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DIAL 3549

URUGUAY - Semences et agroécologie : Entre initiatives individuelles et politiques publiques

Azul Cordo

mercredi 21 octobre 2020, par Dial

Cet article d’Azul Cordo, journaliste argentine installée en Uruguay, a été publié dans le numéro 1804 de l’hebdomadaire Brecha (19 juin 2020). Le Plan national de production sur des bases agroécologiques, inscrit dans la Loi 19 717, prévoit un soutien public plus important de l’agriculture familiale agroécologique mais le nouveau gouvernement du président Luis Lacalle Pou (Parti national, droite), qui a pris ses fonctions le 1er mars 2020, n’a pas l’air trop pressé de faire fonctionner les nouvelles institutions et dispositifs prévus par la loi.


Comment produire des aliments sains pendant une pandémie ?

Ils se rendaient à la soupe populaire lors de la crise de 2002. Aujourd’hui, jeunes agriculteurs qui produisent du bio, ils approvisionnent cantines, jardins potagers et foires de quartier, tout en se battant pour la concrétisation du Plan national d’agroécologie, actuellement bloqué par le nouveau gouvernement.

Lorsque la souveraineté alimentaire s’exerce en partant des sillons, il se passe ceci : Juan Pablo Carbone s’entretient au téléphone avec Brecha pendant qu’il récolte des pommes de terre dans une partie des 20 hectares d’Aldea Avatí, une coopérative sociale de production agroécologique de denrées alimentaires et de travail collectif de la terre à Rincón de Pando (Canelones) constituée par huit jeunes engagés dans une démarche de permaculture.

Originaire de Montevideo, il raconte qu’il n’a pas eu besoin de fréquenter les soupes populaires en 2002, mais que ce fut le cas de plusieurs de ses collègues qui, durant cette crise, se rendaient à la cantine d’Empalme Olmos parce qu’ils n’avaient rien à manger. Maintenant, ils font partie de ceux qui alimentent les nouvelles cantines qui ont surgi avec l’urgence sanitaire.

« Cette crise nous a surpris les pieds dans la terre », déclare Carbone, tandis que le vent s’infiltre sous le casque. « En 2002, certains de mes camarades étaient enfants et venaient manger ici. On voyait alors que d’autres camarades de la zone étaient fragiles et on se demandait comment aider à partir de ce que nous faisions. L’organisation d’Empalme Olmos est forte et montre toute l’importance de la mémoire collective pour enclencher des systèmes de solidarité. »

D’Aldea Avatí, ils sont entrés en contact avec des membres de la Plénière de l’axe route 8 – qui s’étend du kilomètre 22 à Soca, et inclut Pando, Empalme Olmos, Barros Blancos, Suárez et Camino Andaluz –. La plénière recueille des dons de commerçants, d’agriculteurs et d’habitants, ainsi que les apports du mouvement syndical et, deux fois par semaine, ils livrent les marchandises à ceux qui s’occupent de chaque cantine ou soupe populaire. En avril, ils ont réussi à fournir 15 soupes populaires et cinq cantines, qui ont pu nourrir environ 1 500 personnes, indique Rodolfo Acevedo, membre de la Plénière, sur le portail d’information de la Plenière intersyndicale de travailleurs – Convention nationale de travailleurs (PIT-CNT).

« Ils nous achètent des paniers, qu’ils viennent retirer au domaine pour les apporter aux cantines », ajoute Carbone. « Nous n’avons pas pu répondre à toutes les demandes parce qu’une période de sécheresse nous est tombée dessus, mais nous avons fourni ce que nous avions. » Une autre façon d’approvisionner les cantines est l’opération « Une pour deux » : ces producteurs vendent leurs produits à des marchés comme celui de Pinamar en suivant la démarche proposée par Slow Food Uruguay : ils proposent aux consommateurs d’acheter deux produits en en gardant un pour eux et en acceptant que le second soit donné aux espaces solidaires.

D’autres jeunes producteurs qui, comme ceux d’Aldea Avatí, ont vécu l’expérience de la soupe populaire et produisent aujourd’hui des aliments sains pour la collectivité, sont membres des collectifs El Ombú, à Paysandú, et Los Parientes, à Treinta y Tres. Les trois groupements possèdent des germoirs pour la conservation et la reproduction de semences qu’ils échangent ensuite dans les marchés du Réseau national de semences autochtones et créoles, qui regroupe plus de 350 producteurs et productrices de 14 départements.

Diverses semences – laitue, haricots verts, mizuna, brocoli, épinard, blette, roquette, cresson, poireau, pois chiches, ail, potiron, courge, poivron, oignon et plantes aromatiques – ont été données par des exploitations familiales de Canelones et le Centre régional sud de la Faculté d’agronomie pour être distribuées par caisses au Réseau de vergers communautaires, à la soupe populaire du club de babyfoot de Toledo, aux jardins familiaux de Pajas Blancas et Santa Catalina, et à la polyclinique d’Asse de Piedras Blancas, a indiqué à Brecha le coordonnateur technique du réseau de semences, Mariano Beltrán.

« Nous invitons les gens à s’associer à la conservation et la revalorisation de variétés créoles et autochtones. Chaque caisse était accompagnée d’une fiche technique sur la reproduction et la conservation de ces semences, élaborée par le Réseau, et contenait sept variétés créoles en quantité suffisante pour six jardins de 50 mètres carrés chacun, soit une quantité suffisante pour semer sur 300 mètres carrés de terre diverses cultures fournissant une alimentation variée et équilibrée », a expliqué l’ingénieur agronome.

D’autres représentants de groupes du Réseau se rendent directement chez les gens qui demandent des semences ou qui désirent créer un jardin. Ils leur apportent les paquets, des engrais biologiques et des piquets pour préparer la terre, « afin que la semence n’arrive pas à destination d’une façon anonyme, parce que nos semences disent beaucoup de choses », explique Marcelo Fossatti, qui coordonne huit groupes du Réseau de semences, groupes composés de quelque 120 familles de Canelones, Maldonado, Rocha et Lavalleja.

Avec des semences du Réseau et de la bonne terre apportée par El Ombú, le collectif Résonance féministe a monté le projet Semons la solidarité : il consiste à créer des pépinières de jeunes plants, entretenues par des personnes de plus de 65 ans qui viennent au Centre de jour de Paysandú du Système national de soins pour réaliser des activités qui favorisent leur autonomie. À la fin de mai, ces cultures ont été remises à des familles qui les ont ensuite transplantées et créé leurs jardins.

« Tout se fait à la force du poignet, par la volonté d’agriculteurs, de collectifs et de gens qui ne restent pas les deux pieds dans le même sabot », déclare Poppy Brunini, de Résonance, exauçant le vœu « que nous soyons organisées face à la pandémie ».

Changement climatique

La sécheresse évoquée par Juan Pablo a touché une grande partie des cultures et du bétail. Les précipitations tombées en décembre, janvier et février ont été inférieures à la normale sur presque tout le territoire. Le 9 mars, l’état d’urgence agricole pour cause de déficit hydrique a été déclaré sur 800 000 hectares à Montevideo, Canelones, Lavalleja, San José et Maldonado, et étendue ensuite à Artigas, Cerro Largo, Rivera, Salto et Treinta y Tres. De fait, aujourd’hui marque le terme du délai accordé aux agriculteurs concernés pour solliciter le Fonds agricole de secours prévu pour ces cas.

L’agroécologie permet de « refroidir la planète », disent des organisations comme Écologistes en action et La Vía Campesina. Ce qui signifie atténuer les effets du changement climatique provoqué par la hausse des températures de surface à l’échelle mondiale – hausse qui devrait se situer entre 1,5 et 2 degrés selon les estimations du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat en 2018 –, cette hausse étant provoquée par les émissions de dioxyde de carbone et de gaz à effet de serre produites, par exemple, par la production agroindustrielle de denrées alimentaires.

Comment refroidir la planète ? Au moyen de pratiques agricoles écologiques respectueuses des rythmes de la nature, sans recourir aux produits agrotoxiques ni à la production transgénique, et en misant sur la conservation, la reproduction et l’échange des semences autochtones et créoles sans brevet ni monopole. C’est quelque chose qui pourrait relever ici non plus de la bonne volonté de producteurs individuels mais des politiques publiques élaborées dans le cadre d’une stratégie nationale portée par le ministère de l’élevage, de l’agriculture et de la pêche (MGAP) à travers le Plan national de production sur des bases agroécologiques (connu sous le nom de Plan national d’agroécologie, ou PNA), inscrit dans la Loi 19 717 adoptée en décembre 2018 et dont le décret d’application a paru le 4 juin 2019, après des années de revendications d’organisations comme le Réseau des semences, le Réseau de l’agroécologie et le Réseau de vergers.

Ces réseaux demandent depuis mars aux nouvelles autorités de la Direction générale du développement rural (DGDR) de réactiver la Commission honoraire (CH) du PNA, à laquelle il incombe de définir le plan et le budget qui devraient encadrer l’agroécologie au cours du prochain quinquennat. Conformément aux dispositions en vigueur, le plan devrait être prêt en septembre.

Selon les informations recueillies par Brecha, la DGDR a rencontré le 28 mai les délégués qui étaient membres actifs de la Commission honoraire depuis son installation au mois de septembre de l’an passé. Selon ce qu’ils ont déclaré au journal, les personnes présentes à cette réunion ont eu l’impression que les nouvelles autorités ne connaissaient pas bien le texte de la Loi 19 717 et qu’il était difficile de savoir si ces dernières soutenaient ou non l’ébauche de plan présentée le 19 février dernier par les organisations et institutions composant la Commission.

La Commission honoraire doit être présidée par un représentant de la DGDR. Depuis son installation, elle l’était par le directeur du Développement rural. Mais désormais le nouveau titulaire de cette fonction, Pablo Lanz, n’en assurera pas la présidence.

Une nouvelle réunion, programmée pour le 11 de juin, a été reportée jusqu’à nouvel ordre parce que la DGDR « ne connaît pas encore le nom de la personne chargée de la question », selon ce que la Direction de la communication a indiqué à Brecha.

Le nouveau directeur du Développement rural, également candidat au département de Florida pour le parti Colorado, avait déclaré le 28 février à la Revista Agropecuaria qu’il mettait pour l’instant « entre parenthèses » la « dimension politique » de sa candidature, mais que, « dans les quelques jours précédant les élections », il prendrait un congé pour se concentrer « sur cette question ».

L’État et la terre

Inés Gazzano, directrice du Département des systèmes environnementaux à la Faculté d’agronomie et représentante de l’Université de la République (Udelar) à la Commission honoraire, a déclaré à Brecha que « l’on devine chez les autorités une certaine méconnaissance de la façon dont est né ce qui est devenu aujourd’hui un texte de loi, ainsi que de la question agroécologique en soi ».

« L’agroécologie est, dans notre pays, un projet vieux de trente ans, qui offre une grande capacité et une grande force de développement, mais cela ne veut pas dire qu’il n’a pas besoin d’un soutien budgétaire, tout comme il est nécessaire de prêter attention à l’agriculture familiale qui est une question clé pour la production », a-t-elle expliqué.

Pour Gazzano, l’agroécologie peut s’appuyer sur « la force dont disposent le monde universitaire et les organisations membres de la Commission pour empêcher que ce projet s’effondre, mais ce dernier a aussi besoin du soutien de l’État ». Cependant, actuellement, « il existe un vide dans la mesure où les autorités compétentes ne sont pas désignées et où la Commission n’est pas convoquée », a-t-elle ajouté. « C’est une situation compliquée parce qu’aujourd’hui l’agroécologie et les structures familiales sont essentielles à la production alimentaire. »

« Nous devons miser sur l’occupation et la possession de la terre, et soutenir les démarches des jeunes qui montent des projets pour solliciter des terrains à l’Institut national de colonisation, institution qui est menacée par un projet de loi examiné en urgence. La souveraineté alimentaire sans la terre est impossible », a averti de son côté Juan Pablo Carbone, qui, en plus d’être membre d’Avatí, représente le Réseau de semences à la Commission honoraire, alors qu’il termine sa récolte de pommes de terre et s’apprête à se rendre à Paysandú, où il retrouvera des camarades pour organiser le cinquième Camp des jeunes du Réseau, qui se tiendra en octobre.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3549.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Brecha, n° 1804, 19 juin 2020.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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