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L’Amérique latine et la nouvelle vague interventionniste

Loreta Telleria Escobar

mardi 28 août 2018, mis en ligne par Françoise Couëdel

Jeudi 14 août 2018.

L’après Guerre froide a été marqué par un nouveau type d’interventionnisme en Amérique latine de la part des gouvernements des États-Unis. Ce qui se caractérisait par l’occupation armée de nos pays, l’embauche de mercenaires pour déstabiliser les gouvernements nationalistes ou simplement par le soutien à des régimes dictatoriaux, a fait place à de nouvelles formes d’ingérence ou de manipulations politique, économique et sociale, qui ont eu pour objectif permanent de consolider le pouvoir impérialiste, par le biais d’un mécanisme puissant de destruction des États et des Nations.

À partir de 1991, le nouvel ordre mondial devenait la convergence idéale des intérêts économiques capitalistes, la distribution géographique du pouvoir se concentrait dans le monde occidental et la division sociale mondiale du travail engendrait un nouveau cycle intensif de paupérisation et de désagrégation sociale.

Dans ce nouveau scenario de transformation géopolitique, l’Amérique latine a continué à s’aligner sur le pouvoir hégémonique des États-Unis. À l’exception de Cuba, tous les pays du continent ont adopté les principes idéologiques du néolibéralisme ce qui a engendré, comme dans le passé, des problèmes de dette extérieure, de déficit fiscal, de chômage et de pauvreté qui ont touché la région. L’« unipolarisation » n’allait pas, semblait-il, sauver le monde des inégalités.

Mais l’après Guerre Froide n’a pas signifié non plus la paix ; le monde s’est vu impliqué dans un cycle de nouvelles violences. À partir de l’année 2000, l’espace post-soviétique, avec les dénommées « Révolutions de couleurs », a révélé la priorisation d’une nouvelle forme d’intervention. Les coups d’État en douce, ce qu’on appelle « la subversion politico-idéologique » [1] ont montré que la guerre de positions de type impérialiste était réelle et efficace. Face à l’influence potentielle de la Russie et de la Chine, les États-Unis se sont assurés le contrôle de la Serbie-Yougoslavie (2000),de la Géorgie(2003), de l’Ukraine(2004), du Kirghizistan (2005) et du Liban(2005).

Parallèlement, après l’attaque terroriste du 11 septembre 2001, les États-Unis, le gouvernement d’alors, avec ses alliés européens par l’intermédiaire de l’OTAN, ont décidé d’envahir et d’occuper l’Afghanistan,(2001) et l’Irak (2003), ce qui s’est soldé par un triste bilan humain inconnu à ce jour – de morts, de blessés et de torturés–, mais aussi par de fortes potentialités de gains économiques, que se sont répartis les fournisseurs privés, en matière de reconstruction, de guerre, de vente d’armes et d’accès direct à des territoires stratégiques et à des ressources pétrolières. Il faut ajouter à cela les actions en Lybie et en Syrie en 2011, toutes deux selon une combinaison intelligente de stratégies : d’abord la subversion politico-idéologique puis l’invasion. Le commun dénominateur de tous ces évènements a été la participation active du gouvernement des États-Unis et de ses agences de « coopération ». Cette conspiration et cette déstabilisation ont contribué non seulement à permettre l’intervention, mais pire encore, à détruire les États où ils sont intervenus…

Un impact mobilisateur

De leurs côtés, en Amérique latine, où le bilan géopolitique a toujours été en faveur de l’empire, dans la période même où avaient lieu les révolutions de couleurs et les invasions au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Afrique se produisait un processus inédit : plusieurs pays s’alignaient contre l’impérialisme et la domination despotique du capitalisme. Les années comprises entre le triomphe de Hugo Chávez au Venezuela, en 1999, et la formation de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC), en 2010, représentent dans la région la Décennie de la résistance et de l’unité. Jamais auparavant on n’avait connu une avancée aussi spectaculaire, celle dont avaient rêvé en leur temps Martí et Bolívar.

Le Venezuela de Chávez, le Brésil de Lula (2003), l’Argentine de Néstor Kirchner (2003) et Cristina Fernández (2007), l’Uruguay de Tabaré Vásquez (2005, et José Mujica (2010), le Honduras de Manuel Zelaya (2006), la Bolivie de Evo Morales (2006), le Nicaragua de Daniel Ortega (2007), l’Équateur de Rafael Correa (2007) et le Paraguay de Fernando Lugo (2008) ont représenté un siècle historique, caractérisé, dans chacun de ces pays, par l’application de politiques de dimension sociale et économique avec des résultats satisfaisants dans les secteurs les plus vulnérables de la société.

Au niveau régional, l’impact a été mobilisateur. La création de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de Notre Amérique (ALBA) en 2004, l’échec de la Zone de libre Échange des Amériques (ZLÉA), un an plus tard, ainsi que la constitution de l’Union des Nations sud-américaines (UNASUR) en 2008 et de la CELAC (Communauté des États latino-américains et caribéens) en 2010, ont révélé au monde la construction d’un bloc uni, capable de faire entendre sa propre voix et d’affronter tout ce qui allait contre les intérêts étatiques et régionaux. Sans nul doute, l’histoire retiendra cette période comme celle au cours de laquelle l’Amérique latine a été sur le point d’obtenir son indépendance.

Mais telles des tentacules qui s’étendent sur plusieurs fronts, le gouvernement des États-Unis, avec ses mécanismes respectifs d’ingérence, qu’ils s’appellent Ambassades, Commando Sud, CIA, USAID, DEA, NED, IRI, ou NDI… [2] ont œuvré avec acharnement pour venir à bout de cet alignement régional autonome. Les processus anti-hégémoniques se sont vus attaqués par le montage de coups d’État, des coups État en douceur, l’usage de la diplomatie de l’intervention [3]et de tout mécanisme qui déstabiliserait et viendrait à bout des gouvernements de type progressiste.

Il suffit de rappeler les coups d’État avortés contre Hugo Chávez (2002), Evo Morales (2008), Rafael Correa (2010), les coups réussis contre Manuel Zelaya (2009) et Fernando Lugo (2012), le déploiement de force de sécurité états-unienne avec la réactivation de la IVe flotte du Commando Sud (2008), l’installation de nouvelles bases militaires avancées (FOL, Forward Operations Locations) dans plusieurs pays de la région et l’emploi de stratégies plus souples, plus subtiles du Département de la défense, le déploiement de personnel d’intelligence et d’entraînement de Forces spéciales.

Au cours de cette même période, financés par le gouvernement nord-américain, la Colombie et le Mexique ont mis en place des plans de lutte contre le narcotrafic et le terrorisme ; c’est le cas du Plan Colombia (2000) et du Plan Mérida (2008) qui, outre leurs résultats internes catastrophiques, avaient pour but de militariser la région ; ceci ajouté aux divers accords de libre échange signés par les États-Unis et quelques pays d’Amérique latine [4] qui avaient pour objectif de faire contrepoids au pouvoir émergent des gouvernements de gauche.

Le retour au passé

Malheureusement, au cours des dernières années, l’alignement anti-hégémonique a été affaibli par deux acteurs qui ont usurpé historiquement l’indépendance politique et économique de nos pays : le gouvernement des États-Unis et les élites antinationales latino-américaines. Une nouvelle vague interventionniste submerge la région. L’unité latino-américaine obtenue au cours de la décennie de revendications autonomistes s’affaiblit de jour en jour. L’ALBA, l’UNASUR, et même la CELAC sont progressivement démantelées par leurs propres fondateurs.

Les grands pays à tendance progressiste, il fut un temps, tels que le Brésil et l’Argentine sont aujourd’hui aux mains de la droite inféodée. Le coup d’État parlementaire contre Dilma (2016) et l’emprisonnement de Lula (2018) démontrent, de toute évidence, qu’ils sont prêts à tout pour en finir avec les vestiges du passé immédiat. Cela nous amène peut-être à comprendre que le pouvoir est un moyen efficace, non seulement pour redistribuer la richesse, mais aussi pour en finir avec tous ceux qui nous l’ont volée. De son côté l’Argentine, avec Macri fait à nouveau appel au « Fonds », signe fatidique de ce que l’histoire se répète.

Les États-Unis reprennent possession de ce qu’ils avaient conquis. Avec l’Organisation des États américains (OEA) soumise à leurs desseins, l’appui toujours subordonné de pays comme le Pérou, le Chili, et la Colombie [5]entre autres, et la récupération de leur puissance impériale en Argentine, au Brésil et en Équateur, ils sentent qu’ils sont en mesure de revenir à la situation antérieure et, ce faisant, de reprendre le contrôle d’une région stratégique dans le monde, de conforter une position importante sur l’échiquier géopolitique mondial, sur lequel la Russie et la Chine avancent leurs pions.

En même temps, l’attaque contre le Venezuela, le Nicaragua et la Bolivie, les seuls pays qui maintiennent la ligne d’un espoir de changement, se fait de plus en plus implacable. Le déploiement des mécanismes interventionnistes ne cesse pas et ces pays doivent affronter non seulement la subversion politico-idéologique interne mais aussi l’acharnement médiatique dirigé contre eux. Ces trois pays, ainsi que Cuba souveraine, et le triomphe encourageant de López Obrador au Mexique, nous indiquent le chemin à suivre de la résistance et de la rébellion car tout n’est pas encore perdu.


Loreta Telleria Escobar est une politologue et économiste bolivienne. Ses thématiques de recherche portent sur la sécurité, la défense et les relations Bolivie-États-Unis.

Texte original (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/194720.

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[1Une modalité de l’activité de l’ennemi destinée à agir sur la conscience des personnes, des groupes, des secteurs de la société ou de la population, avec l’intention de les amener à adopter des comportements ou à réaliser des actions qui visent à renverser le régime socialiste, en suscitant un sentiment d’opposition, avec une base sociale nécessaire, destiné à saper de l’intérieur notre société et prendre le pouvoir politique dans le but de transformer le système socio-politique et économique en vigueur. Voir : Néstor Iturbe et Osvaldo Sotolongo (2012), Subversión Política Ideológica, La Havane : Ciencias Sociales.

[2CIA (Agence Centrale d’Intelligence) a été créée en 1947, l’USAID (Agence des États-Unis pour le développement international, en 1961, la DEA (Administration pour le contrôle des drogues) en 1973, la NED (Fondation nationale pour la démocratie), l’IRI (Institut républicain international) et le NDI (Institut national de démocratie) en 1983.

[3Elle réside dans l’application, dans le cadre des relations internationales, de méthodes précise de mise en relation, qui se caractérisent par l’usage de mécanismes de pression ou de coercition, dans le but d’atteindre des objectifs exclusifs pour le pays qui les met en œuvre, au détriment du pays récepteur.

[4Les États-Unis ont signés des Accords de libre échange avec la Colombie, le Panama, le Chili, le Pérou, la République dominicaine et tous les pays d’Amérique centrale, ainsi qu’avec le Mexique (TLCAN qui inclut aussi le Canada).

[5Ce n’est pas un hasard que la Colombie ait été le seul pays de la région à appuyer l’attaque de l’Irak, en 2003, et à avoir assumé en mai 2018 le rôle d’« allié global » de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

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