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DIAL 2581

AMÉRIQUE LATINE - Un engagement avec la vie

Rigoberta Menchú

dimanche 1er septembre 2002, mis en ligne par Dial

On ne présente plus Rigoberta Menchú Tum, Prix Nobel de la paix et ambassadrice de Bonne Volonté de l’Unesco. Son texte, extrait du numéro de la revue Alai/america latina en movimiento du 9 avril 2002, est à la fois un bilan pessimiste de la situation actuelle du monde et une invitation à réagir pendant qu’il est encore temps.


Dans notre vision cosmique maya, chaque peuple, chaque culture, est le miroir du monde naturel dans lequel il vit. Personne ne peut imaginer un ours polaire en Amazonie de même qu’il est difficile d’imaginer que le peuple massaï aille vivre au Groënland. La diversité culturelle est le miroir de la diversité naturelle. La création, c’est l’unité dans la diversité où coexistent toutes les formes de vie en harmonie. Chaque fois qu’une forêt est détruite, on fait violence à une forme de vie, on perd une langue, on supprime une forme de civilisation, on commet un génocide.

Depuis des millénaires, nous autres les peuples indigènes avons appris de la nature à vivre en harmonie avec tous ses éléments constituants.

La terre ne nous appartient pas, nous faisons partie d’elle et des équilibres qui rendent possible la vie en son sein. La terre mère nous transmet des énergies, nous vivons d’elle et nous lui donnons vie. Nous prenons d’elle ce dont nous avons besoin et nous lui rendons avec sagesse, pour que la chaleur du feu de la vie ne s’éteigne jamais, pour que la régulation annuelle des eaux maintienne le cycle des saisons, pour que la force des vents aide les insectes et les oiseaux à transporter le pollen des fleurs, et à tous les êtres de la création à garantir une communion respiratoire universelle.

Durant des siècles, nous les peuples indigènes avons vécu en préservant ces équilibres et d’autres, encore plus importants, qui nous mettent en relation avec tout l’univers et qui nous rendent coresponsables du devenir du monde d’en bas et du monde d’en haut, à la façon de l’arbre de la vie hérité de nos ancêtres dont on ne peut comprendre le feuillage sans connaître les racines, la tige et les branches.

Ces relations, vastes et complexes, représentent pour nous la sagesse et la spiritualité les plus profondes, c’est pourquoi elles sont inviolables.

C’est ainsi que l’ont compris nos peuples à travers les siècles.

Cependant, en observant ce qui est arrivé dans les dix dernières années, je me demande si l’histoire va forcément de l’avant ; je me demande combien de malheurs devront encore arriver, combien de guerres aussi arrogantes qu’inutiles, combien de rejets impudents d’instruments internationaux qui garantissent non seulement la paix mais aussi la vie, avant d’accepter que la « civilisation » au nom de laquelle ont été commises tant d’erreurs et d’injustices, n’est pas un chemin univoque pour l’humanité.

Je partage avec vous quelques faits et tendances du monde actuel :
La moitié des 6 milliards d’habitants de la planète vivent avec moins de 2 dollars US par jour, 1,2 milliard vit avec moins de 1 dollar et les trois quarts des pauvres vivent dans des zones rurales.

Un enfant sur trois, âgé de moins de 5 ans, souffre de malnutrition.

Les 20 pays les plus puissants possèdent aujourd’hui un revenu moyen 37 fois supérieur à celui des 20 pays les plus pauvres. Ces différences ont doublé dans les 40 dernières années.

Au cours de l’Uruguay Round , les pays industrialisés se sont engagés à diminuer les subventions octroyées à l’agriculture ; elles ont cependant augmenté depuis de 275 à 326 milliards de dollars, affectant pour plus de 700 milliards de dollars les revenus potentiels des exportations des pays en voie de développement.

La consommation d’eau journalière par habitant est de 4 litres au Kenya, alors qu’elle est de 150 à 250 litres en France, et de 680 litres à New York.

40 % de la population mondiale n’a pas l’électricité, et notamment le petit village de Chimel où je suis née voici 42 ans.

Les États-Unis ont du pétrole pour satisfaire leurs besoins énergétiques actuels pendant seulement quatre ans, et l’atmosphère n’a la capacité d’absorber que les trois quarts du dioxyde de carbone rejeté.

Malgré cela, du 0,7 % du budget réservé à la coopération au développement, il n’en parvient actuellement que 0,22 %, tandis que l’aide à l’agriculture s’est réduite des deux-tiers durant la dernière décennie.

Devant ces faits, il est difficile de ne pas perdre patience. Je suis convaincue cependant que cela n’est pas le pire :

Depuis quelques mois, le concept de sécurité semble s’être substitué à tout autre pacte éthique ou moral et à toutes les autres valeurs qui inspirèrent les traités que la communauté des nations a forgés depuis sa naissance, faisant de la diversité la principale menace.

On réclame la sécurité, mais il ne s’agit pas de la sécurité à laquelle aspirent tous les peuples ou les individus, de la stabilité fondée sur la justice. Il s’agit de quelque chose de plus explicitement mesquin : comme l’a déclaré Paul O’Neil, secrétaire du trésor du pays le plus puissant de la terre au Forum économique mondial accusant Dieu de ne pas avoir créé « un monde aux richesses illimitées » pour justifier les inégalités considérées comme consubstantielles à l’humanité. De son côté, le président Bush a présenté au Congrès un nouveau budget militaire qui est supérieur à la somme des budgets des autres quinze puissances les plus importantes du monde, Russie et Chine comprises.

Sécurité, cela signifie pour nous les peuples indigènes, reconnaissance de notre droit à la libre détermination, dans les mêmes termes que les traités internationaux de droits humains les reconnaissent à tous les peuples du monde. C’est l’accès, le contrôle intégral et la jouissance des ressources de nos territoires ancestraux. C’est le respect envers le caractère sacré de toute la terre et, en particulier, celui de nos territoires et de nos lieux sacrés.

Nous ne pouvons continuer à contempler, paralysés, les données de la réalité. Nous ne pouvons continuer à masquer par des euphémismes la gravité de la situation actuelle et l’aggravation de tendances dont nous avons parfaitement conscience. Il faut changer radicalement le rythme et la direction de cette vie qui se complaît au désastre et à la cruauté. Il faut retrouver la dignité, c’est le sens le plus profond de l’engagement avec la vie, avec les vies, avec la survie des espèces, des civilisations. Il faut mettre en œuvre un code de conduite dans un monde qui a provoqué autant de morts depuis la dernière guerre mondiale que pendant cette dernière, un monde qui compte aujourd’hui plus de 23 millions de réfugiés et nul ne sait combien de déplacés.

Ainsi de même que le libre-échange ne peut continuer à détruire les économies d’un monde de marchés inégaux, la sécurité ne peut continuer à être un prétexte pour l’agression, et la guerre ne peut continuer à être la locomotive de l’économie et du savoir. Le fondement d’un nouvel ordre mondial ne peut être la faim et le désespoir des quatre cinquièmes de la population mondiale qui supportent l’opulence et le gaspillage qui caractérisent le mode de vie, de production et de consommation du cinquième restant.

Nous cherchons à défendre les droits de nos générations futures, les droits des fils, filles et petits-enfants de ceux qui aujourd’hui prennent des décisions pour que continue à exister demain un monde pour tous et toutes. En résumé, le débat d’aujourd’hui sur le développement porte sur la vie de demain, la surdité d’aujourd’hui est le chemin de l’autodestruction sur lequel il semble que nous nous sommes engagés de façon irréversible.

Nos paroles ne peuvent être interprétées comme une revendication. Notre invitation à vivre dans une austérité responsable a pour horizon l’avenir commun de notre humanité.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2581.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Alai/america latina en movimiento, 9 avril 2002.

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