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DIAL 2590

BRÉSIL - Vaincre la faim et la misère au Brésil

mercredi 16 octobre 2002, mis en ligne par Dial

Au terme de leur 40ème Assemblée générale qui s’est tenue à Itaicí, Indaiatuba, dans l’État de São Paulo, du 10 au 19 avril 2002, la Conférence nationale des évêques brésiliens (CNBB) a publié une déclaration sur « Les exigences évangéliques et éthiques pour surmonter la misère et la faim ». Nous publions ci-dessous les principaux passages de cette déclaration.


1. Le drame de la faim au Brésil

(…)

11. Pour bien comprendre le drame des dizaines de millions de Brésiliens victimes de la faim, nous devons écarter les explications insuffisantes ou incohérentes.

12. Quelques-uns pensent qu’il n’y a pas assez de nourriture pour tous ; d’autres soutiennent qu’il n’y a pas d’infrastructures efficaces pour sa distribution. Cependant l’accroissement de la population est inférieur à celui de la productivité agricole. Nous avons la capacité de produire une alimentation suffisante pour la consommation intérieure et l’exportation. La combinaison des réseaux publics et privés de commercialisation est capable d’atteindre toute la population dans tout le Brésil. Malgré cela, il existe des gens souffrant de faim parce que le revenu familial ne permet pas d’acheter la nourriture offerte sur le marché.

13. Les racines de la faim sont spécialement liées à la distribution inique du revenu et des richesses qui se concentrent dans les mains de peu de gens, laissant dans la pauvreté d’énormes contingents de la population dans les périphéries urbaines et dans les zones rurales. Cette concentration des revenus et de la richesse remonte loin dans le temps et suit une logique dans laquelle la croissance économique du Brésil augmente toujours la richesse des riches, sans étendre ces bénéfices à ceux qui n’ont pas de pouvoir d’achat. La déréglementation et la flexibilité des marchés retirent à l’État sa fonction sociale et politique.

Elles portent préjudice à son devoir de juste intervention dans l’économie et pour la redistribution des revenus. On s’en remet à la logique du jeu de la concurrence qui est propre au marché. Le marché valorise les forts et punit les faibles, augmente le chômage et offre une rémunération si faible aux travailleurs et à la majorité des chômeurs qu’elle ne leur permet pas d’acheter de la nourriture pour une vivre correctement.

14. En plus de cette cause structurelle, les taxes élevées pour les prêts bancaires étranglent la production et les intérêts ajoutés aux achats, aux prestations, aux biens de consommation retombent sur les pauvres qui payent proportionnellement plus que les riches. La réduction des postes de travail oblige un nombre toujours plus important de personnes à faire l’impasse sur la législation du travail, et à accepter n’importe quelle activité salariée, comme c’est le cas des travailleurs temporaires de la campagne et de la ville. Face à cela, le gouvernement applique des politiques compensatoires accompagnées d’exigences bureaucratiques et souvent de manipulation électorale qui parvient à peine à diminuer les traits négatifs de son image. Même les ressources budgétaires destinées aux mesures d’urgence souffrent de coupures pour dégager un surplus destiné au service de la dette publique.

15. L’iniquité du système consiste à donner la priorité au marché, au profit, au capital financier, au lieu de reconnaître et promouvoir, en premier lieu, la dignité des personnes et l’accès des pauvres à un niveau digne d’alimentation, de travail, d’habitat, de santé, d’éducation et de loisir.

16. L’accumulation de biens, étalée par les moyens de communication, spécialement la télévision, crée et renforce dans l’inconscient collectif, la mentalité que « l’argent est ce qui apporte le bonheur », même en renversant les valeurs morales. Cette conception fallacieuse pervertit, tel un virus, non seulement la population riche mais crée parmi les pauvres le rêve d’accèder à l’opulence, imitant le modèle de consommation de la minorité riche.

17. La conjonction de ces facteurs variés provoque les très graves conséquences de la misère au Brésil et en tant d’autres pays. Elle requiert une transformation radicale de cette logique du marché, aujourd’hui mondialisée et hors de tout contrôle social ou politique, jusqu’aux habitudes et motivations personnelles marquées par la consommation et l’ambition des richesses.

Changer de mentalité : une question essentielle

18. La condition affligeante d’une large partie de notre population, tourmentée par le fléau de la misère, pose une question de base pour la citoyenneté et la promotion du bien commun. En effet, comment supporter, à la lumière de la dignité de la personne, la violation systématique du droit à la vraie vie et des autres droits qui lui sont liés ?

19. Il y a un contraste inadmissible entre, d’une part, la situation de misère et de dégradation du peuple souffrant, des personnes réfugiées dans les favelas, les baraques et les périphéries des villes, qui en viennent à se livrer à la prostitution et jusqu’au trafic de drogues pour survivre, et, d’autre part, le luxe et le raffinement excessif de résidences fermées, de ces constructions somptueuses, de ce gaspillage de richesse sans considération pour la misère environnante. Le plus triste pour la conscience chrétienne vient du fait que cette scandaleuse inégalité existe, malheureusement, en raison du manque de témoignage évangélique vécu, provoquant une atrophie de la conscience. La froideur et l’indifférence devant la souffrance humaine discréditent l’annonce de la Bonne nouvelle.

20. L’injustice sociale prend la dimension d’une offense faite à Dieu, lui qui nous a créés à son image et à sa ressemblance. Elle s’oppose au commandement de l’amour fraternel que Jésus-Christ a institué comme loi de la nouvelle et éternelle alliance. Le rachat de la dignité des pauvres ne peut se limiter à une assistance d’urgence. Il exige la transformation de la société et de l’économie dans un nouvel ordre tourné vers le bien commun.

21. Nous trouvons là une impasse difficilement surmontable. Les transformations structurelles exigent, pour être entreprises avec efficacité, un changement dans les lois qui ne peut-être concrétisé sans un changement profond de mentalité. Sommes-nous disposés à reconnaître notre attachement aux biens matériels ? Percevons-nous que tout appel à une action commune de l’Église, en collaboration avec les autres entités de la société, requiert comme présupposé le témoignage évangélique et éthique ? Comment implanter dans notre propre Église une économie de solidarité ? L’exemple des premières communautés chrétiennes, qui persévèrent dans les enseignements des Apôtres, la fraction du pain, le partage fraternel et la prière (Ac 2, 42), nous convainc à quel point le bien-être égoïste est illusoire lorsque nous le comparons à la joie d’une cohabitation fraternelle dans laquelle tous ont accès aux conditions d’une vie digne.

22. C’est dans cet esprit de conversion personnelle et communautaire que la CNBB s’adresse à tous pour que, au plus tôt, on puisse vaincre cet esprit d’attachement aux biens matériels et à une consommation effrénée, et pour qu’on parvienne à surmonter la misère. C’est seulement en vainquant l’égoïsme et l’indifférence que l’on pourra assurer le pain de chaque jour pour tous. Comme y exhorte le pape, l’Église est obligée, par vocation, à soulager la misère de ceux qui souffrent, qu’ils nous soient proches ou éloignés, non seulement avec le superflu mais aussi avec le nécessaire. Faisons ce qui dépend de nous pour que les semences d’espérance du Règne de Dieu, déjà dans cette terre, donnent des fruits de vie.

2. Les exigences évangéliques

(…)

30. Le précepte évangélique de « donner à manger à celui qui a faim, vêtir celui qui est nu, visiter le malade et le prisonnier, accueillir l’étranger » (Mt.25,31-46) ne se réduit pas à une pratique d’assistanat.

Quand on ne répond qu’aux démarches immédiates des pauvres, on court le risque de perpétuer l’inégalité sociale. La charité évangélique est le fondement de l’agir chrétien et exige la promotion humaine et la libération intégrale. C’est le geste de celui qui se donne et met au service des autres ses meilleures énergies, leur ouvre son espace personnel, son influence sociale et politique, et ne donne pas seulement des miettes de son temps et de son pouvoir. Les premières communautés ont appris la leçon du Seigneur, vivaient la communion fraternelle et accomplissaient le geste de celui qui partage les prémices et non les restes. Ainsi, il n’y avait pas de démunis parmi eux.
31. Partager avec l’autre sa souffrance, à l’exemple de Jésus, ce n’est pas donner des choses. C’est se donner, c’est se mettre au service, payer de son temps, être à côté de celui qui souffre. C’est offrir à l’autre ses propres forces, pour qu’il puisse ouvrir les yeux, s’organiser, reconquérir son image, son identité, ses valeurs les plus profondes, et ainsi relever la tête, se lever et marcher. Jésus reconnaît le potentiel de celui qui est temporairement fragilisé, et garde confiance en sa capacité d’agir.

32. La compassion signifie également être solidaire, donner de son temps et de ses ressources pour que les pauvres s’organisent. De cette manière, appuyés et soutenus, ils pourront élever la voix, mobiliser leur force, et lutter pour le droit sacré de vivre avec dignité et dans l’espérance. Il ne s’agit pas de faire pour les pauvres mais avec les pauvres, eux qui sont les sujets privilégiés de leur propre libération. Se libérer implique un processus collectif qui requiert engagement et solidarité. Personne ne se libère seul.

33. C’est un chemin qui nous mène à la souffrance et à la mort, comme il a conduit Jésus à la Croix. C’est aussi la vie qui conduit à la résurrection, vie nouvelle pour les pauvres, et réalisation personnelle pour qui se met à leur côté, et décide d’assumer concrètement leur cause, comme l’atteste tant de témoignages au long de l’histoire.
(…)

3. Les exigences éthiques

39. On doit garantir le libre accès de tous les êtres humains aux sources de la vie. La terre, l’eau, l’air, les semences, la technologie, les biens communs qui sont au service de tous, doivent faire l’objet de régulation par le pouvoir public, et ne peuvent rester à la merci de la propriété privée et du marché, comme cela arrive avec « les lois sur les brevets ». Dans ce sens :

 Nous affirmons l’actualité et la pertinence de l’opposition entre la terre qui sert au travail et la terre objet de transaction commerciale.

 Nous réclamons l’urgence de la réforme agraire et d’une politique agricole pour la redistribution de la terre et le développement d’une agriculture familiale et de coopératives.

 Nous condamnons la proposition de marchandiser l’eau.

 Nous recommandons une politique publique de distribution de semences et la diffusion de technologies agricoles adéquates, contre tout monopole de brevets dans le domaine alimentaire. (…)

43. L’exercice de la solidarité ne doit pas être confondu avec certaines pratiques d’assistance qui humilient ceux qui reçoivent. Il est nécessaire d’apprendre la leçon d’éthique que donne le peuple de la rue quand il partage ce qu’il a, pour que tous survivent. Cette morale populaire, avec juste raison, interpelle la société pour qu’elle répartisse l’abondance afin que tous vivent humainement, aujourd’hui et demain.

44. De la dignité de la personne découle une exigence de simplicité. En effet, la simplicité dans la manière de vivre est aujourd’hui la condition de la survie biologique de l’espèce humaine. Une prise de conscience progresse : l’actuel modèle de consommation des secteurs sociaux privilégiés ne peut être étendu à tous, et ne peut pas être viable socialement et écologiquement. Nous avons besoin de renoncer au rêve de consommation, inculqué de manière illusoire par la publicité, et il nous faut en appeler à une « mondialisation » solidaire à partir d’un style de vie inspiré par l’Évangile.

45. Tout cela nous amène finalement à rejeter le règne du marché qui stimule la production de biens uniquement en vue du profit qui est obtenu en répondant à la demande. Le marché, comme l’économie dans sa totalité, est un moyen au service des besoins humains et il est donc nécessaire qu’il soit soumis au contrôle et à la maîtrise de la société. Comme nous en avertit Jean-Paul II : « Le droit à la propriété privée est subordonné au droit du bien commun, à la destination universelle des biens. » (Laborem Exercens, 14)

46. D’une manière spéciale, le contrôle de la spéculation financière devient nécessaire puisqu’elle investit des capitaux dans des marchés à venir et négocie des marchandises simplement virtuelles au lieu de les investir dans la production de biens réels. Cette spéculation aggrave les effets nocifs de la mondialisation, alors même que les capitaux des pays pauvres ont été attirés par « le jeu financier » mondial.

47. Enfin, tout converge vers l’impératif éthique du respect de la vie qui est au-dessus des contrats humains. Le pouvoir public a l’obligation de prendre en considération, de façon prioritaire, tous les citoyens qui connaissent la faim et la misère, même si pour cela il est amené à modifier ou à réduire le paiement de ses dettes, car la faim n’attend pas et la vie est au-dessus de la dette.
(…)


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2590.
 Traduction Dial.

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