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DIAL 2420
ARGENTINE - La vision d’un adolescent qui travaille dans la rue. « Je ne me drogue pas... je fume des clopes »
Carola Lolacono
jeudi 16 novembre 2000, mis en ligne par
L’adolescent interviewé ici est argentin. Il pourrait être colombien, brésilien, nicaraguayen ou de tout autre pays d’Amérique latine. Des dizaines de milliers d’enfants survivent comme lui grâce à un travail précaire. Beaucoup, comme lui aussi, se droguent. Grâce à Carola Lolacono nous pouvons entendre cet enfant nous parler directement. Texte paru dans Desafíos Urbanos, juillet-août 2000, Buenos Aires.
Il y a un an à peu près que je le connais. Il a 18 ans et les deux tiers de sa vie, il les a passés à travailler. Il a commencé à bosser à 6 ans. Il a abandonné l’école primaire parce qu’il devait nourrir sa famille. Depuis lors, il travaille dans la rue comme porteur, vendeur ou laveur de vitres. Par jour, il se fait entre 15 et 20 pesos, selon le temps travaillé, qui varie entre 10 ou 12 heures quotidiennes.
Il vit avec sa mère et son frère qui, lui aussi, travaille. Ils se ressemblent beaucoup, au point que je les confonds et cette confusion les amuse. Ils ont grandi avec plusieurs cousins, maintenant ils travaillent à nettoyer les pare-brises au même feu tricolore. Un de ses cousins est privé de sa liberté « pour vol qualifié, pour un vol à la tire. Je ne sais pas pour combien de temps il en a. Je vais le voir tous les samedis. » Un autre de ses cousins est sorti de prison il y a quelques semaines et travaille avec lui. « Maintenant, je suis seul à travailler ici, mais je travaille avec mes amis. Aujourd’hui, nous avons emmené deux gosses du quartier, ils ont 13 ans, leur père s’est retrouvé sans travail, mais sur le coup de quatre heures, nous allons les renvoyer dans le quartier parce qu’il va faire trop sombre pour eux. Nous, nous allons rester plus tard, mais, aujourd’hui, il fait très froid. »
« Tu te drogues ? » lui ai-je demandé sans détours. « Non, je ne me drogue pas... je fume des clopes. J’en connais plusieurs qui vendent de la drogue, mais moi je ne prends pas de came, jamais non plus je ne sniffe (inhaler de la colle). Il y a beaucoup d’enfants qui sniffent dans les rues. On m’a proposé de la came, mais je n’en veux pas. Un joint revient à un peso. Ceux du quartier fument tous (de la marijuana). Ils en vendent partout ; quand ils disent qu’ils n’en vendent pas, il ne faut pas les croire. Si j’arrive et je leur dis : « J’en veux pour deux pesos » et voilà, j’ai deux joints. Il y a beaucoup de drogue qui circule dans les bals, les fêtes, mes amis en prennent, mais moi, non. »
« Pourquoi fumes-tu des joints ? » Il m’a regardée, surpris, a ouvert de grands yeux. « Pourquoi je fume ?... parce que j’aime ça, parce que ça te rend léger, te transporte. Je fume depuis 2 ans, tous les jours. Mon frère ne fume pas. Moi, je me prépare un joint avant de venir travailler le matin et puis le soir quand je rentre à la maison. Je ne fume pas dans les bals ; avant d’y aller oui, mais chez moi. Je ne me balade pas dans la rue avec des joints. »
Quelques mois auparavant, je l’ai croisé sur une place du centre de Córdoba, il a surgi du néant. « Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as pas peur qu’on te vole ? » me demanda-t-il après m’avoir fichu la frousse. « Non, lui ai-je répondu, - en réalité, je ne m’étais pas rendu compte qu’il faisait si sombre - Pourquoi ? » ai-je répliqué, « est-ce que tu serais capable de me voler, moi ? » Il m’a répondu d’un simple et laconique « Vaut mieux. »
Mais non, bien sûr qu’il ne m’a pas volée, de plus il affirme qu’il ne l’a jamais fait. « Je me suis trouvé au commissariat pour absence de papiers, mais rien de plus. Ils m’ont gardé environ 12 heures, mais ma maman est venue me chercher. Ils ne m’ont jamais attrapé avec quoi que ce soit. Dans le quartier, nous fumons des joints dans la rue, à l’extérieur d’un kiosque, mais quand nous voyons les cobanis (policiers) nous rentrons, ou si je suis dans la rue, je le jette et ils ne me voient pas. Mais les poulets ne circulent pas beaucoup dans le coin. Ils m’ont emmené parce que je suis sans papiers, je dois faire les démarches, mais il faut payer et moi je travaille pour manger, sinon je ne mange pas. »
Il ne sait absolument pas lire. Il sait additionner et manier de l’argent, évidemment. Il a un peu honte de son ignorance, mais il est très malin et très intelligent. La rue est son domaine, c’est là qu’il a appris tout ce qu’il sait. Il veut retourner à l’école, mais il ne le peut pas puisque comme il a dû l’abandonner pour rapporter à manger chez lui, aujourd’hui c’est toujours pareil.
« J’ai pensé retourner à l’école, mais ma maman est seule et si je vais à l’école, personne ne donne à manger à ma vieille. » Il dit que son père est mort il y a un mois « de quelque chose qu’il avait à la jambe, on a dû la lui couper et une attaque au cœur l’a emporté. » Mais il le dit sans manifester la moindre peine. Il me semble que, là, il me ment : depuis que je le connais, il n’a jamais parlé de son père, à l’inverse de sa mère qu’il aime et respecte tant. C’est pour elle qu’il bosse toute la journée dans la rue.
Ils sont comme de petites fourmis, on peut les voir dans toute la ville s’échiner à gagner quelque argent pour pouvoir survivre. Leur vie, c’est ça : le quartier, la vieille, leur groupe d’amis, le bal, le feu tricolore où ils travaillent, un seau d’eau sale et une clope, avec laquelle ils cherchent à oublier la misère de leur existence. Mais lui, il ne se drogue pas... il fume des clopes.
Je lui dis au revoir : « J’espère que tu ne m’as pas menti » lui dis-je après l’avoir remercié pour la conversation. « Parce que je t’ai dit que je ne me drogue pas ? Non... » me répond-il en souriant.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2420.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Desafíos Urbanos, juillet-août 2000
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