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DIAL 2494

AMÉRIQUE LATINE - Une autre façon d’envisager le problème de la cocaïne

René Mendoza Vidaurre

samedi 1er septembre 2001, mis en ligne par Dial

N’y a-t-il pas d’autres réponses efficaces au problème de la cocaïne que celle qui consiste à s’en prendre à la coca ? Quelques vérités fondamentales sont ici rappelées concernant le marché de la cocaïne, les raisons de la consommation de cette drogue dans les pays du Nord et la nécessaire distinction entre coca et cocaïne. La question d’ensemble est située dans le cadre des relations Nord-Sud. L’auteur, René Mendoza Vidaurre, propose la mise en place d’une autre politique que celle massivement suivie actuellement dans le monde. Article paru dans Envío, avril 2001.


Un commerce aux bénéfices fabuleux

Une grande distorsion des prix apparaît dans le processus économique qui se développe tout au long de la chaîne coca-cocaïne. Voici des chiffres arrondis et approximatifs : il faut 275 kilos de feuilles de coca pour fabriquer deux kilos et demi de pâte. Avec ces deux kilos et demi de pâte on fait un kilo de cocaïne-base avec lequel on obtient 600 grammes de cocaïne pure. Comment les prix augmentent-ils dans cette chaîne ? Les 275 kilos de feuilles de coca sont payés à peu près 250 dollars au paysan bolivien ou péruvien qui les cultive. Les deux kilos et demi de pâte sont payés 5 000 dollars. Le kilo de cocaïne-base vaut 11 000 dollars et le kilo de cocaïne pure 20 000 dollars. Tous ces prix sont ceux du Sud.

Et dans le Nord, les prix s’envolent. Ce même kilo de cocaïne pure payé 20 000 dollars en Colombie ou en Bolivie en coûte 60 000 aux États-Unis. Ensuite, ce kilo se transforme en deux kilos de cocaïne dont la pureté est réduite de moitié, avec lesquels on obtient alors 120 000 dollars. Ensuite, la pureté de ces deux kilos est abaissée à 12% pour obtenir huit kilos qui, vendus au gramme dans les rues de n’importe quelle ville des États-Unis, peuvent rapporter jusqu’à 500 000 dollars.

Plus la cocaïne est pure et moins elle est dangereuse, mais plus elle est pure, plus elle est chère. Aux États-Unis et dans les sociétés du Nord, il y a de plus en plus de chanteurs, d’artistes, de politiciens et de chefs d’entreprise qui utilisent la cocaïne pour se sentir sûrs d’eux et être capables de faire ou de dire n’importe quoi face au public. Ces personnes payent n’importe quel prix pour avoir de la cocaïne de grande pureté. Ce que consomment les pays pauvres du Sud et les pauvres du Nord, ce n’est pas de la cocaïne pure mais du crack ou bazuko, une pâte de cocaïne pas bien raffinée et mélangée à divers produits chimiques qui causent beaucoup de dommages à l’organisme.

Nord et Sud : deux poids et deux mesures

La cocaïne n’est pas la coca. Leurs identités sont différentes. La coca est la culture centrale d’une civilisation millénaire qui a des consommateurs depuis des temps immémoriaux. La cocaïne a une histoire courte. C’est à la fin du XIXème siècle et au commencement du XXème qu’on a commencé à extraire la cocaïne de la feuille de coca, résultat de progrès chimiques et pharmaceutiques des pays développés du Nord. Très vite l’inhalation de cocaïne est devenue une mode pour les artistes et une partie de la haute société d’Europe et des États-Unis. En 1931, la consommation et la vente de cocaïne ont été déclarées illégales dans le monde entier.

La cocaïne est un produit transformé stimulant et dangereux pour l’organisme, comme l’alcool. L’alcoolisme est un vice aux conséquences néfastes, plus répandu dans le monde que la dépendance à l’égard des drogues. Mais faut-il, pour en terminer avec l’alcoolisme, déclarer la guerre aux producteurs de canne à sucre - matière première du rhum -, aux producteurs d’orge - matière première de la bière ? Faut-il incarcérer celui qui boit une bière ou un whisky ? Ces questions paraissent ridicules. S’en prendre aux producteurs de coca pour éradiquer la cocaïne devrait apparaître aussi ridicule.

La coca est un produit du Sud, mais les produits nécessaires pour fabriquer la cocaïne continuent à arriver dans le Sud en provenance des pays du Nord. Les petits avions qui arrivent aux États-Unis en transportant la cocaïne fabriquée en Bolivie repartent en Bolivie en transportant de l’éther fabriqué aux États-Unis. L’éther - un produit chimique indispensable pour fabriquer la cocaïne - est produit seulement par un très petit nombre d’usines aux États-Unis. Les narcotrafiquants latino-américains envoient de la cocaïne et les narcotrafiquants étasuniens envoient de l’éther. Puisqu’il s’agit du même commerce, pourquoi punir seulement les premiers ? Pourquoi deux poids et deux mesures : la tolérance pour le Nord et la répression pour le Sud ?

Une consommation stabilisée dans des sociétés en crise

Il est évident que la demande de cocaïne n’est pas déterminée par l’offre. La cocaïne n’est pas un produit dont les publicités à la télévision encouragent la consommation. À cause de son prix, la cocaïne est un produit de luxe. Il y a une offre parce qu’il y a une demande pour ce produit, simple expression d’une loi économique. La plus grande partie de la demande de cocaïne vient du Nord de la planète. Selon de nombreuses publications et statistiques officielles, la demande de cocaïne n’a subi que de petites variations pendant ces dernières années. Le plus gros marché est toujours les États-Unis - notamment dans les régions urbaines - où on observe une baisse de la consommation, bien qu’elle ait lieu surtout parmi les consommateurs occasionnels (casual users). Au Canada, après une baisse de la consommation dans la période 1993-97, elle a recommencé à monter en 1999. Les pays d’Europe dans leur ensemble ont vu la consommation augmenter pendant toute la décennie des années 90, à l’exception de 1998.

Les prix du marché - un marché caractérisé par la clandestinité et la violence - tendent à se stabiliser, après une baisse en Europe dans les années 90 et aux États-Unis dans les années 80. Les prix varient : dans les pays européens, les prix considérés comme moyens - selon la taille de la société - baissent en Italie, se maintiennent en Espagne, en Allemagne et en Suisse, et montent en France et en Grande-Bretagne. Toutes les données indiquent que non seulement l’offre n’est pas contrôlée, mais la demande non plus. Il n’y a pas de diminution significative de la consommation - comme on essaye de le faire croire - et ce qui prédomine est un ensemble de variables avec des tendances à la stabilisation.

Pourquoi tant de toxicomanes ?

On calcule qu’aux États-Unis il y a entre 20 et 30 millions de cocaïnomanes. Pourquoi une demande si élevée pour cette drogue ? Pourquoi la jeunesse, surtout celle du Nord, consomme de la cocaïne et devient dépendante de cette substance ? Frustration face à un système social ressenti comme excluant ? Le vide que produit l’individualisme et les relations d’amitié remplacées par la technobureaucratie et les règles froides d’un « vivre ensemble » presque nul ? Le fait de se sentir sans contrôle sur sa propre vie ? Après avoir fait des études participatives avec des consommateurs de drogue, Tom de Corte, criminologue et anthropologue belge, établit que le problème n’est pas tellement la drogue, mais le manque d’autocontrôle, un facteur qui s’aggrave chez les jeunes les plus pauvres. Le problème n’est pas la cocaïne. Le problème est dans les sociétés du Nord, dans leur système et dans leur logique de vie. Le plus raisonnable ne serait-il pas de chercher des réponses et d’organiser des programmes de « développement alternatif » là-bas, dans les sociétés du Nord ?

Légaliser la cocaïne ?

Tant qu’il y aura une demande, il y aura une offre. Bien que les États-Unis chargent de plomb le bâton et fassent grossir la carotte, la coca renaît dans d’autres aires et dans d’autres régions. On n’arrive pas à l’éradiquer. Parce qu’il y a une demande de coca dans le Sud en tant que composant des médicaments - elle a toujours existé - et fondamentalement parce qu’il y a une demande de cette drogue de luxe dans le Nord. À l’avenir, on produira peut-être la cocaïne sans avoir besoin des magnifiques feuilles de la coca. À l’avenir, la cocaïne sera peut-être légalisée dans le monde entier. Si cela arrive, avoir ruiné la vie de tant de familles paysannes, en avoir assassiné autant, quel sens cela aura-t-il ? L’histoire nous apprend que le café a été un produit prohibé, un produit considéré « immoral » à un moment du passé. Il en a été de même pour l’alcool. En 1919, on a promulgué aux États-Unis la « Loi sèche » qui interdisait la vente et la consommation de boissons alcooliques. Cette loi n’a pas fait baisser la consommation d’alcool, elle a seulement fait augmenter son prix jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Et elle a aussi fait apparaître des mafias de trafiquants d’alcool extrêmement puissantes et violentes. C’était l’époque d’Al Capone à Chicago. En 1933, la loi sur la prohibition a été abolie et les choses sont revenues à leur place : ceux qui buvaient ont continué à boire, le prix de l’alcool a diminué et les mafias ont perdu de leur pouvoir.

Les choses changent au cours du temps. Elles changent aussi selon les endroits. Aux Pays-Bas, au Danemark et en Belgique, la consommation de marijuana est légale, et les statistiques ne sont pas plus alarmantes dans ces pays que dans ceux où la marijuana est toujours un produit illégal, interdit et poursuivi. Un regard dans le temps et dans l’espace montre que l’aspect moral de n’importe quelle activité économique est souvent relatif. En outre, l’illégalité rend plus risqué n’importe quel commerce et ce sont ces risques qui causent les distorsions des prix. De plus, il y a toujours des réseaux de corruption autour de ce qui est illégal : les « entrepreneurs » de commerces illégaux doivent acheter des consciences, des autorités, des institutions... En outre, ce qui est illégal entraîne toujours de la violence. Comme il n’y a ni lois, ni tribunaux, ni autorités auxquelles recourir lorsqu’il y a des problèmes, tous les conflits sont résolus à coups de feu.

Des gens de plus en plus nombreux pensent et disent déjà dans le monde entier que la solution serait de légaliser la production, le commerce et la consommation de la cocaïne. C’est-à-dire libérer le marché. À une époque où le libre marché est la norme globale, cela est complètement logique. Le jour où la cocaïne sera légale, ce sera la fin des bénéfices fabuleux et la violence qui accompagne ce commerce diminuera. Évidemment, ceux qui sont les plus intéressés à la non-légalisation de la cocaïne sont les narcotrafiquants étasuniens, les Al Capone d’aujourd’hui, qui sont ceux qui gagnent le plus de millions avec la cocaïne.

Jouer avec le feu : une guerre inventée et non nécessaire

Le concept moral-immoral est particulièrement faux du point de vue de ceux qui, politiquement et économiquement, sont les puissants, qui dans le cas présent intervertissent les valeurs : l’ennemi est la cocaïne, mais ils attaquent la coca ; l’indésirable est le système qui ne satisfait pas la majorité de la jeunesse, mais ils mettent en prison des jeunes parce qu’ils ont goûté à la cocaïne ; on qualifie de péché le produit cocaïne - qui sera certainement légalisé à l’avenir - et le produit coca - qui depuis des milliers d’années a toujours été légal et élément sacré dans la culture de millions d’êtres humains -, et on commet un péché en versant le sang paysan dans une impunité absolue. Ne serait-il pas mieux de produire de nouveaux types de société au lieu d’inventer de nouvelles guerres ?

En inventant des guerres basées sur l’inversion des valeurs, on ne perçoit pas les profondes blessures qui sont causées, ni les répercussions qu’elles auront à moyen et long terme. Selon une loi de la physique, toute action - la politique du bâton - entraîne une réaction - le mouvement paysan - et de cette manière, les conflits en Bolivie, au Pérou et surtout en Colombie, loin de s’apaiser, s’aggravent. L’État peut humilier le monde paysan à court terme, mais il sème la violence à long terme.

Ce qui n’est pas un motif de préoccupation pour le gouvernement des États-Unis, ni pour les gouvernements du Sud qui se soumettent à sa politique, devrait l’être pour ceux qui sont du côté des majorités et qui travaillent pour éradiquer la pauvreté. L’État bolivien force les paysans à vivre en se souvenant de l’humiliation que des soldats appartenant à leur propre sang et même à leurs propres communautés leur ont infligé. Ces blessures pourront-elles être guéries à l’avenir en envoyant des fonds pour le « développement alternatif », le « développement durable », la « réduction de la pauvreté », le « développement de la perspective du genre [place de la femme] », et la « participation citoyenne » ? Pourra-t-on guérir ces blessures en envoyant des prêtres, des pasteurs, des techniciens d’ONG et d’agences internationales qui à l’heure actuelle gardent le silence face à cette guerre non nécessaire et cruelle ? Comment espérer que les enfants des paysans qui vont à l’école puissent écouter leurs enseignants parler de respect pour le président de leur patrie, quand la nuit précédente on a tué leur père, incarcéré leur frère et violé leur tante précisément au nom du président et de la patrie ? En Bolivie, la guerre contre les drogues révèle le talon d’Achille de la globalisation : le rejet des différentes cultures avec leurs propres intérêts et visions. Les pays du Nord imposent leurs valeurs et dilapident leurs ressources pour inventer des guerres dans d’autres pays. Les résultats de ces guerres ont prouvé que leurs valeurs et leurs diagnostics sont erronés.

La drogue de la guerre

Le gouvernement des États-Unis a des raisons cachées dans cette guerre : défendre ses propres « tsars de la cocaïne » et s’approprier les terres amazoniennes et leurs ressources, et en même temps éviter d’affronter les contradictions internes de son propre système, qui rend si malheureux des millions de leurs jeunes. Le gouvernement des États-Unis joue avec le feu. Le volcan des humiliés peut se réveiller. La violence qu’on est en train de semer pour qu’on ne sème plus de coca aura une seule récolte : plus de violence.

Le gouvernement bolivien devrait dialoguer avec le mouvement paysan des cultivateurs de coca, qui participent activement aux institutions du pays avec leurs propres députés à l’Assemblée législative et avec leurs conseillers dans les administrations municipales. Ce serait l’occasion de construire un projet national, sans avoir besoin de monter dans un char de guerre étranger. Le dialogue, à l’inverse du monologue qui impose une vision unique avec de plus en plus de bâton et avec une carotte qui ne nourrit pas, construirait un horizon commun. Un tel processus amènerait la Bolivie à éviter la drogue de la guerre.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2494.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Envío, avril 2001.
 
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