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AMÉRIQUE LATINE - Pour un nouveau pacte social

Karina Batthyány

vendredi 31 juillet 2020, mis en ligne par Dial

Ce texte a été publié dans le Courrier de l’UNESCO de mars 2020. L’autrice, Karina Batthyány, est secrétaire exécutive du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO) et professeure à la faculté de sciences sociales de l’Université de la République (Uruguay).


Baisse des revenus, abandon scolaire, développement du travail informel, hausse brutale du chômage : les conséquences sociales de la crise sanitaire sur les habitants de la région Amérique latine et Caraïbes ont été massives. Pour éviter un creusement des inégalités, Karina Batthyány plaide en faveur de la mise en place d’un système social plus solidaire et plus juste.

La pandémie du coronavirus a eu un impact sans précédent sur la vie quotidienne des habitants de la région Amérique latine et Caraïbes. Ces répercussions affectent de manière particulièrement grave les foyers à faibles revenus. De fait, l’état d’urgence sanitaire déclaré pour faire face au Covid-19 a déréglé les modèles de vie habituels.

Dans la région, l’ampleur de la crise a rouvert certains débats sur le rôle de l’État, de la politique en général et des politiques publiques en particulier. Alors que certains voient s’approcher le spectre de la fin de l’humanité, d’autres affirment que rien ne va changer. Ce qui est sûr, c’est que nous nous trouvons dans une phase de transition vers des sociétés dont certains aspects seront remaniés à court et moyen terme dans la région latino-américaine.

Les projections économiques de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) prévoient une contraction du produit intérieur brut (PIB) régional de 5,3 % pour 2020, soit la pire récession en Amérique latine depuis un siècle. Elles tablent également sur une augmentation importante du nombre de chômeurs (+ 12 millions) dans la région, où 53 % des emplois relèvent de l’économie informelle. Un pronostic particulièrement préoccupant lorsqu’on sait que les pays latino-américains versant des allocations chômage sont peu nombreux : seuls l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, l’Équateur et l’Uruguay prévoyaient une assurance chômage pour les travailleurs du secteur formel en 2019.

Les plus pauvres frappés de plein fouet

Au vu des inégalités économiques et sociales dans la région, les conséquences du chômage affecteront de manière disproportionnée les pauvres et les couches vulnérables de la population à revenus intermédiaires. Elles toucheront aussi plus durement les femmes.

Par ailleurs, il est probable que la crise se traduira par une explosion de l’emploi informel, auquel une partie de la population aura recours pour survivre. Les familles les plus pauvres risquent de se trouver dans l’obligation d’envoyer leurs enfants sur le marché du travail. On prévoit une hausse de 3,5 points de pourcentage de la pauvreté et de 2,3 points de pourcentage de la pauvreté extrême (CEPAL, 2020).

L’effondrement des systèmes de santé dans plusieurs pays met également en évidence la nécessité de progresser vers la consolidation d’un système de santé universel dont la qualité soit garantie, qui dispose des ressources nécessaires pour faire face aux situations de crise et qui envisage la santé de manière globale, en prenant en compte la situation socio-économique des personnes et leur qualité de vie.

Le modèle économique actuel a généré des inégalités et une profonde concentration de la richesse. Et en l’absence d’un État providence universel, l’accès aux prestations sociales reste un privilège dans la région. Avant le coronavirus, cette situation représentait déjà un problème majeur, mais aujourd’hui il s’agit d’une question de survie. Il est indispensable de repenser les politiques économiques et de promouvoir le travail décent et le respect universel des droits sociaux.

Revenu citoyen

Le contexte actuel ouvre la voie au débat sur la nécessité d’un revenu citoyen dans la région. L’accès aux biens essentiels est en effet la condition nécessaire à l’affirmation d’une citoyenneté démocratique, garante de la dignité des individus. La région Amérique latine et Caraïbes est la plus inégalitaire de la planète, et cette crise sanitaire risque d’accentuer encore cette situation.

Enfin, il est important d’analyser l’impact de l’état d’urgence sanitaire sur les inégalités de genre, en matière notamment de garde d’enfants et de soins apportés aux personnes âgées, qui peuvent être considérés comme une expression de la division sexuelle du travail.

Le confinement s’est avéré une mesure efficace de lutte contre le Covid-19, mais il a ébranlé les dynamiques professionnelles, domestiques et de prise en charge des enfants et des personnes âgées, affectant principalement les travailleurs et travailleuses du secteur informel, les enfants et les femmes. Il a eu pour effet d’alourdir le travail domestique ainsi que la garde des enfants et les soins aux personnes âgées, tâches qui constituent le pilier des foyers et qui, historiquement, ont permis au monde de fonctionner.

Les femmes fragilisées

Selon des chiffres de l’Organisation internationale du travail, 126 millions de femmes travaillent dans le secteur informel en Amérique latine et dans les Caraïbes, ce qui équivaut à environ la moitié de la population féminine de la région. Une situation qui est notamment synonyme de précarité, de faibles revenus et d’un manque de mécanismes de protection essentiels.

L’emploi informel est très répandu dans de nombreux pays de la région. En Bolivie, au Guatemala et au Pérou, 83 % des femmes occupent des emplois informels et ne bénéficient d’aucune couverture sociale ni de protection en droit du travail. Dans la région, près de 40 % des femmes actives sont employées dans les secteurs du commerce, de la restauration, de l’hôtellerie et du travail domestique, qui sont les plus affectés et les moins protégés dans le contexte de la crise actuelle.

Une grande partie des femmes latino-américaines cesseront donc de percevoir des revenus pendant une période particulièrement difficile, ce qui risque de fragiliser encore leur condition. Actuellement, en Amérique latine, pour 100 hommes vivant dans l’extrême pauvreté, on compte 132 femmes.

Nouveau « pacte social »

Dans la région, le confinement a également eu pour conséquence une augmentation de la violence de genre. Nous savons que la précarité économique et l’instabilité sociale font exploser cette violence dans la sphère domestique. De plus, la consigne de distanciation sociale et de confinement au sein du foyer suppose que le foyer soit un endroit sûr, ce qui n’est pas le cas pour nombre de femmes et d’enfants.

Face à ces défis, il s’agit en définitive de construire un nouveau « pacte social » fondé sur la reconnaissance de la solidarité et de l’interdépendance en tant que valeurs fondamentales pour l’établissement d’un système social plus juste dans la région. Cette crise met en évidence les conséquences de la marchandisation des ressources publiques et communes sur la vie. La pandémie semble montrer clairement que les États ne sont pas morts et qu’ils ont un rôle majeur à jouer dans la mise en œuvre de politiques capables de transformer efficacement la réalité.

Les politiques publiques doivent s’attaquer au défi sans cesse différé de l’établissement de systèmes universels de protection, axés sur les personnes plutôt que sur le marché et accordant une place centrale à la vie et aux soins. Pour relever ce défi, l’État, et plus particulièrement l’État social, a un rôle majeur à jouer, et le renforcement d’une coopération régionale et internationale est plus nécessaire que jamais.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3541.
 Source (français) : Courrier de l’UNESCO de mars 2020.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la source originale (Courrier de l’UNESCO - https://fr.unesco.org/courier) et l’une des adresses internet de l’article.

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