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DIAL 2443

PÉROU - Près de 7 000 dénonciations pour disparition forcée

Gino Costa Santolalla

mardi 16 janvier 2001, mis en ligne par Dial

Le Bureau du défenseur du peuple vient de publier une enquête très importante sur les disparitions forcées au Pérou entre 1983 et 1996, qui va contribuer, sans doute, à faire connaître la vérité sur ce qui s’est passé au cours de ces funestes années de violence politique. L’enquête retient le chiffre de 4 022 personnes considérées comme toujours disparues au Pérou. Sur ce nombre, près de 60 % des cas sont attribués à l’armée péruvienne et 11 % à la police nationale. Les organisations subversives (Sentier lumineux et Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru) sont considérées comme responsables de 50 cas soit 1,2 %. L’enquête manifeste que les disparitions forcées furent utilisées comme un instrument de lutte contre-insurrectionnelle. Le but était d’obtenir des informations des personnes supposées subversives, lesquelles furent en grande majorité de jeunes paysans quechuas. Signalons enfin qu’une « Commission de la vérité » est en train d’être constituée au Pérou. Nous publions ci-dessous un entretien avec Gino Costa Santolalla, adjoint du défenseur du peuple pour les droits humains, paru dans Ideele, novembre 2000 (Pérou).


Comment le Bureau du défenseur du peuple a-t-il commencé à travailler sur le thème des disparitions forcées au Pérou ?

L’Association nationale des familles des détenus et disparus du Pérou (ANFASEP) nous a demandé de mener une enquête sur le phénomène. Ils nous firent savoir que, bien qu’ils aient eux-mêmes dénoncé plus de 2 000 cas de disparitions forcées dans le seul Ayacucho, il n’y avait jamais eu la moindre enquête pour établir comment les faits se sont produits, qui furent les responsables et, surtout, si les membres des familles des disparus étaient vivants ou pas et, dans ce dernier cas, où ils avaient été enterrés. Nous considérons que les victimes ne sont pas seulement ceux qui subirent la disparition forcée mais aussi leurs familles, qui réclament maintenant le droit élémentaire à savoir ce qui s’est passé avec leurs êtres chers. Eu égard à cela, nous avons commencé l’enquête.

Quelle a été votre source principale d’information pour cette enquête ?

Nous avons reçu les archives du ministère public qui contiennent les dénonciations que les anciens bureaux des droits humains du procureur de la République avaient recueillies sur les disparitions forcées. Il est important que de telles dénonciations aient été enregistrées, mais il est vrai qu’on a fait très peu en matière d’enquête. Quelques demandes d’information ont été adressées aux autorités supposées responsables des disparitions, mais les réponses ont été toujours négatives et elles n’ont jamais été communiquées aux familles. Nous leur avons fait savoir que nous comptions sur ces dénonciations et que nous allions organiser de façon systématique l’information disponible pour savoir à quoi avaient abouti les enquêtes commencées par le ministère public. Le résultat, c’est ce rapport.

Qu’est ce que la disparition forcée, et combien de dénonciations avez-vous enregistrées dans votre enquête ?

En principe, la disparition forcée est la détention arbitraire d’un citoyen de la part d’un membre de la force publique, la dissimulation de la personne détenue, le refus continu de donner de l’information sur le détenu et, probablement, sa mort. Dans d’autres pays d’Amérique latine, cette pratique fut utilisée comme instrument de lutte contre-insurrectionnelle pour obtenir de l’information et éliminer après les personnes supposées subversives. Avec cette définition, et en accord avec l’information obtenue, nous retenons qu’il existe près de 7 000 dénonciations pour disparition forcée entre 1983 et 1996. Sur la base de ce chiffre, 4 022 personnes seraient toujours disparues, c’est-à-dire que selon le ministère public, elles n’auraient été ni libérées, ni trouvées mortes après leur détention.

Ces chiffres étaient déjà connus auparavant, mais le fait qu’ils soient confirmés par une enquête menée par une agence de l’État comme le Bureau du défenseur du peuple ne manque pas d’être impressionnant.

Les chiffres sont effectivement accablants et ils doivent être vérifiés. La phase suivante de l’enquête consistera à inviter les familles de ces victimes à confirmer leur dénonciation de telle sorte qu’on puisse avoir une liste définitive. Même les institutions signalées comme responsables doivent aussi fournir des renseignements sur les dénonciations qui ont été faites à leur sujet. Nous avons plus de 1 000 cas pour lesquels l’information est insuffisante. Ces listes, comme d’autres, sont publiées dans le rapport et nous allons demander aux familles concernées de venir confirmer leur dénonciation.

Donc, le nombre pourrait même être supérieur ?

Il pourrait être supérieur. En effet, le Bureau du défenseur du peuple a reçu des organisations non gouvernementales péruviennes et des organismes internationaux les listes disponibles à partir desquelles nous avons élaboré un rapport concernant 2 342 personnes dont la disparition n’a pas été dénoncée au ministère public. Il sera également nécessaire de vérifier si ces personnes sont disparues.

Où ont eu lieu principalement ces près de 7 000 dénonciations de disparitions ?

Des chiffres indiquent que le phénomène fut national mais il s’est concentré sur certaines régions. Près de 60 % eurent lieu dans le seul Ayacucho et si nous ajoutons à cela celles qui se seraient produites dans les départements d’Apurímac, Huancavélica et Junín, le pourcentage monte à 75 %. Il y eut aussi des disparitions dans d’autres départements où le conflit armé interne atteignit une grande intensité, comme Huánuco, San Martín et Ucayali. Ce que l’analyse des chiffres nous a montré clairement c’est que la disparition forcée fut un phénomène intimement lié à la mise en place d’états d’urgence et de commandos politico-militaires dans ces régions. Il y a une relation directe entre activité subversive, états d’urgence, exercice d’un pouvoir quasi total par les commandos politico-militaires, lutte contre le terrorisme et disparition forcée, ce qui permet de conclure que celle-ci fut un instrument de la lutte contre-insurrectionnelle.

Qui a fait disparaître ces personnes dans les zones indiquées ?

L’institution responsable du plus grand nombre de ces disparitions supposées est l’armée péruvienne, avec près de 60 % des dénonciations. Les autres institutions armées et la police nationale, de même que les comités d’autodéfense civile, sont également signalés.

Au cours de cette longue période qui va de 1983 à 1996, à quel moment a lieu le plus grand nombre des disparitions ?

L’information que nous avons nous indique que ce fut une pratique régulière et systématique tout au long de ces années. Entre 1980 et 1982, 23 disparitions s’étaient produites. Les chiffres augmentent dramatiquement après l’entrée des forces armées à Ayacucho en décembre 1982. Entre 1983 et 1984 les dénonciations augmentent de façon exponentielle. Celle-ci est une des périodes où il y a de plus de dénonciations de disparitions forcées. La seconde se produit à la fin du gouvernement du président García Pérez, où il atteint son sommet le plus élevé pendant toute cette période. La pratique se maintient durant les deux premières années du gouvernement du président Fujimori pour ensuite diminuer jusqu’à finalement disparaître en 1996, fait qui coïncide avec le démantèlement des organisations subversives. En résumé, 31 % des disparitions se seraient produites pendant la seconde administration du président Belaunde, 42 % pendant le gouvernement de Alan García et les 27 % restant pendant les gouvernements de Fujimori.

À la différence de l’Argentine ou du Chili, au Pérou le phénomène a eu lieu dans la région andine, quechua, méprisée du pays, d’où le manque de visibilité - jusqu’à présent - de la cause des familles. Avez-vous vérifié cela ?

Sans aucun doute. Le profil du disparu au Pérou est celui d’un jeune andin, principalement paysan et parlant le quechua. Il y a également des enfants (40 dénonciations de disparition de personnes âgées de moins de quatre ans). Le fait que l’on n’ait pas beaucoup parlé des disparus au Pérou a quelque chose à voir, en effet, avec les caractéristiques des victimes, à savoir des citoyens sans voix, abandonnés et marginalisés. Ce rapport a pour objet de contribuer à ce que cette dette que nous avons à leur égard, et tout particulièrement envers leurs familles, puisse de quelque manière commencer à être soldée.

Pourquoi faisait-on disparaître les gens ?

Nous avons dit que tout indiquait que cette pratique était malheureusement un outil de la politique antisubversive. En plus des 4 022 personnes présumées disparues jusqu’à aujourd’hui, il y a près de 1 700 dénonciations qui correspondent à des personnes qui sont réapparues vivantes, certaines d’entre elles dans des dépendances de la police et de l’armée et d’autres parce qu’elles furent remises en liberté. L’information fournie pour ces personnes montre que les disparitions avaient pour objet d’obtenir des informations sur leur appartenance présumée à des organisations subversives. Pour obtenir cette information on a torturé systématiquement ces personnes dans la majorité des cas. Il y a là donc un lien étroit entre disparition forcée et torture.

Le droit international des droits humains a établi que la disparition forcée est un délit continu, c’est-à-dire que, aussi longtemps qu’elles ne sont pas réapparues vivantes ou mortes, les victimes continuent d’être privées de leurs droits fondamentaux et elles continuent d’être sous la responsabilité de ceux qui les ont arrêtées. Dans le cas du Pérou, selon ce point de vue juridique, ces plus de 4 000 disparus continueraient d’être des personnes subissant la violation de leurs droits humains. Les auteurs de ces délits pourraient-ils se retrancher derrière la loi d’amnistie de l995 ?

En effet, le droit international établit que la disparition est un délit de caractère continu ou permanent, ce qui signifie que, aussi longtemps que la victime ne réapparaît pas, le délit de disparition forcée continue d’être commis et les familles continuent d’attendre des informations sur ce qui s’est passé avec leurs êtres chers. Nous avons proposé de contribuer avec les familles à l’effort pour leur apporter cette information, pour établir ensuite les responsabilités correspondantes. Si on reconnaît que le délit est effectivement continu, je crois personnellement que la route est libre pour que la justice puisse intervenir dans ces faits, au-delà de ce qu’établit la loi d’amnistie qui est en vigueur seulement jusqu’à l’année 1995. Si ces délits continuent d’être commis en ce moment, la loi d’amnistie de 1995 ne pourrait pas les couvrir.

Quel est l’objectif de ce rapport ?

Ce que nous essayons de faire en organisant de façon systématique cette information est d’inscrire cette question dans l’agenda national. Nous ne pouvons pas regarder l’avenir si nous ne savons pas ce qui est arrivé dans le passé et si les familles des victimes n’ont pas la possibilité de connaître la vérité. Nous ne pouvons pas davantage éviter de mener une enquête nécessaire et approfondie sur ces faits qui constituent, y compris dans le droit péruvien, des crimes très graves, c’est-à-dire des délits contre l’humanité. Les normes internationales elles-mêmes auxquelles le Pérou a souscrit établissent que la disparition forcée appartient aux délits les plus graves, pour lesquels il n’y a jamais prescription. À cause de cela, des enquêtes doivent être menées pour identifier les responsables afin que de tels faits ne se répètent pas. Nous espérons que le rapport contribue à cet effort, qui consiste à établir la vérité, faire justice et accorder réparation aux familles des victimes.

 


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2443.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Ideele, novembre 2000.
 
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