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HAÏTI - Unité idéologique, politique dans les écrits et dans les actions chez Jacques Roumain

Marc-Arthur Fils-Aimé

lundi 11 juin 2007, mis en ligne par Marc-Arthur Fils-Aimé

Jacques Roumain était un militant communiste, issu d’une famille aisée. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire universelle qu’un fils de la bourgeoisie rompe avec son origine de classe pour se mettre au service des masses populaires. Nous pouvons prendre le cas de Karl Marx, un fils d’un avocat juif, qui mourut dans la misère, celui de Engels, fils d’un grand filateur ou les frères Castro qui ont grandi sous la puissance parentale d’une famille appartenant à la bourgeoisie terrienne cubaine. A l’instar de ces exemples emblématiques, une prise de conscience extraordinaire s’est emparée de Jacques Roumain. Celui-ci a épousé la lutte des classes travailleuses qu’il a accompagnées dans leur lutte contre l’exploitation capitaliste en vue de la construction d’un autre type de société, la société socialiste comme prélude à l’avènement du communisme.

Si nous limitons ce débat exclusivement sur son Analyse schématique, nous nourrissons alors cette fausse idée qui veut faire de Jacques Roumain un individu à facettes multiples. Tantôt, il est considéré comme un militant communiste, tantôt il est devenu un romancier, et tantôt un poète ou un anthropologue. Pourtant, toutes les oeuvres de Jacques Roumain sont cousues par une idée maîtresse : le matérialisme historique et dialectique en vue de nous aider à comprendre la place de la lutte des classes exploitées contre celles des exploiteurs. Cette tentative des intellectuels organiques de la bourgeoisie et des classes dirigeantes de diviser en mille morceaux ce militant communiste ne date pas d’aujourd’hui. Leur volonté de soustraire Jacques Roumain à la mémoire collective populaire les a toujours fascinés. Cela ressemble à la tentative de la bourgeoisie internationale qui a entrepris la même démarche de neutraliser le symbolisme militant et révolutionnaire de Che Guevara en vandalisant sa photo que l’on peut même marchander à côté de celle de Madona ou de Elvis Presley sur la 42ème avenue à Manhattan.

Écoutons Anthony Lespes, un camarade de Jacques Roumain qui militait avec lui dans le premier Parti communiste haïtien et collaborait à l’organe de ce parti, en l’occurrence La Nation.

« On ne peut scinder la personnalité de Jacques Roumain en magnifiant l’écrivain tout en laissant dans l’ombre l’aspect révolutionnaire de sa vie, car ce qu’il sentait et ce qu’il disait, c’était pareil, ce qu’il disait et ce qu’il faisait c’était la même chose. On ne peut dire : ceci est l’artiste et cela le politique puisque l’art qu’il faisait vivre, c’était l’art de sa politique, de sa représentation concrète des hommes et des choses de son pays ». [1]

« C’est à cause de cela que Jacques Roumain a été un militant communiste, un militant de la liberté totale des peuples… Il n’avait pas de compartiment en son être, l’un pour le peuple, un autre pour sa personne ; l’un pour sa pensée, un autre pour la parole, un autre encore pour l’action. » [2]

Comme nous l’avons dit tantôt, les intellectuels au service de la bourgeoisie n’ont jamais cessé d’éplucher Jacques Roumain pour le travestir en un des leurs. Ils ne peuvent accepter qu’un intellectuel de cette trempe soit sorti de leur orbite. En 1954, son camarade de parti et de lutte A. Lespes a dû faire une mise au point pour arrêter les démarches de récupération de la bourgeoisie et de leur tête pensante. Trente ans plus tard, la même offensive continuait. C’est pourquoi les camarades de : « Unité Nouvelle, Unité prolétarienne » ont écrit en 1984 :

« Les idéologues au service des classes dominantes haïtiennes, aidés d’un secteur de la petite-bourgeoisie, ont entrepris la récupération de Jacques Roumain… Roumain fut un militant d’origine non prolétarienne qui tenta de rompre avec sa classe d’origine, rupture qui fut objectivement difficile tenant compte que cette tentative se situe à la naissance du mouvement communiste haïtien » [3]

Cent ans après sa naissance ou bien soixante ans après sa mort, on est confronté aux mêmes efforts de scinder Jacques Roumain en plusieurs personnalités : beau garçon avec une pipe à la bouche, grand intellectuel qui maniait avec dextérité la langue française, poète, romancier, ethnologue mais aussi communiste à ses heures. L’une des tactiques des idéologues bourgeois, c’était de montrer que ce manifeste du premier Parti Communiste Haïtien relevait d’une simple exception dans le parcours intellectuel de cet enfant ‘vagabond’ de la bourgeoisie. Certains progressistes ou même certains communistes ont emprunté cette même voie. Ce que nous assumons ici, sans prétendre faire l’exégèse de l’oeuvre entier de Jacques Romain, c’est de montrer à partir de trois des textes de cet intellectuel rebelle – Analyse Schématique 32-34, Gouverneur de la Rosée, Sur les superstitions - l’unité dans sa pensée et dans ses actions. Pour les marxistes, dans la dialectique pensée/action ou théorie/pratique, le rôle de l’aspect principal dans toutes contradictions incombe à la pratique. Celle-ci est, pour paraphraser Althusser, « déterminante en dernière instance ».

Quelques idées maîtresses de L’Analyse Schématique 32-34

Jacques Roumain est l’un des fondateurs du premier Parti Communiste Haïtien, le PCH. Cependant, il s’avère important de ne pas confondre ce PCH avec les deux autres homonymes qui lui ont succédé. De ces deux autres, l’on trouve celui d’un ancien pasteur de l’église episcopale, appelé Félix Dorléans Juste, fondé en 1946. Une année plus tard, ce parti s’est sabordé en vue de collaborer avec le président Estimé, un grand don noiriste de la commune de Verettes. Un certain Roger Mercier se trouvait à la tête de l’autre PCH. Ce quidam, sous le couvert d’un dirigeant communiste, officiait en réalité comme un chef espion macoute qui envoyait à l’abattoir duvaliériste des jeunes gens des deux sexes, qui pourtant croyaient lutter contre la tyrannie et en faveur de l’émergence d’une société socialiste. Au sein de ce prétendu PCH, on comptait plusieurs membres de celui de Dorléans. Parmi les survivants du parti de Mercier, il y en a qui sont devenus littéralement fous, d’autres ont regagné le camp de la bourgeoisie et quelques rares d’entre eux ont maintenu leur force révolutionnaire.

Jacques Roumain en écrivant ou du moins en participant à l’élaboration de l’Analyse schématique, tenait à initier dans un contexte de fin d’occupation américaine, une nouvelle méthode d’analyse de la société haïtienne, celle du matérialisme dialectique et historique. Il a divorcé d’avec le sociologisme des intellectuels traditionnels qui étayaient leurs études sur la question de couleur ou d’autres approches basées sur la connaissance sensible. La rupture était nette avec toutes les thèses métaphysiques qui expliquaient le retard du pays en général et celui des masses populaires en particulier comme le résultat d’un peuple noir incapable de se diriger, ou de la division qui ronge notre société comme si par exemple tous les Américains s’entendent toujours sur tout et partout. C’est pourquoi nous mettons une emphase sur l’Analyse Schématique [4] que les intellectuels bourgeois ont toujours tenté d’enterrer. Dans cette réflexion très succincte, Jacques Roumain s’évertuait d’abord à comprendre son temps à partir de notre histoire en se référant à la formation sociale qui prédominait à l’époque coloniale :

« À la veille de la guerre de l’Indépendance nationale, trois classes sociales se trouvaient sur la scène de St-Domingue : la classe des colons, celle des affranchis et celle des esclaves. »

« La classe des affranchis avait, elle, quelque chose à demander à l’histoire : elle avait à satisfaire ses revendications politico-économiques, mais ses intérêts de classe se mouvaient dans des limites précises, car, elle aussi, elle avait des esclaves, était riche et n’entendait point épauler les revendications de l’homme. »

« En définitive, c’était une classe relativement rétrograde et relativement progressiste : dans les limites de ses intérêts de classe. En fait, elle demanda d’abord l’égalité pour elle et pour elle seule (soulèvement d’Ogé et de Chavannes, massacre des Suisses) »

« La grande masse des esclaves fit la guerre de l’Indépendance parce que ses intérêts de classe y trouvaient leur compte. Les affranchis se rallièrent aux esclaves soulevés parce que des deux maux, il fallait bien choisir le moindre. » [5]

Pour que le pays abandonne ses carcans et emprunte la voie du progrès, l’Analyse Schématique propose la lutte des classes sous la direction du prolétariat organisé :

« La tâche du PCH consiste à faire prendre conscience de leurs intérêts de classe identique à ces différentes couches du prolétariat National, à en faire rendre gorge à l’impérialisme écotique, exploiteur et à sa complice la ploutocratie haïtienne. Nous précisons seulement que ce rassemblement devra se faire autour du Prolétariat le plus pauvre et par suite, le plus apte, une fois indiqué, à mener la lutte à fond jusqu’à ses conséquences ultimes, émancipatrices. Émancipatrices de l’impérialisme écotique et de ses sous-ordres haïtiens. » [6]

Dans cette partie du texte, nous avons relevé trois idées maîtresses :

 La libération d’Haïti des serres impérialistes ne peut se faire que sous la direction du prolétariat organisé. La tâche du parti est de participer à l’organisation et à la conscientisation du prolétariat.

 La bourgeoisie locale est profondément dépendante de l’impérialisme.

 Toute lutte anti-impérialiste s’annonce automatiquement comme une lutte contre la bourgeoisie locale ou pour répéter J. Roumain contre « la bourgeoisie boutiquière ».

D’aucuns se plaisent, malgré cette précision qui ne permet aucun doute, à faire de cette vision matérialiste de la lutte de libération nationale de Jacques Roumain une position nationaliste, ce, toujours dans le souci de noyer sa détermination marxiste. Le concept nationaliste ne s’explique pas par lui-même. Même la droite fasciste, pour édifier son racisme au nom duquel elle a commis tant de crimes, a utilisé le paravent nationaliste. Sténio Vincent, par ses discours, entendait combattre les occupants américains. Président de la République d’Haïti, de 1930 à 1941, il s’est distingué comme un farouche collaborateur qui leur a facilité la mainmise sur la politique et l’économie du pays. Vouloir étiqueter Jacques Roumain de nationaliste, c’est vouloir neutraliser sa conviction révolutionnaire. Il s’agit d’un refus délibéré de reconnaître en lui un militant qui, comme l’ont dit Marx et Engels dans le « Manifeste Communiste », cherchait à « conquérir la nationalité » que les bourgeoisies locales et internationales se sont appropriées en marginalisant les classes travailleuses.

« Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ôter ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit d’abord conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national ; mais ce n’est pas au sens bourgeois du mot » [7] .

Si Jacques Roumain se dédiait à la récupération de la nation haïtienne, c’était dans l’optique de guider le prolétariat à se construire en classe sociale en vue da la prise du pouvoir révolutionnaire, car c’est seulement dans la lutte que la classe se constitue réellement. Comme l’a écrit Henri Lefebvre dans « Pour connaître la pensée de Karl Marx » :

« Cette conscience de classe n’est donc pas une donnée initiale, une conscience collective. Elle suppose l’existence objective de la classe, et ses luttes, et son organisation comme telle, et enfin des éléments théoriques ou idéologiques » [8]

Le nationalisme que préconise Roumain n’est pas issu de rien. Il a tiré son origine dans la lutte quotidienne dans une situation et un moment spéciaux, c’est-à-dire durant l’occupation américaine de 1915-1934. Le nationalisme haïtien est créé par les masses populaires dans la résistance contre l’occupant impérialiste. Dans la quatrième ligne du premier chapitre de l’Analyse Schématique intitulé « l’écroulement du mythe nationaliste », Jacques Roumain s’est posé la question : « En premier lieu, qu’est-ce que le nationalisme haïtien ? » Il y a répondu ainsi :

« Le nationalisme haïtien est certainement né de l’occupation américaine. Mais on se tromperait en ne voyant en lui qu’une attitude sentimentale. Le nationalisme haïtien est né de la corvée rétablie dans nos campagnes par les troupes d’invasion, du massacre de plus de 3,000 paysans haïtiens protestataires, de l’exploitation des paysans par les grandes compagnies américaines. »

« Le nationalisme haïtien a eu donc ses racines dans les souffrances des masses, dans leur misère économique accrue par l’impérialisme américain et leur lutte contre le travail et la dépossession. » [9]

Jacques Roumain n’a pas commis l’erreur politique et idéologique d’apprécier le phénomène nationaliste en s’adressant uniquement à la paysannerie exploitée et humiliée par les occupants. Comme militant et théoricien communiste, il n’ignorait pas que les classes sociales n’existent que dans la lutte des classes. Il a embrassé la présence des autres classes sociales pour mieux expliquer le rôle et les limites du mouvement nationaliste comme l’a bien démontré quelques années plus tard Nicos Poulantzas :

« Les classes sociales signifient pour le marxisme, dans un et même mouvement, contradictions et luttes des classes : les classes sociales n’existent pas d’abord, comme telles, pour rentrer ensuite dans la lutte de classes, ce qui laisse supposer qu’il existerait des classes sans lutte de classes. » [10]

Jacques Roumain n’a pas appréhendé l’aspect nationaliste dans une vision idéaliste, mais plutôt en le considérant dans toutes ses contradictions dans une société aux prises avec des classes différentes aux intérêts différents telles aussi les féodaux ou grands dons, les bourgeois capitalistes, et une fraction importante de la petite- bourgeoisie. Il a su montrer par exemple l’opportunisme, la félonie et la couardise de la bourgeoisie :

« Sur quoi allait donc s’appuyer cette opposition bourgeoise dépitée ? Les masses, elles, avaient des revendications économiques sérieuses. Les revendications économiques de la bourgeoisie : c’est le pillage. Décemment, elle ne pouvait s’appuyer là-dessus. Son nationalisme fut d’abord verbal. Ses journaux élevèrent des plaintes véhémentes et tirèrent à des millions d’exemplaires les clichés patriotards bien connus tels que : Nos ancêtres, les sublimes va-nu-pieds de 1804 etc. »

« Quelques amendes, des emprisonnements y mirent assez bon ordre. Alors, elle se tourna vers les masses anti-impérialistes, fit mine de défendre ses droits, d’épauler ses protestations contre les taxes, les dépossessions, parla avec solennité du destin de notre race (cette race qu’elle méprise et dont elle a honte.) Les masses écoutèrent, suivirent. Le nationalisme haïtien était né ! Ce fait inouï : la bourgeoisie avant-garde du prolétariat. »

Jacques Roumain a apporté un grand éclaircissement théorique à une question brûlante qui n’a jamais cessé de désorienter les masses populaires haïtiennes. Le binôme noirisme / mulâtrisme, depuis l’époque coloniale, divisait les anciens esclaves noirs et les anciens esclaves mulâtres. Au lieu de s’attarder sur le volume de mélanine que contient la peau des gens, il a insisté davantage sur leur appartenance de classe. Il n’a pas rejeté, en observateur vigilant, d’un revers de main la réalité sociale dans laquelle il vivait, car il a tenu compte « d’une bourgeoisie nationale jaune en sa majorité, noire en sa minorité »

Les politiciens traditionnels noirs et mulâtres escamotent la lutte des classes en privilégiant la lutte des couleurs de la peau. Il a vertement critiqué une catégorie de politiciens démagogues qui dans leur journal « La réaction démocratique » envenimait la question de couleur. Il ne passait pas par quatre chemins pour marteler la devise du parti :

« La devise du Parti Communiste Haïtien est : CONTRE LA SOLIDARITÉ BOURGEOISE- CAPITALISTE NOIRE, MULÂTRE ET BLANCHE : FRONT UNIQUE PROLÉTARIEN SANS DISTINCTION DE COULEUR »

« Le Parti Communiste Haïtien appliquant son mot d’ordre : ‘la couleur n’est rien, la classe est tout’ appelle les masses à la lutte de classes sous sa bannière ». [11]

La question de couleur continue de faire ravage aujourd’hui encore. Parfois selon la conjoncture, elle mène une vie latente, parfois elle remonte en force dans le jeu obscur des politiciens traditionnels. Si en général, lors des élections, elle est toujours remuée, elle l’est de même en d’autres occasions. Lors de l’affaire de pot de vin- nouveau scandale éclaté au cours du premier trimestre de cette année- distribué par le PDG de la Haïtel, M. Frank Cine, pour avoir le vote du Sénat, le sénateur Edy Erivaux et M. Cine ont renoué avec la thèse de classe moyenne et de couleur pour se défendre des accusations de corrompu et de corrupteur portées contre eux, une thèse digne de François Duvalier et de Lorimer Denis dans leur livre intitulé : « Le problème des classes à travers l’Histoire d Haïti ».

Jacques Roumain a soutenu une autre thèse qui mérite toute l’attention, dans cette phase néolibérale du capitalisme : la lutte populaire contre l’impérialisme n’est pas détachable de la lutte contre la bourgeoisie compradore. Les militants de nos jours doivent travailler cet apport pour mieux combiner leur bataille contre l’occupation étrangère sous ses formes militaire et autres. D’aucuns croient qu’ils peuvent séparer la lutte contre l’occupation, de celle contre l’impérialisme sous sa forme de la mondialisation et de la bourgeoisie locale qui s’apparente de plus en plus à une courtière de la bourgeoisie internationale, notamment de celle de la République Dominicaine. Haïti a toujours évolué sous la férule d’une bourgeoisie compradore avec une petite poche d’industries de substitution. Celle-ci s’efface progressivement au profit de la sous-traitance et de la spéculation financière. Découvrons la vision dialectique de Jacques Roumain toujours dans l’ Analyse Schématique :

« Nous avons déjà signalé l’attitude au moins équivoque de la ‘Réaction Démocratique’ vis-à-vis des grandes firmes capitalistes en Haïti : il n’est probablement pas venu à l’esprit de ces Messieurs que ces compagnies constituent les avant-postes de Wall Street. Et que toute réaction contre l’impérialisme se manifeste irrémédiablement contre les grandes firmes opérant en Haïti. »

L’Analyse Schématique a abordé d’autres points importants pour la compréhension de la formation haïtienne de son temps, des points qui, aujourd’hui, n’ont rien perdu de leur pertinence comme l’organisation d’une économie nationale, la conception du parti de l’État, de la lutte des classes, de l’impérialisme, du syndicalisme. Nous nous contentons d’affirmer que la même unité de pensée coud toutes ces parties.

Jacques Roumain ne s’est pas montré matérialiste seulement dans cette œuvre éminemment politique. La même méthode a éclairé toute son écriture. Sa polémique avec le père Foisset à propos de la religion en général et du vodou en particulier en est une illustration. Ce long débat, en dépit du fait qu’il répondait aux critiques du prélat, était adressé en réalité, à tout un courant de la petite- bourgeoisie et de la bourgeoisie. Le père Foisset, de même que le Père Peters, devenu évêque de la bande de François Duvalier, étaient leur idéologue. Le gouvernement de Lescot s’était arrangé comme le garant politique des classes dominantes de l’époque. Il avait mis en branle au service de la campagne ‘ rejete’, les principaux appareils répressifs d’État, comme l’armée récemment créée par les occupants yankees sous le nom de gendarmerie et les tribunaux.

Jacques Roumain, comme d’habitude, a épousé la cause des masses à travers une défense sans merci de la religion vodou. La lutte des classes avait pris cette forme et ce contenu sur le terrain. Comme théoricien marxiste athée, Jacques Roumain ne soutenait pas un tel affrontement idéologique comme vodouisant. Il voulait montrer la place du vodou comme religion dans l’imaginaire populaire du peuple haïtien comme celle de toute religion dans l’imaginaire de tous les peuples. Le vodou mérite le respect à l’instar de toute religion jusqu’à ce qu’elle disparaisse ou s’accommode sous d’autres formes. Beaucoup d’autres religions, comme la religion catholique, ont suivi ce chemin tortueux, non linéaire. :

« Je respecte la religion, toutes les religions. Bien que non croyant, j’ai écrit pour mon fils et je lui ai lu une Vie du Christ, parce qu’ à l’époque c’était le meilleur moyen de lui enseigner le respect et l’amour du peuple, la haine de ses exploiteurs, la dignité de la pauvreté, la nécessité de la « fin du monde » de l’oppression, de la misère, de l’ignorance ; la vénération, enfin, pour ce Fils de l’Homme qui consentit à une mort atroce pour sauver l’humanité et qui aujourd’hui est bien mieux représenté par un ouvrier communiste tombant devant le peloton d’exécution nazi que par des prélats collaborationnistes, traîtres à leur patrie et à leur mission évangélique. ».

Le vodou est catalogué comme un amas de superstitions. Ses rythmes, ses rituels, ses loas interpellent le diable à la place de Jésus, de Marie ou de toute la liste infinie des saints qui s’allonge encore de nos jours. Pour Jacques Roumain, cette attaque sans cesse contre le vodou ne s’arrête pas là puisque aucune religion n’a été épargnée d’une certaine préhistoire qui se transforme avec la civilisation. C’est pourquoi il a écrit dans le Nouvelliste du 13 mars 1942 :

« Le caractère récessif de la mystique est à la psychologie de l’homme ce que son appendice ou ses vertèbres coccygiennes sont à sa psychologie : la survivance de fonctions mentales archaïques. »

Beaucoup d’autres religions, comme la religion catholique par exemple, ont suivi ce chemin tortueux, non linéaire. Elle ne diffère pas dans ce sens du vodou avec sa charge de symboles qui, aux yeux d’autres confessions, sont logés dans la case de la superstition. On retrouve dans le sacrement de l’Eucharistie, une transsubstantiation, c’est-à-dire la présence réelle du Christ dans le pain et le vin :

« Les rituels des uns sont en effet superstitions aux yeux des autres. » a écrit Daniel Baril dans le Devoir du samedi 28 et dimanche 29 avril 2007 dans un article intitulé Darwin et l’immortalité de l’idée de Dieu.

Il est clair que derrière toutes ces attaques, se cachait une vérité de classes sociales. Jacques Roumain s’est interrogé ainsi :

« Le vodou est-il une superstition ? Au point de vue de l’orthodoxie religieuse, il passe pour tel, mais en réalité, qu’on lui refuse ou nom cette qualité, le vaudou représente un syncrétisme catholico- vaudou exprimant une conception du monde. »

« Ce procès de contact d’absorption et de fusion, il n’est sans doute aucune religion qui y soit soustraite. Le Christianisme, à la vérité, grâce à sa remarquable exigence plus que tout autre. Dans un extraordinaire élan révolutionnaire, il a détruit les croyances du monde gréco-romain, qui se trouvait déjà dans un état de décomposition historique avancée, pour les remplacer par des conceptions sociales et métaphysiques plus élevées… On ne nous accusera pas d’irrévérence ou même de blasphème, si nous disons, ce qui a été prouvé à satiété, que Noël remplace aujourd’hui l’unique fête de solstice d’hiver et que le christianisme combina la théorie de l’immortalité de l’âme avec les éléments du dogme de la résurrection. » [12]

D’ailleurs, ce que l’on se plaît à appeler « superstition » n’est nullement l’apanage du peuple haïtien. Jacques Roumain a multiplié les exemples où dans d’autres pays se pratiquaient des habitudes qui ne rentrent pas dans la logique dite rationnelle. En Bretagne, l’on attachait sur les portes des étables une branche d’un arbre appelé ‘gui’ pour protéger les chevaux et les autres animaux qui s’y trouvaient contre les mauvais sorts. Il a cité l’exemple de l’Italie où durant l’année 1893, les paysans ont organisé des processions et du sacrifice jusqu’à l’auto flagellation pour attirer la pluie après une dure et longue sécheresse qui avait causé d’immenses dégâts. Aux pages 8-9-10 de cet opuscule, il a multiplié les cas d’actes mystiques perpétrés par d’autres peuples dans la perspective de se défendre des mauvais esprits. Là encore, Jacques Roumain a abordé sur une autre facette la problématique de la couleur de la peau. Le vaudou, d’après lui, n’est pas directement lié aux Noirs, car :

« Il y a aux États-Unis environs treize millions de Nègres. Épiscopaliens, méthodistes, baptistes ou même catholiques, ils ne sont pas vodouistes. »

« Les extravagances de certaines sectes, les crises mystiques qu’elles présentent ne sont pas associées à un rituel de tradition africaine ; elles traduisent surtout un besoin d’évasion, de transfert d’une condition humaine souvent atroce. » [13]

Pour clore ce chapitre, il s’avère utile de rappeler que Jacques Roumain ne s’est pas attaché de façon nombriliste au vodou. Il exprimait par le biais de la méthode dialectique et historique son attachement aux luttes des masses populaires. La bourgeoisie, par cette offensive, entendait augmenter sa pression sur ces dernières pour les engoncer davantage dans une sorte de complexe d’infériorité savamment nourrie par l’idéologie élitiste afin de perpétuer leur exploitation. Leur langue qu’elles ont forgée durant l’époque esclavagiste pour briser leur isolement face aux tactiques de séparation inventées par les colons, n’en est pas une. Elle est traitée de dialecte. Leur religion qu’elles ont charpentée pour se donner une force morale qui a augmenté de façon géométrique leur force physique, n’en est pas une. Elle est assimilée à un amas de superstitions que, paradoxalement, plus d’un de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie pratiquent aussi dans la stricte clandestinité, ce, pour ne pas perdre leur couverture occidentale. Camarade Jacques Roumain a dénoncé cette pratique ‘rejete’ obsolète de l’Église catholique, fortement soutenue par le gouvernement de Lescot, à cause de son caractère a- historique et anti- populaire. Il ne s’est pas arrêté là. Il a proposé une solution en passant par l’histoire universelle pour atterrir sur la nôtre.

« Il faut naturellement débarrasser la masse de ses entraves mystiques. Mais on ne triomphera pas de ses croyances par la violence ou en la menaçant de l’enfer. Ce n’est pas la hache du bourreau, la flamme du bûcher, les autodafés qui ont détruit la sorcellerie. C’est le progrès de la science, le développement continu de la culture humaine, une connaissance, chaque jour, plus approfondie de la structure de l’Univers. »

« Si l’on veut changer la mentalité religieuse archaïque de nos paysans, il faut l’éduquer. Et, on ne peut pas l’éduquer sans transformer sa condition matérielle. » [14]

Les classes dominantes et dirigeantes haïtiennes, par leur nature, ont piteusement échoué. Elles ne détiennent pas les ressorts qui permettront de susciter cette transformation ou d’y participer. Le langage codé et symbolique du « Gouverneur de la Rosée » n’est pas dépassé. La solution du personnage Manuel reste et demeure l’inévitable qu’il faut prospecter et envisager pour sortir le pays du marasme socio- politique, économique et religieux qui le terrasse.

Bref rappel des principaux messages de Gouverneur de la Rosée

La même unité de pensée et de pratique que nous avons trouvée dans les deux précédents textes a occupé la même place dans ce que l’on veut faire passer comme la pièce maîtresse de Jacques Roumain : Le gouverneur de la Rosée. L’auteur a coupé court avec la vieille tradition des intellectuels haïtiens qui se croyaient « des Français égarés sur la terre d’Haïti » comme l’on se plaisait à le dire. Ce roman posthume a dépassé les frontières nationales pour devenir un patrimoine de l’humanité révolutionnaire. Il est vrai que ce livre réédité à plusieurs reprises dégage une écriture savoureuse, tant dans sa forme que dans son fond. Le langage est si fin parfois que l’on comprend que les personnages s’expriment dans notre doux créole imagé. Cependant, beaucoup de personnes se sont laissées emporter par sa douce poésie plutôt que par sa pensée profonde, c’est-à-dire par sa vision socialiste. Pour creuser notre idée, consultons une fois de plus Anthony Lepes. Celui-ci répondait à Maurice Laraque qui avait publié dans un numéro de la revue ‘Optique’ un article où il a interprété à sa façon Gouverneur de la Rosée. Lespes, compagnon de lutte de Jacques Roumain, a apporté les éclaircissements suivants.

La source d’eau qui a servi de fond au roman n’est rien d’autre que le socialisme.

Écoutons-le :

« La source découverte par Manuel, c’est le socialisme. C’est ce que voulait dire Jacques. L’eau qui va vivifier la communauté, qui va transformer la haine en amour parce que tout le monde aura du pain ; qui va aider à déchiffrer la misère et planter la vie nouvelle, c’est la doctrine socialiste qui va lier à l’intérieur des cadres du Parti Révolutionnaire, les membres de l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée en vue d’un grand coumbite de la planification ». [15]

Manuel est rentré de Cuba, il s’est installé à Fond Rouge et a apporté l’eau. Toujours d’après Lespes, c’est Roumain qui est rentré d’Europe, s’est installé en Haïti où il a apporté le socialisme pour combattre l’exploitation sociale, la misère et toutes les calamités fomentées et encouragées par les grands dons, la bourgeoisie compradore, les politiciens et le intellectuels qui se sont mis à leur service.

Toujours dans le même décryptage de l’image et du symbole que renferme cet ouvrage, Lespes a expliqué que la Plaine qui se détériore, ce sont les masses haïtiennes qui se courbent sous le fardeau de la misère. Le geste de Sauveur qui, avec sa machette, a assassiné Dorisca, reflète l’image de division qui ravage les familles haïtiennes.

Jacques Roumain a présenté ces recherches scientifiques de diverses manières. Mais, il est toujours guidé par le seul souci d’accompagner les classes travailleuses haïtiennes rurales et urbaines dans leurs luttes pour leur mieux-être et pour leur libération de la domination bourgeoise et impérialiste. Pendant qu’une certaine tendance réactionnaire n’a jamais cessé de tenter de le récupérer, Jacques Roumain a aussi été mal compris par une aile de la gauche, celle de « l’Organisation Révolutionnaire du 18 mai. »

L’essentiel de la position bâtarde de OR 18 mai.

Jacques Roumain pour d’autres raisons politiques et idéologiques, était attaqué aussi par au moins une organisation de gauche, l’OR 18 mai. Cette dernière n’a pu placer les thèses de Jacques Roumain dans l’époque spéciale et spécifique où il vivait. Membre fondateur du premier Parti Communiste Haïtien sous la dictature de Borno, créature de l’occupation américaine, il entendait fertiliser de la sève révolutionnaire les luttes des masses populaires dont les politiciens traditionnels tiraient les principaux profits. C’était aussi une époque où dominait le préjugé de couleur mulâtre/noire, épiphénomène du racisme européen et soupape de sécurité des classes dominantes et dirigeantes haïtiennes. Cette organisation au nom du marxisme- léninisme a publié un livre qui est une collection d’une série d’articles sous le titre : ‘Vaudou, Négritude et Idéologie Féodale en Haïti’. Les auteurs des différentes interventions ont classé à la même enseigne tous les courants de la négritude sans aucune nuance. Jacques Roumain était mis dans le même sac que tous les noiristes à côté de Duvalier et de ses cohortes comme Lorimer Denis ou René Piquion par exemple. Ils ont simplement ignoré toutes les précisions de cet avant-gardiste du mouvement révolutionnaire haïtien qui n’a pas différencié, dans l’ Analyse schématique, dans la section ‘ Lutte des classes’, les bourgeois noirs des bourgeois mulâtres ou blancs. Lisons ce passage du livre en question paru en 1974 sous Jean-Claude Duvalier :

« La critique révolutionnaire constate que ce talent et cette langue n’ont pas servi à combattre la pensée féodale, raciste et réactionnaire du charlatan Price-Mars et de ses disciples actuellement au pouvoir » [16]

Cette organisation a confondu le noirisme, le vaudou et la féodalité. Pour elle, tous les féodaux sont des noiristes, et tous les noiristes sont des vaudouisants et elle a déconsidéré la religion vaudou avec la même vigueur que le christianisme réactionnaire. Si pour celui-ci, le vaudou est l’œuvre de Satan, pour OR 18 mai, il est une expression de l’arriération des masses sous l’emprise du féodalisme. Le fait que Jacques Roumain ait pris la défense du respect de la culture populaire comme un principe, même avec un œil matérialiste historique, il est accusé de soutenir les féodaux, les grands dons. Comment pourrait-il agir autrement puisque son origine bourgeoise ne le lui a pas permis ? Dans un colloque que OR 18 mai a organisé en janvier 1974 sur le féodalisme en Haïti, ils sont sortis avec ce commentaire acerbe :

« Il est clair que Jacques Roumain, qui participe activement au combat nationaliste, manifeste des hésitations face à la lutte à mener et se laisse prendre dans les filets des féodaux…En 1930, au plus fort des luttes populaires auxquelles il participe en première ligne, il écrit des poèmes reprenant les thèmes de l’Afrique, de la mère patrie, comment pouvait-il se délimiter des féodaux ? Il faut étudier Jacques Roumain à partir de ses bases de classe. Jacques Roumain était d’origine bourgeoise et les idées qui s’agitaient à l’époque l’ont certainement influencé ». [17]

Jacques Roumain et ses limites comme militant marxiste.

Cet hommage à Jacques Roumain lui a réservé aussi certaines critiques car, son parcours militant, pour bien de raisons objectives et subjectives, comporte des limites théoriques évidentes.

Jeune garçon d’une vingtaine d’années, frais émoulu débarqué d’Europe, il a initié les premiers pas du mouvement communiste haïtien sous la dictature de Borno et l’occupation américaine. Il ne pouvait suivre en ce sens aucun prédécesseur. De toute façon, un véritable parti révolutionnaire ne grandit que dans la lutte quotidienne théorique et pratique. La théorie guide la pratique, comme celle-ci se nourrit de la théorie. Comme nous l’avons déjà signalé, dans ce combat dialectique, c’est la pratique qui détermine. Seule dans l’assiduité de la militance contre les classes dominantes et l’impérialisme, il pouvait arriver à se débarrasser de son environnement bourgeois. Sa faiblesse théorique ne lui a pas permis par exemple dans l’Analyse schématique, d’appréhender la formation haïtienne de son temps avec toutes les composantes des fractions des classes dominantes de la bourgeoisie et des féodaux, celles de la petite –bourgeoisie, des petits- paysans et du prolétariat, ce prolétariat naissant avec les bouleversements dus aux capitaux des occupants. La question de l’alliance des paysans pauvres avec le prolétariat urbain et rural et l’identification de la fraction hégémonique de la bourgeoisie ne sont pas bien définies. Cette dernière considération s’avère indispensable dans l’accompagnement et la direction de n’importe quelle bataille révolutionnaire.

Jacques Roumain évoluait aussi dans le contexte de la Troisième Internationale qui alimentait presque tous les partis communistes du monde. Cet alignement qui a conduit tant de luttes révolutionnaires à la catastrophe n’a pas épargné les camarades du premier PCH, notamment Jacques Roumain qui avait accepté de collaborer avec le gouvernement de Lescot. La Troisième Internationale préconisait le mot d’ordre d’appuyer tout gouvernement qui se démarquait du fascisme et du nazisme. Après que les Japonais aient attaqué Pearl Harbor, Lescot leur avait déclaré le 8 décembre 1941, la guerre et quelques jours plus tard, soit le 12 décembre il a eu le même comportement vis-à-vis des gouvernements allemand et italien. Jacques Roumain s’est laissé prendre à ce piège alors que Lescot n’avait adopté qu’une position suiviste pour plaire au gouvernement américain. Jacques Roumain avait repris le chemin de l’étranger à peine rentré de l’exil pour occuper le poste de chargé d’affaires à l’ambassade haïtienne au Mexique. Lescot avait pourtant profité de cette occasion de l’envoyer en exil doré pour le couper des masses haïtiennes et de leurs luttes alors que Jacques Roumain pensait exécuter sa tâche internationaliste. C’est là au Mexique qu’il a écrit Gouverneur de la Rosée.

Jacques Roumain a été victime de ces deux éléments qui ne sont pas totalement inséparables : la jeunesse du mouvement qu’il dirigeait et l’ambiance englobante de la Troisième Internationale. Ces deux paramètres ont formé une couple de contradictions qui a contribué à l’enfoncer dans ses limites.

Le rôle du premier PCH dans le mouvement communiste Haïtien.

Le fait pour le PCH de n’avoir pas pu atteindre les masses populaires jusque dans leur conscience de classe, et d’avoir évolué à l’instar d’un cercle d’études, ne lui a nullement enlevé son rôle de pionnier du mouvement communiste haïtien. Ce parti a dessillé les yeux à des groupes de jeunes intellectuels et leur a permis de découvrir le marxisme malgré les contraintes dues à la dictature de Vincent et de Lescot, malgré la rareté ou l’inexistence de la littérature marxiste dans les rayons des librairies de la capitale et des villes de province. L’influence de Jacques Roumain sur certains courants de la jeunesse se révélait grande. L’équipe de ‘La Ruche’ qui allait forcer le pouvoir de Lescot à démissionner avait beaucoup appris du PCH et surtout de Jacques Roumain. Écoutons ce témoignage de René Depestre :

« Dans les années qui précédèrent immédiatement 1946, défilèrent en Haïti des hommes éminents qui contribuèrent à créer à Port-au-Prince un climat fécondant d’effervescence intellectuelle qui se refléta un peu dans les colonnes de ‘La Ruche’. Outre ces influences externes, il y avait aussi les dernières retombées du mouvement indigéniste haïtien. Il y avait Jacques Roumain, Pierre Thoby- Marcelin, Jean F. Brière, Félix Morisseau- Leroy, Carl Brouard. Dans notre groupe, on comptait surtout sur Jacques Roumain. On attendait son retour. On savait qu’il était capable de faire l’unité dans les rangs des révolutionnaires d’Haïti. » [18]

Si déjà les jeunes militants de sensibilité progressiste comptaient sur Jacques Roumain pour unifier leurs mouvements, cela signifie qu’il ne se contentait pas seulement de rester dans sa bibliothèque pour écrire, il confrontait aussi sa pensée aux réalités du terrain pratique. Et plusieurs moyens de le faire lui paraissaient bons. Écoutons toujours R. Depestre qui a continué de montrer Jacques Roumain comme militant de terrain :

« A part le travail de la Nation, vite interrompu par l’arbitraire du « Lescotisme », les hommes de gauche du journal formaient un petit « groupe anti-fasciste » qui se réunissait à l’occasion de certains banquets, pour tromper la police de Gontran Rouzier. Ils ne formaient pas un parti communiste, comme l’a écrit Roger Dorsainville, ni un mouvement communiste structuré comme tel. Ils étaient connus « comme des amis de Jacques Roumain » qui propageaient de bouche à oreille, ses idées d’extrême-gauche. » [19]

Le fond de l’analyse de Jacques Roumain reste pertinent et même fondamental en dépit du fait que la formation sociale d’aujourd’hui diffère de celle de son époque. Par exemple, le prolétariat actuellement est qualitativement et quantitativement différent du seul fait de la relative extension du capitalisme, des succès et des échecs du mouvement communiste national et international, de l’exemple du peuple cubain etc.

D’après Jacques Roumain :

« En conséquence, la tâche du PCH consiste à faire prendre conscience de leurs intérêts de classe identique à ces différentes couches du prolétariat National, à en faire rendre gorge à l’impérialisme écotique exploiteur et à sa complice, la ploutocratie haïtienne. Nous précisons seulement que ce rassemblement devra se faire autour du Prolétariat le plus pauvre et par suite le plus apte, une fois éduqué, à mener la lutte à fond jusqu’à ses conséquences émancipatrices. » [20]

Le prolétariat continue-t-il de jouer le même rôle ? Pas de doute. Selon les précisions de Marx et de Engels, le prolétariat demeure la seule classe capable de mener la lutte jusqu’à ses conséquences ultimes. Des changements substantiels dans le développement capitaliste mondial et national ont au niveau tactique modifié sa position centrale dans les conjonctures de ce siècle commençant. Aucune classe sociale même à cette phase du capitalisme globalisant n’a montré, cependant, sa capacité jusqu’à présent de remplir la tâche stratégique à la place du prolétariat. La nature de ce dernier n’a pas changé en dépit des améliorations certaines qu’il a connues et acquises dignement surtout dans les pays riches, comme résultats positifs de la lutte des classes.

Marc- Arthur Fils- Aimé.

Mai 2007.

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[1La voie tracée par Jacques Roumain. Hommage à Jacques Roumain pour la commémoration de son 70e anniversaire de naissance. Publié par En Avant. Mai 1977. p.13-14.

[2Ibid : page 15.

[3« Éditions Nouvelles, Éditions Prolétariennes » in Analyse schématique 32-34 no : 15 juin 1984. p 4-5.

[4Quand nous citons le texte de INIP, nous devons faire la différence entre les commentaires faits par ces camarades à propos de J. Roumain et le texte original de 32-34 publié dans cette même édition. Les citations de J.Roumain doivent être comprises dans ce sens.

[5« Éditions Idées Nouvelles, Idées Prolétariennes ». ibid p.47.

[6Ibid : p.50.

[7Karl Marx : Manifeste du Parti Communiste. 10-18. P.43.

[8Henri Lefebvre : Pour connaître la pensée de Karl Marx. Bordas. 3ème édition renouvelée et complétée. P. 53.

[9« Éditions Idées nouvelles, Idées Prolétariennes ». p. 32.

[10Nicos Poulantzas : « Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui ». Politiques. p.10.

[11« Éditions Idées Nouvelles, Idées Prolétariennes ». Ibid. p. 37.

[12Jacques Roumain. Sur les superstitions. Mémoire d’Encrier. P 13-14.

[13Jacques Roumain. Ibid. P 18.

[14Jacques Roumain, Sur les Superstitions. P. 19-20.

[15Anthony Lespes in : La voie tracée par Jacques Roumain. Ibid. P. 21-22.

[16OR 18 mai. Démocratie Nouvelle Haïti : Vaudou, négritude et idéologie féodale. no1. P. 142

[17OR 18 mai. Démocratie Nouvelle Haïti : ibid, p 233

[18« Pouvoir Noir en Haïti ». CIDIHCA, in La révolution de 1946, interview accordée par René Depestre. P. 65.

[19« Pouvoir Noir en Haïti ». Ibid. P. 70.

[20« Éditions Idées Nouvelles Idées Prolétariennes ». ibid. p. 50.

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