de valoriser ce que les gens possèdent et ce qu’ils commencent à apporter. C’est le miracle de la multiplication des poissons et des pains. Les apôtres valorisaient ce que les gens n’avaient pas ; Jésus a valorisé ce qu’ils avaient, ce qu’ils pouvaient partager.

Deuxièmement, il faut leur reconnaître leur véritable rôle : nous sommes là comme accompagnateurs et non pas comme sujets. Notre action n’est que transitoire et non permanente dans la communauté Nous devons leur rendre la confiance en eux-mêmes, aux membres de la communauté, car ils l’avaient perdue depuis le temps qu’on leur dit que ce sont des incapables. C’est ce que Freire [1] appelait l’introjection de certaines caractéristiques de l’oppresseur dans l’opprimé : il s’agissait d’un travail subtil destiné à obtenir des gens qu’ils admettent qu’ils ne valaient rien et ne pouvaient rien. C’est ainsi que les gens ont opté pour toujours demander de l’aide et ne pas assumer leur rôle.

Troisièmement, il faut faire en sorte que notre intervention ne provoque que la dépendance la plus limitée possible. C’est très difficile parce qu’il est très gratifiant de s’entendre dire « merci ». Il est très agréable d’entendre : « merci, vous êtes la seule ONG qui soit venue ici. Même le gouvernement n’était pas venu. » Ça fait plaisir d’entendre cette appréciation des gens. Mais on doit se demander comment faire pour que notre intervention génère le moins de dépendance possible. Il faut qu’ils prennent conscience de leur rôle.

Autre chose, encore : les ONG ont perdu beaucoup de temps et d’argent dans ce que nous appelons la « coursomanie ». Des cours, des cours, des cours,... Sans suivi dans la communauté, c’est un piège énorme. Il ne faut pas penser que la formation a un effet automatique. Cela ne marche pas. Les gens disent : « comme c’est bien ! qu’est-ce qu’on est content ! qu’est-ce qu’on mange bien ! », mais ensuite, rien ne change. S’il y a une formation sur les engrais organiques, les gens disent que c’est très bien, mais ils ne l’appliquent pas. Sans l’aide d’un agronome, d’un expert agronome qui assure le suivi, cela ne marche pas.

D’où la condition suivante : il faut être dans la communauté. Jusqu’à présent, nous étions au siège central, nous allions dans les communautés pour revenir au siège, et nous avons appris à faire le contraire. Maintenant les équipes vivent dans les communautés, même éloignées, et c’est là que se trouve leur bureau. Elles viennent une fois par mois à la capitale pour une réunion, pour un problème de comptabilité, pour une formation, ou autre, mais elles demeurent dans la communauté. On ne peut pas assurer de suivi si on n’est pas sur place, si la communauté ne te ressent pas comme un proche.

Enfin, il faut assurer la formation des ressources locales. Définir le cadre logique, cet outil si allemand, si carré,... mais j’ai découvert que le cadre logique nous aide à éviter l’incohérence des projets conçus théoriquement. Le cadre logique exige la vérification des activités, l’une après l’autre, ainsi que le nom des responsables, les dates,... C’est un schéma comme çà. Dans l’Ixcan, tous nos projets écrits annonçaient que nous allions obtenir « l’auto-durabilité » de l’école. Qu’est-ce que cela voulait dire ? D’abord que nous n’allions dépendre d’aucun appui économique extérieur. Pour atteindre cela, il fallait, entre autres, faire en sorte que le gouvernement prenne ses responsabilités. Ensuite, avant de partir, il fallait installer des professeurs. On fait donc un projet par écrit, auquel nous croyons mais nous découvrons une incohérence puisque, si nous voulons qu’il fonctionne, il nous faut préparer des maîtres et des maîtresses à qui laisser la place. C’est pourquoi, depuis que nous travaillons dans ce cadre logique, nous avons deux maîtres qui étudient à Coban et plusieurs ici, chaque année, depuis sept ans. Cette année, nous en avons incorporé quatre autres. Ce qui veut dire que, d’ici quelques années, il y aura une vingtaine de professionnels avec un niveau d’éducation moyen pour diriger l’école. Nous pourrons la laisser entre les mains de gens de la communauté. Nous avons fait la preuve qu’on pouvait bien y arriver, mais nous avions également mis sur le papier des choses qui ne pouvaient pas se réaliser vraiment. C’est pourquoi il est fondamental d’investir les ressources locales de la communauté. Sinon on tombe dans une plus grande dépendance puisqu’on doit faire intervenir des gens de l’extérieur et non des personnes de la communauté.

Voilà un critère qui va tout à fait dans le sens de l’efficience et de l’efficacité, non ? Mais dans le bon sens...

Puisque tu abordes ce sujet, je dirais que nos progrès dans le concept de développement et la réduction de la coopération internationale exigent que nous fassions un saut qualitatif en termes d’efficacité et d’efficience. Nous sommes tenus de réaliser les objectifs. On ne peut plus dire : « pardon, je me suis trompé ». Qui plus est, nous devons réaliser les objectifs dans le temps le plus bref possible et avec moins d’argent. Si nous y parvenons - et nous l’avons fait -, on peut faire la même chose ou plus, avec moins de ressources qu’avant.

J’ajouterai un dernier point : il faut former les travailleurs avec une mystique telle que le travailleur ou l’éducateur, homme ou femme, soit convaincu de son travail. Nous avons dû affronter, dans l’organisation, des gens très intelligents et très capables mais dénués de mystique. Nous préférons qu’ils soient moins intelligents ou moins capables mais qu’ils s’identifient aux gens et que la communauté les aime parce qu’elle sait qu’ils travaillent pour elle. Sans nous vanter, il ressort des évaluations que ce que PRODESSA offre de mieux, ce sont ses travailleurs. Quand je parle avec eux, je leur dis : « Cela doit nous rendre fiers, mais plus qu’un honneur cela doit être pour nous un engagement, il faut que les gens puissent dire : nous pouvons travailler avec vous et nous pouvons vous faire confiance parce vous n’allez pas nous tromper. » Je crois que ça aussi, c’est un élément important dans la problématique du développement.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2378.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Voces del Tiempo, octobre-décembre 1998.
 
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[1Paulo Freire : Penseur brésilien. Ses essais : Educaçao como pràtica da libertade et Pedagogia del oprimido traduisent son intérêt pour l’éducation des adultes (NdT).

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