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AMERIQUE LATINE - Turbulences marquées à gauche en Amérique latine (par Michel Rogalski, Recherches internationales)

jeudi 22 juin 2006, mis en ligne par Dial

Depuis quelques années l’Amérique latine sort d’un
rôle passif dans lequel les politiques d’ajustement
structurel imposées par les institutions financières
internationales l’avaient reléguée. Non seulement des équipes
marquées à gauche, et fortement enracinées dans des luttes
populaires, s’emparent, majoritairement, du pouvoir, l’exercent,
résistent au froncement de sourcils du grand voisin du nord, et
prétendent même s’en affranchir en s’organisant collectivement à
travers des alliances régionales. Diverse, cette nouvelle Amérique
latine en effervescence inflige même un camouflet au président
Bush en faisant échouer son projet d’un vaste ensemble continental
sous direction américaine. Comment en est-on arrivé là ?

Des vagues successives ont ponctué la vie politique du
continent depuis plusieurs décennies. On se souvient des gorilles
musclés des années 60-70, notamment des dictatures militaires
féroces et répressives du Brésil, d’Argentine et du Chili avec leurs
torturés et « disparus ». On sait maintenant comment des conseillers
militaires français ont apporté à ces équipes leur savoir-faire
acquis au cours des guerres coloniales. C’était aussi la période des
guérillas. Seules trois d’entre elles sont parvenues au pouvoir à
travers la lutte armée : à Cuba où Fidel Castro chasse Batista qui
avait tranformé l’île en colonie américaine, au Nicaragua avec la
victoire des sandinistes qui chassèrent l’équipe corrompue de
Somoza, et au Salvador sous forme d’un compromis initié par Perez
de Cuellar sous les auspices de l’ONU. Mais ce sont les échecs qui
ont dominé ces luttes armées dans les années soixante : Venezuela,
Bolivie, Pérou, Argentine, Uruguay, Brésil. Deux expériences restent
atypiques. Par sa durée, la Colombie, mais là la protection de
couches paysannes plus que l’objectif de la conquête du pouvoir
central semble animer les guérillas qui ont trouvé les moyens
d’entretenir près de quinze mille hommes en armes et de tenir ainsi
l’armée et les paramilitaires en échec. Le mouvement, plus récent,
des zapatistes au Mexique n’a pas véritablement de projet national
et n’a jamais débordé les populations indigènes.

Vers la fin des années soixante-dix, incapables de faire face
aux problèmes sociaux et économiques montants, les juntes
militaires discréditées durent passer la main, avec l’assentiment
des États-Unis, à des équipes civiles. Compromis boiteux donnant
naissance à des régimes hybrides - des « démocratures », mélanges
de dictature et de démocratie - où militaires tortionnaires et
victimes durent apprendre à vivre ensemble à coup d’amnisties
rétroactives symbolisant la fragilité des rapports de forces établis.
Mais happés par la crise de la dette et le choc pétrolier ces équipes
connurent des records d’impopularité, de corruption, d’instabilité
politique et s’engagèrent dans les politiques d’ajustement
structurels préconisées par le FMI et touchant de plein fouet les
classes moyennes. Partout les inégalités et la marginalité sociale
s’accrurent favorisant le développement du travail informel de
survie et les violences urbaines. Pour la plupart ces pays optèrent
en faveur de politiques d’attractivité les mettant en concurrence et
consistant à attirer un maximum de capitaux étrangers en menant
des politiques de moins-disant social et fiscal. Dans le même temps
les fuites de capitaux, les exils dorés en Floride et les consommations
ostentatoires des riches se multiplièrent, permettant à ces derniers
de vivre du continent plutôt que de le développer. La protestation
populaire s’amplifia et porta un besoin urgent de changement.

C’est dans ces conditions que Chávez au Venezuela (1999),
Lula au Brésil (2002), Nestor Kirchner en Argentine (2003), Tabaré
Vásquez en Uruguay (2004), Evo Morales en Bolivie (2005 et
Michelle Bachelet au Chili (2006) conquirent le pouvoir
majoritairement à travers des élections. Toutes ces expériences
s’inscrivent dans des trajectoires singulières profondément ancrées
dans l’histoire de chaque pays. Elles traduisent néanmoins partout
l’épuisement des politiques néolibérales et l’impact de leurs dégâts.
Elles sont portées par des mouvements sociaux très divers, variés
dans leur composition et leur mode d’action : grèves syndicales,
mouvements paysans, coupeurs de routes (« piqueteros »),
associations de quartiers, marches des indiens. Les apports
idéologiques sont multiples et s’inspirent de la théologie de la
libération, du marxisme, de l’indigénisme, du féminisme, de
l’écologie, du nationalisme.

Mais des traits communs marquent tous ces pays. Au-delà
des désillusions démocratiques largement partagées, ces
expériences héritent toutes d’une situation catastrophique. Et
quand la gauche accède au pouvoir elle doit reconquérir des
marges de souveraineté économique perdues et donc établir un
type de relations internationales nouveau qui rende ces pays
moins dépendants. Elle doit aussi faire face à une importante
population pauvre et donc à une forte attente populaire en direction
de laquelle des signaux clairs doivent être émis. Il faut d’urgence
soulager la misère des couches marginalisées - parfois jusqu’à
40 % de la population - tout en étant attentif à l’appauvrissement
des classes moyennes malmenées et qui ayant sanctionné les
équipes précédentes attendent beaucoup de ces nouvelles
expériences. L’ampleur de la tâche est immense car cela fait
depuis vingt ans que le modèle des transitions démocratiques
s’épuise lentement et laisse des pays exsangues. Tout est à
construire : système de santé, travaux d’infrastructures, contrôle
des ressources nationales des hydrocarbures à l’eau, entreprendre
des réformes agraires, accroître l’autonomie alimentaire,
alphabétiser les adultes, scolariser les jeunes.

L’expérience la plus décevante est celle du Brésil, malgré les
programmes d’aide aux familles pauvres ou le relèvement du
salaire minimum. Cela ne compense pas l’ajustement des dépenses
publiques pour rembourser la dette ou les hauts taux d’intérêts
pour combattre l’inflation - ou attirer les capitaux ? - ni surtout les
scandales à répétition pour corruption qui ont touché l’entourage
de Lula, même si celui-ci conserve encore une certaine popularité.
L’expérience a d’autant plus déçu qu’elle a été présentée comme
un laboratoire de gauche en recomposition sachant allier marxistes,
chrétiens, syndicalistes et accueillir les Forums sociaux mondiaux
à Porto Alegre.

Au Chili, succédant à Ricardo Lagos, Michelle Bachelet, issue
de la coalition centre gauche qui gouverne le pays depuis 2000 a
certes rompu avec la dictature de Pinochet (1973-1990) au niveau
des libertés publiques mais n’a pas pris à bras le corps la question
des inégalités sociales. Son élection relève plus d’une symbolique
tenant à son équation personnelle qu’à une volonté de profondes
réformes sociales.

En Bolivie, le leader des cocaleros, Evo Morales récemment élu
porte les espoirs des populations indigènes les plus marginalisées,
propose un programme radical de récupération des richesses
nationales et d’aide aux pauvres et n’hésite pas à se rapprocher de
Fidel Castro et d’Hugo Chávez au risque de mécontenter d’emblée
les États-Unis et les multinationales.

Mais incontestablement l’avancée la plus spectaculaire en
Amérique latine s’incarne aujourd’hui dans l’expérience
venezuelienne où Hugo Chávez trace méthodiquement son sillon
en surmontant les embûches - coup d’État avorté, grèves
insurrectionnelle, référendum révocatoire - que les partis de l’ancien
pouvoir associés à l’église, aux groupes de presse, au patronat, ont
accumulé depuis 1999. Les réformes institutionnelles ont été
menées à bien, confortées par une légitimité politique reconnue.
Mais l’instabilité de la situation tient au fait que les anciennes
classes dirigeantes possèdent encore l’essentiel des leviers
économiques et financiers et croient qu’il est toujours naturel
qu’elles dirigent le pays. Elles ne se sont pas résignées à la perte
de leur pouvoir politique, mais l’assise de Chávez est telle qu’elles
n’ont aucun espoir - pas de leader, pas de programme et grande
division - de remporter la prochaine présidentielle en décembre.
D’où leur penchant à sortir de la légalité. Le président Chávez, élu
sur un programme flou - le bolivarisme - commence à mettre en
oeuvre des mesures populaires en matière de santé d’éducation,
d’aide aux pauvres, d’utilisation des revenus pétroliers. Il a réussi
à réinsérer dans la vie citoyenne, sous forme de démocratie
participative, plusieurs millions de pauvres qui étaient depuis des
décennies écartés de fait de la vie politique. Il fait ouvertement
référence à un « socialisme du XXI° siècle » et tisse des liens étroits de
coopération avec Cuba. Mais le régime peine à construire un grand
parti de masse qui permettrait de débattre des options dans tout le
pays, au lieu que cela reste encore l’apanage de quelques mains. Il
ne semble pas encore avoir pu rompre de façon convaincante avec
la corruption qui mine depuis des décennies le pays.

Malgré ces avancées multiples, l’hégémonie nord-américaine
reste déterminante sur tout le sous-continent, même si la tentative
américaine de formation d’un vaste ensemble continental - l’ALCA -
a échoué et se heurte à la volonté de nombre pays de renforcer
l’alliance régionale du MERCOSUR activement animée par le
Brésil. Les États-Unis sont sous la hantise de deux types
d’évolutions. L’État failli comme la Colombie qui se transformerait
en bourbier en cas de franche intervention et dont un putsch ne
résoudrait rien. Les mauvais exemples cubains et venezuelien
représentent le second cauchemar pour les États-Unis.

D’ici la fin de l’année des consultations électorales se
dérouleront au Mexique, en Colombie, au Brésil, au Venezuela, au
Nicaragua. Il s’agit de pays sensibles à enjeux importants. Les
issues contribueront à forger la physionomie du continent, à
confirmer ou non l’évolution de la dernière période. C’est dire si
l’année 2006 comptera. Mais une chose est sûre, les États-Unis ne
peuvent plus aussi facilement qu’auparavant traiter l’Amérique
latine comme une arrière-cour. Les mécanismes de domination et
de prédation perdurent toujours mais font l’objet de contestation
de plus en plus fortes.

Faisant récemment allusion au Brésil de Lula et à l’Équateur
de Gutiérrez, le vieux leader paysan péruvien Hugo Blanco livrait
récemment son sentiment sur l’histoire politique de son pays en
rappelant l’adage latino-américain : « Un gouvernement est comme
un violon, vous le tenez dans la main gauche et vous le jouez avec
la main droite ». Espérons que les faits le démentiront de plus en
plus souvent.


Éditorial de MICHEL ROGALSKI.

Recherches internationales, n° 75, 1 - 2006, pp. 3-7.

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