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DIAL 2346

CHILI - Le pays que trouvera le nouveau président. Bilan et défis

Jaime Ruiz-Tagle P.

samedi 15 janvier 2000, mis en ligne par Dial

Le premier tour des élections présidentielles au Chili a eu lieu le 12 décembre 1999. Le socialiste Ricardo Lagos est arrivé en tête avec 48 % des voix, suivi de très près par le candidat de droite Joaquin Lavin qui a obtenu 47,5 % des suffrages. Le second tour aura lieu le 16 janvier. C’est l’occasion de présenter un bref bilan sur ce pays et d’indiquer quelques-uns de ses défis majeurs. Article de Jaime Ruiz-Tagle P., paru dans Mensaje, décembre 1999.


En ce qui concerne la période post-autoritaire, on a écrit ces dernières années qu’il s’agit d’une transition « inachevée », « interminable », voire « inexistante ». On a dit que le pays, et plus particulièrement le gouvernement, se trouve dans une « cage de fer ». Dans le fond, tous les analystes font allusion aux « enclaves autoritaires » bien connues, imposées par la constitution de 1980, et qu’on n’a pas pu reformer : les sénateurs désignés, qui ne représentent pas la souveraineté populaire ; le système binominal d’élections qui exclut les petits partis (comme le parti communiste) et ne représente pas de manière adéquate les majorités ; le Tribunal constitutionnel, d’origine non démocratique, qui devient un pouvoir supérieur au Parlement ; le Conseil de sécurité nationale, qui peut mettre son veto sur les décisions de l’exécutif.

Les gouvernements de la Concertation ont accepté de « faire avec » ces enclaves autoritaires, face à l’impossibilité pratique de réformer la constitution, même s’ils ont bien remarqué que ces enclaves ne correspondent pas à la tradition historique chilienne ni à une véritable démocratie moderne. Si le nouveau président est le candidat de la Concertation, il tentera sans doute de profiter de la dynamique de la victoire pour éliminer les enclaves autoritaires, en les soumettant à un plébiscite. Mais pour organiser un plébiscite sans rompre l’institutionnalité, il est nécessaire qu’une partie au moins des sénateurs de l’opposition actuelle accepte une réforme constitutionnelle.

Si on n’arrive pas à réaliser un plébiscite pour changer la Constitution, le nouveau président devra gouverner avec de nombreuses limitations, en acceptant des compromis avec l’opposition pour que les lois puissent être approuvées. Cependant, pour l’approbation des lois qui ne nécessitent pas un quorum élevé, on doit tenir compte qu’à partir de mars Frei sera au Sénat et Pinochet chez lui, à Londres ou à Santiago. En fait, si on évoque des raisons de santé pour son retour au pays, il est impensable que Pinochet puisse se consacrer au travail parlementaire. Quant à la Chambre des députés, si le nouveau président est le candidat de la Concertation, il pourra compter sur une solide majorité.

Les droits humains fondamentaux

Le rapport Rettig, réalisé au retour de la démocratie, a permis d’avancer dans la connaissance de la vérité en ce qui concerne les principales atteintes aux droits humains. Mais savoir quel a été le destin de la majorité des détenus disparus reste une question non résolue. Des Chiliens partagent le sentiment qu’il n’est pas vraisemblable que les hauts gradés des forces armées et les hauts fonctionnaires du régime militaire aient ignoré totalement ces faits. Tant qu’on ne reconnaîtra pas la vérité, tant qu’il n’y aura pas un minimum de justice en la matière, le pays restera profondément divisé. Ceci rendra plus difficile de réussir des avancées dans le développement politique, économique et social. Il est possible que la « table de dialogue » [1] contribue à faire apparaître la vérité, mais il ne fait pas de doute que le nouveau président devra prêter une attention spéciale à ce problème. (...)

Concentration économique et inégalités

Le mode de développement basé sur l’économie de marché et l’ouverture sur l’extérieur a stimulé les exportations et la croissance du produit national, mais il est aussi à l’origine d’un processus croissant de concentration des revenus dans les secteurs les plus divers de l’économie. Le plus visible est celui des grands centres commerciaux ; mais il existe aussi dans la production d’électricité, les finances, les communications, l’administration des fonds de pensions, l’industrie forestière, etc. Un petit nombre de groupes nationaux, fortement liés aux consortiums transnationaux, concentrent un énorme pouvoir économique. La régulation et le contrôle de ces groupes par les autorités de l’État constitue une énorme tâche que le nouveau président devra entreprendre pour sauvegarder les intérêts de la grande majorité des gens.

Il ne s’agit pas, évidemment, de détruire ces groupes, puisqu’ils possèdent la plus grande partie des capitaux, l’accès aux marchés internationaux et aux technologies de pointe ; mais il faut absolument éviter qu’ils se convertissent en un super-pouvoir capitaliste, plus puissant que la volonté populaire exprimée démocratiquement. Pour cela, il faut un État plus puissant (pas plus important quant au nombre de fonctionnaires) qui puisse équilibrer et contrôler de manière adéquate le pouvoir du capital, en assurant que le processus du développement fasse avancer l’équité sociale et l’amélioration de l’environnement.

Il faut aussi un État vigoureux pour contribuer à surmonter les inégalités sociales car, comme le souligne l’économiste de la CEPAL Ricardo Ffrench-Davis dans un livre récent, « bien qu’on ait avancé de manière remarquable dans la réduction de la pauvreté et de l’indigence, on a pu observer une stagnation dans la distribution du revenu, ce qui pose de grands défis aux autorités. » [2]

Cependant, les dépenses publiques dans le domaine social, notamment pour l’éducation et la santé, ont contribué à réduire l’inégalité dans la distribution des revenus monétaires. En fait, la dépense sociale publique par habitant pour l’éducation a augmenté de 95,3 % entre 1990 et 1998, et pour la santé de 66,3 % pendant la même période [3]. Mais il y a encore beaucoup à améliorer, surtout si on considère que la forte augmentation de la longévité dans les dernières décennies a entraîné d’énormes demandes de soins médicaux pour les personnes du troisième âge et surtout pour les plus âgés. Étant donné le coût élevé de la médecine moderne, sans une amélioration substantielle du montant et de la répartition des ressources pour la santé publique, le gouvernement du nouveau président ne pourra pas satisfaire les besoins de base des grandes masses populaires.

De plus, l’État va être aussi sollicité par d’autres secteurs. Une étude récente estime que, en se basant sur des hypothèses raisonnables, la moitié des futurs retraités dans le système d’Administration des fonds de pension (AFP) devront avoir recours à la garantie de l’État pour atteindre la pension légale minimale. Si les retraites sont très basses, les ressources que les retraités peuvent investir pour prendre soin de leur santé sont aussi très réduites.

Il existe, en outre, d’autres inégalités et discriminations qui devront être abordées de manière systématique. Nous en signalons quelques-unes concernant les femmes. Elles doivent payer plus cher dans les Institutions prévisionnelles de santé (ISAPRE) [4] pour le simple fait qu’elles conçoivent, ou peuvent concevoir, des enfants. Au lieu que la procréation soit assumée comme une responsabilité et une dépense de la société dans son ensemble, on punit économiquement les mères ou les futures mères. Il se produit quelque chose de semblable dans le système des retraites : les femmes qui s’arrêtent de travailler pour s’occuper de leurs jeunes enfants sont pénalisées économiquement dans leurs futures retraites.

D’autres discriminations affectent les minorités ethniques et en particulier le peuple mapuche [5]. La spoliation historique qu’il a subie exige des politiques systématiques et prolongées pour faciliter son accès à la terre ainsi que le développement de ses organisations et de sa culture. Sans un profond respect envers ce peuple et sans des institutions appropriées, les conflits continueront à éclater.

Il existe aussi de fortes inégalités dans l’accès à la justice, qui est souvent presque inaccessible pour les plus pauvres. On espère que la mise en route du ministère public permette d’avancer vers une plus grande équité. Mais cela demandera, une fois de plus, des ressources importantes de la part de l’État.

La rareté des ressources disponibles face à tant de demandes obligeront le nouveau gouvernement à être très efficace et très prudent dans ses dépenses. Il devra rechercher les meilleurs professionnels et techniciens, en les rémunérant avec décence et sobriété. Tout indice d’utilisation partisane des ressources publiques entraînerait une énorme frustration sociale.

L’éthique publique et les valeurs nationales

Heureusement, le Chili a une réputation internationale de pays peu affecté par la corruption. C’est un point positif très important pour le développement du pays, que l’on doit conserver et améliorer. Cependant, le nouveau président devra aller plus loin, si on veut que le Chili se développe dans l’égalité. Il devra mettre en valeur l’éthique à tous les niveaux du service public ainsi que l’honnêteté à toute épreuve, y compris le sacrifice de son temps pour mieux s’occuper des plus nécessiteux.

Une politique qui ne s’appuie pas sur des valeurs, qui ne défend pas avec passion les plus pauvres et les exclus ; une politique qui ne s’indigne pas devant les injustices ; une politique qui ne rêve pas d’un pays de frères finit par se vider de son contenu, s’enlise dans la « loi d’airain » des partis politiques. Face à une société internationale de plus en plus marquée par l’individualisme et le consumérisme, le Chili a besoin de retrouver son âme de pays simple, sobre, serviable, fraternel. Il ne s’agit pas de rejeter le progrès technique, qui nous a apporté tant d’avantages pour la qualité de la vie, pour les communications, pour la culture. Il s’agit de commencer le XXIème siècle en assumant, avec modestie et fierté (comme les cueilleurs d’olives d’Alberti) notre identité propre. Le nouveau président aura besoin de l’appui de tous les habitants de ce pays pour avancer sur ce chemin.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2346.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Mensaje, décembre 1999.
 
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[1Cf. DIAL D 2321 (NdT)

[2RicardoFfrench-Davis, Entre el neoliberalismo y el crecimiento con equidad en Chile, Dolmen, 1999.

[33. Op. cit.

[4Cf. DIAL D 2202 (NdT)

[5Cf. DIAL D 2296 (NdT)

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