Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2000-2009 > Année 2002 > Mai 2002 > AMÉRIQUE LATINE - Bartolomé de las casas, un prophète pour notre temps

DIAL 2551

AMÉRIQUE LATINE - Bartolomé de las casas, un prophète pour notre temps

Rafael Aragón

mercredi 1er mai 2002, par Dial

Il y a 500 ans, le 17 avril, Bartolomé de Las Casas arrivait en Amérique. Il fut un défenseur infatigable des Indiens et un opposant acharné aux exactions et massacres qui accompagnèrent la Conquête. Que nous dit aujourd’hui cette figure ? Que signifie le fait que l’autorité ecclésiale préfère canoniser d’autres personnages dont la charité est davantage tournée vers l’assistance que vers la justice ? Texte reçu de Rafael Aragón, frère dominicain vivant au Nicaragua, responsable de la revue d’analyse et de réflexion théologique Alternativas (Managua).


L’histoire est paradigmatique. Se souvenir d’un personnage, c’est refléter en lui notre propre réalité et voir que sa façon d’agir peut être une référence pour notre propre comportement. C’est ce que prétendent les historiens lorsqu’ils nous racontent les origines d’une nation ou la formation d’un peuple avec ses légendes, ses mythes et ses chants épiques. C’est aussi le sens des canonisations : avec la déclaration officielle d’un saint, l’Église offre un modèle de conduite au peuple chrétien. Bartolomé est l’une des grandes figures de l’histoire de l’Église, liée aux années difficiles de la conquête. L’Ordre dominicain a initié un processus de béatification dans le but d’offrir un exemple au peuple chrétien à l’occasion des célébrations de 1992, mais l’objectif n’a pas été atteint. Nous étions quelques-uns à penser que Jean-Paul II ferait à tout le moins une mention du travail d’évangélisation du frère Bartolomé de Las Casas et de ses compagnons dominicains dans quelques-uns de ses discours pendant la réunion de la Conférence épiscopale latino-américaine (CELAM) célébrée à Saint-Domingue, lieu chargé de symbolisme et des souvenirs du mouvement prophétique des premiers évangélisateurs, spécialement de la vie du frère Bartolomé : c’est dans l’île La España qu’eut lieu sa conversion, qui le fit passer de la situation de clerc encomendero1 à celle de frère dominicain et de fervent défenseur des Indiens. À cette occasion, le pape canonisa un religieux qui avait consacré sa vie à alléger par ses œuvres caritatives les misères humaines causées par le système colonial.

L’identité prophétique de Las Casas nous conduit à pénétrer dans l’essentiel de la foi chrétienne elle-même. Depuis Jésus, le nouveau temple où l’on rend un culte agréable à Dieu est la personne humaine. Cette intuition originale du christianisme fait que ses pratiques sont radicalement différentes des façons d’agir présentes dans les vieilles religions. Pour le chrétien, croire en Dieu est pratiquer la justice, promouvoir la vie dans toutes ses expressions et défendre les droits de la personne humaine.

Au fond, le problème en question est celui de l’essence même du christianisme, qui contraste avec la tradition fort ancienne d’un modèle de chrétienté dont nous avons hérité, toujours présent dans l’Église malgré le renouveau conciliaire. Quand la religion devient officielle et s’unit au pouvoir politique, elle perd son pouvoir critique prophétique. Nous en avons un exemple avec le thème de la corruption : nos évêques n’ont pas les mains libres pour pouvoir en faire une vigoureuse dénonciation et ne se risquent pas à juger de cette situation à partir de l’Évangile.

Dans ce modèle d’Église et de société, le prophétisme n’a pas de place. Les grands saints d’Amérique latine ne sont pas des théologiens ni des martyrs et moins encore des prophètes. Nous avons des exemples remarquables de ce que je dis dans saint Martín de Porres, proclamée patron de la charité par Paul VI, un mulâtre qui attira par sa sensibilité religieuse et son amour des pauvres, qui entra comme oblat au couvent Saint-Dominique de Lima et se distingua par les œuvres de miséricorde et de charité à l’égard des plus nécessiteux. Rose de Lima, mystique visionnaire qui, par son ascétisme radical, attira les masses populaires dépourvues d’autre lumière à l’horizon de leur vie. Jean Macías, l’immigrant converti en un homme de prières rempli d’humanité, pour sauver les âmes du purgatoire par ses prières et ses sacrifices. Dans la liste des saints de l’époque n’apparaissent pas les grands penseurs, ni les théologiens, ni les juristes défenseurs de la dignité des Indiens comme Bartolomé de Las Casas au Chiapas et en Amérique centrale, Domingo de Santo Tomás au Pérou, Julián Garcés et Bernardino de Minaya en Oaxaca au Mexique...

Il plaît davantage à l’Église d’officialiser la pratique d’une charité assistentialiste, nécessaire dans de nombreux cas, mais insuffisante pour vivre sa vocation prophétique, que de reconnaître officiellement devant le peuple catholique le témoignage de ses martyrs et la voix de ses prophètes. Une charité sans justice ne satisfait pas aux exigences d’un vrai chrétien, et bien que Sœur María Romero va rapidement être sur les autels, un nouvel exemple de sainteté sans justice nous surprend et nous déconcerte, surtout au Nicaragua où nous connaissons de nombreuses expériences d’hommes et de femmes généreusement dévoués à la cause du peuple.

Célébrer le cinquième centenaire de la venue de fr. Bartolomé de Las Casas sur les terres américaines, c’est recueillir dans un nouveau contexte sa mémoire prophétique et subversive. Il est bien que les intellectuels profitent de cette date pour organiser des rencontres, débattre de leurs idées, dévoiler des plaques sur les places, élever des monuments, faire connaître son œuvre et ses écrits dans le cadre de débats culturels. Mais Valdivisio et Las Casas, comme Mgr Romero et Gerardi, appartiennent au courant prophétique et aux groupes contestataires et ils renaîtront au milieu de nous dans la mesure où nous prenons part à ces luttes sociales.

Parler de Bartolomé de Las Casas à notre époque, c’est l’unir au réveil de la conscience critique des groupes qui ouvrent de nouveaux espaces pour que naisse et se renforce un mouvement contestataire et prophétique, à la recherche d’alternatives au système néolibéral mondialisé, à partir de la solidarité avec les exclus. Un nouveau modèle de société est en gestation dans cette perspective, une nouvelle culture encore difficile à percevoir, mais les objectifs peuvent déjà en être aperçus. Sommes-nous prêts à franchir ce pas ?


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2551.
 Traduction Dial.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite

Messages

  • paix à tous !
    Juste une reponse à l’auteur de ce viel article.
    Il est juste de penser que Bartolomé de Las Casas à beaucoup oeuvré pour la liberté et l’épanouissement des indiens de l’amérique du sud.
    Mais considérant son rôle dans la promotion de la traite négrière, il est très facheux de le proposer comme un exemple à suivre pour l’Eglise universelle. L’eglise d’Amérique latine fait partie de la communion ecclésiale et si ce que les historiens ont dit de las casas est juste , elle gagnerait à ne pas entacher sa réputation en le proposant à la canonisation.
    Paix à tous
    juste l’avis d’un pécheur de la trempe de Bartolémé

  • mais les noirs d’Afrique qu’il a conseillé de faire venir pour remplacer les indiens ne sont ils pas des hommes ? je ne pense pas qu’il est un prophète non c’est tout a fait le contraire.

  • Bonjour,

    comme les commentaires précédents le rappellent, Bartolomé de Las Casas a d’abord suggéré de remplacer les Indiens par des esclaves noirs. Mais, plus tard, prenant conscience des traitements inhumains infligés aux esclaves noirs, il changea d’avis et se mis à dénoncer l’esclavage comme il avait dénoncé précédemment l’exploitation des Indiens. Il nous semble important d’apporter cette précision, même si cela bien sûr ne change rien à la réalité de la première position du dominicain.

    Pour plus de détails, voir : André Saint-Lu, « Bartolomé de las Casas et la traite des nègres », Bulletin Hispanique, vol. 94, n° 1, 1992, p. 37-43.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1992_num_94_1_4757

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.