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DIAL 3288 - Figures de la révolte (8)
ARGENTINE - Le temps d’une rébellion : 16 décembre 1993, le Santiagueñazo, deuxième partie
Marina Farinetti
jeudi 19 juin 2014, mis en ligne par
Marina Farinetti est enseignante-chercheuse à l’Université nationale de San Martín en Argentine. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, elle a été amenée à réaliser une enquête approfondie sur le Santiagueñazo et c’est les résultats de cette enquête que nous lui avons demandé de présenter ici. Cet article, dont nous publions ici la seconde partie, s’inscrit dans la série de textes consacrées à la révolte et fait écho aux autres textes consacrés au Cordobazo (1969), au Caracazo (1989) ou aux protestas de mars-avril 1957 au Chili.
<< Lire la première partie du texte.
6. Le Santiagueñazo n’a pas eu lieu
On constate, dans le Santiagueñazo, un contraste entre, d’une part, une action collective résolue et violente, et, d’autre part ses effets évanescents et incertains. La force de l’action semble se dissoudre dans l’insignifiance du fait. Nous avons été interpellée par une expression récurrente, dans la bouche des habitants de Santiago, à propos du Santiagueñazo : « Il n’a pas eu lieu ». Autrement dit, pour eux, l’événement est un non-événement car il n’a entraîné aucun changement.
Cette mise en question, pour manque de pertinence, de notre objet d’étude met en lumière un pan obscur d’une question théorique générale concernant les insurrections populaires et les soulèvements politiques. En général, sont considérés dignes d’être étudiés les faits qui, d’une certaine manière, ont changé le cours de l’histoire. Or l’attrait théorique du Santiagueñazo tient justement en ce qu’il n’aurait, apparemment, rien changé.
Intéressons-nous, notamment, à l’utilisation de l’expression « n’a pas eu lieu » par un historien local membre de l’Académie nationale d’histoire et auteur des travaux les plus complets sur l’histoire de Santiago del Estero. Il m’a posé une question qui m’a toujours semblé énigmatique et m’a incitée à pousser ma réflexion plus avant : « Si le Santiagueñazo “n’a pas eu lieu”, comment peux-tu en faire l’objet de tes recherches ? »
L’existence précaire de cet événement semble être intrinsèque à la catégorie d’action collective dans laquelle il a été classé par les médias et la classe politique : l’estallido social. Cette catégorie porte en elle des présupposés : pour l’essentiel, elle sous-entend qu’il n’y a pas d’action ni d’acteurs et que c’est un événement de l’ordre de la réaction ou de l’explosion violente.
L’une des premières lectures qui m’ont marquée quand j’ai commencé à enquêter sur le Santiagueñazo, fut « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle » [1]. Avec ce texte, j’ai découvert les écueils de ce que l’auteur appelle la « vision spasmodique » de l’action des classes populaires. Il y critique les historiens envisageant les émeutes de la faim comme une réaction face à l’augmentation du prix du pain. La preuve qu’apportaient ces historiens était la corrélation entre les deux séries historiques : la hausse du prix pain provoque des émeutes, des actions spontanées imputables à une limite physique, la faim. L’article de Thompson m’a marqué, car dans les émeutes de la faim, l’acteur se construisait puis se dispersait dans l’action, il apparaissait et disparaissait soudainement de l’espace public.
En réalité, cette forme d’action populaire fugace s’apparente à l’estallido social en ce que les deux sont un obstacle à la recherche d’un acteur social conventionnel. Les études mettent généralement en lumière les caractéristiques de dispersion, d’hétérogénéité, de désarticulation, etc. Les recherches peuvent être divisées en deux catégories selon qu’elles abordent des phénomènes susceptibles d’être appréhendés comme des mouvements sociaux ou qu’elles s’intéressent à des phénomènes ne pouvant être définis comme des mouvements sociaux. Le Santiagueñazo n’était pas un mouvement social et ne semble avoir laissé aucune trace en ce sens. Au fond, le problème théorique sous-jacent est le même, et c’est le hiatus potentiel entre d’un côté l’action, et de l’autre, l’événement dont le sens fait ensuite l’objet d’une interprétation en fonction de l’histoire. Autrement dit la question est celle de la signification attribuée à un événement historique. Tocqueville s’intéresse à la continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution française, au processus. D’autres historiens s’intéressent à la discontinuité politique et culturelle provoqué par la prise de la Bastille. La contamination du passé par l’avenir, lorsqu’on aborde la signification historique d’un événement, est inévitable.
Le raisonnement récurrent dans les entretiens, pour la plupart réalisés en 1999, soit sept ans après l’estallido, sur le terrain de la mémoire et de l’oubli, est le suivant : on ne peut pas dire que le « peuple » ait voulu attaquer la classe politique puisqu’ensuite, le « peuple » a voté pour les « incendiés ». L’ordre politique a été restauré, ce qui entre en contradiction avec l’idée d’une rébellion.
Les controverses sur des questions élémentaires relatives aux faits existent, et si nous ne les abordions pas, il nous serait tout simplement impossible de nous référer aux événements du 16 décembre1993 à Santiago del Estero. Que s’est-il passé, qui étaient les protagonistes et pourquoi est-ce arrivé ? Ces questions font apparaître un différend discursif parmi les acteurs impliqués dans l’affaire. Comme le dit Hannah Arendt :
« Les histoires, résultats de l’action et de la parole, révèlent un agent, mais cet agent n’est pas auteur ni producteur. Quelqu’un a commencé l’histoire et en est le sujet au double sens du mot : l’acteur et le patient ; mais personne n’en est l’auteur. » [2]
On peut donc dire, avec Arendt, que personne n’est propriétaire du sens ou de la signification de son action une fois que celle-ci entre dans l’histoire.
7. Récits du Santiagueñazo
La construction d’une narration inverse l’effet de contingence — au sens où ce qui est raconté aurait pu se produire différemment ou ne pas se produire du tout —, générant un effet de nécessité dans l’enchaînement des événements qui composent la trame. L’inattendu et le surprenant deviennent partie intégrante de l’histoire racontée lorsqu’ils sont compris a posteriori, une fois transfigurés par la nécessité narrative [3]. Ainsi, tous les récits recueillis s’emploient à établir une cohérence interne et une vraisemblance dans la vision contée de ce qui s’est passé le 16 décembre. En décrivant les événements, ils s’efforcent explicitement ou implicitement d’en proposer une explication. Il existe donc sur le Santiagueñazo diverses « théories » qui rendent compte des facteurs ayant conduit à l’estallido, lesquelles incluent parfois d’authentiques éléments de théories sociologiques.
Nous classons les récits du Santiagueñazo par « théories » que j’ai intitulées de la manière suivante :
– une main invisible ;
– l’empire de la nécessité ;
– la colère et la purification ;
– la rébellion populaire.
De manière générale, aucun des récits recueillis n’est réductible à une théorie unique, et il serait mal avisé de forcer la cohérence de leur contenu pour en écarter toute ambivalence et lacune. Cependant, la classification, considérant l’unité de chaque récit (pas nécessairement sur la base de sa cohérence logique), reflète bien la diversité des points de vue présentés en respectant tout spécialement le langage utilisé. Des citations de fragments d’entretiens, d’articles de presse ou de publications universitaires sont mises en avant pour illustrer les points de vue sur le Santiagueñazo. En aucun cas ces citations ne doivent être vues comme des représentations complètes de la vision qu’elles illustrent, et leur pertinence ne doit pas être liée à la représentativité de l’énonciateur. Cette classification est le produit de l’enquête dans son ensemble et, à travers elle, nous tentons de présenter les principales interprétations du Santiagueñazo qui circulent dans la société santiaguine.
- Une main invisible
L’idée est ici que les comportements violents furent le fait de marginaux et d’habitants des « bas quartiers », qui portaient en eux aussi bien l’audace primitive de ceux qui n’ont rien à perdre dans la société que la passivité de ceux qui ne sont pas maîtres de leurs actes et sont manipulables comme des moutons. Ils ont été poussés à la violence par d’autres et pour d’autres motifs que les leurs, ces derniers ne dépassant pas la satisfaction de besoins et désirs primaires. Les instigateurs ont tiré parti ou profité de l’état de nécessité des pauvres et marginaux de la société et de leur juste revendication.
Les partisans de cette théorie n’identifient pas concrètement les participants à la révolte. Ils avancent l’hypothèse d’agitateurs « apparus d’on ne sait où » et s’appuient sur une conception discréditante des couches sociales « inférieures ». Ce stéréotype est tout aussi enraciné dans les études historiques que dans les us populaires [4]. On note l’apparition au XIXe siècle d’un langage apparenté à la sociologie sur la multitude : « tourbe », « horde », « sous-prolétariat », « pillage » et l’idée d’une action basée sur le primitif. Aussi, la tourbe est présentée comme un instrument passif d’agents extérieurs, « étrangers » (d’autres provinces) mercenaires de causes politiques opaques, comme si elle était mue par une volonté de pillage, de vol, ou par la seule nécessité de satisfaire des instincts élémentaires. Ils présentent la foule comme un ensemble abstrait et amorphe.
La position de l’historien mentionné plus haut illustre cette théorie de la main invisible. Intéressons-nous aux répertoires discursifs que son discours réactualise.
« C’était des groupes de fonctionnaires des échelons les plus bas, des types de la Voirie, des services techniques de la Ville, balayeurs ou agents de nettoyage. Ils apparaissaient à la télévision, comme en témoignent les films — on les vendait comme souvenirs — qui montraient tous ces sous-prolétaires venus des banlieues, qui étaient balayeurs ou agents de nettoyage. On donnait à ces types l’occasion de faire la fête, de s’en prendre aux maisons et d’y récupérer tout ce qu’ils pouvaient. Ensuite arrivait un petit groupe transportant dans une camionnette des bidons d’essence, dont ils arrosaient les maisons avant d’y mettre le feu. Il n’y avait pas de police, personne, car le gouvernement avait abdiqué sa responsabilité de veiller à l’ordre public. Et tout cela, on a ensuite essayé de le magnifier, d’en faire une épopée. On a parlé des exploits populaires, presque comme s’il s’agissait la Révolution française, de la prise de la Bastille. À peine plus d’un an plus tard, les premières élections arrivent et c’est le premier dont on a incendié la maison, le Dr. Juárez, qu’on a élu gouverneur. D’autres aussi, ou, disons-le d’emblée, tous ceux dont on a brûlé la maison sauf Zavalía qui s’est défendu et Iturre qui fut l’unique victime, ont été élus dès les premières élections organisées. Applaudis et élus par les majorités populaires. Alors, qu’on ne vienne pas me dire que tout cela dépassait l’anecdotique. Pour moi, c’était de la rapine, des bandes ne pensant qu’à prendre d’assaut les maisons avant de les brûler, et un groupe peut-être d’activistes, sortis de je ne sais où. » [5]
D’autres témoignages gomment les visages dans la multitude et soutiennent que les protagonistes n’étaient pas de Santiago.
« J’ai remarqué les encagoulés qui arrivaient de je ne sais où. Beaucoup se posaient des questions. Même les employés qui partaient réclamer leur dû se demandaient quel était ce groupe. Personne ne savait. Même moi je suis sorti pour voir, par curiosité, et on criait qu’ils n’étaient pas de Santiago. Je les ai aussi vus à Buenos Aires, dans les troubles qui se sont produits dans le sud, dans tous les troubles, le visage à moitié dissimulé, capuche relevée. Apparemment c’est un groupe mobile. C’est ma seule interrogation : sont-ils venus ? Parce que le Santiagueño est quelqu’un de pacifique, mais comme tout être humain aux abois, il peut en arriver à ces extrêmes ». [6]
« Ces événements ont été encouragés par quelqu’un, induits par quelqu’un qui, avec un groupe d’activistes, a joué avec les besoins du sous-prolétariat vivant extra-muros, venu pour voir ce qu’il pouvait voler. Mais ce n’était pas une rébellion authentique. C’était une mobilisation juste, mais qui n’a mis le feu nulle part. Je suis de ceux qui sont convaincus qu’elle a été encouragée, que quelqu’un était à la manœuvre en arrière-plan, dans les coulisses. Ce n’est pas l’œuvre du peuple, c’était un mauvais tour de petits jeunes qui se déplaçaient à vélo ». [7]
Notez dans ces citations le recours systématique à deux arguments confirmant la manipulation. D’un côté, le caractère pacifique des Santiagueños, contradictoire avec la violence déployée le 16 décembre. De l’autre, le triomphe électoral ultérieur de Carlos Juárez qui, avec son épouse comme vice-gouverneure, gagne en 1995 les premières élections des autorités provinciales organisées après l’intervention fédérale déclenchée par le Santiagueñazo. On relèvera aussi l’évocation de la prise de la Bastille comme modèle révélateur du contraste absolu avec la « non-existence » de cet événement.
J’avoue avoir essayé en vain d’associer les théories à des couches sociales et avoir eu la tentation d’associer celle-ci aux couches supérieures. Mais j’ai pu vérifier que la vision de la main invisible est fortement enracinée dans divers milieux sociaux, ce qui témoigne de sa position de prisme d’interprétation dominant, comme nous le verrons plus bas, après l’exposé des autres théories.
- L’empire de la nécessité
Pour les tenants de cette « théorie », le Santiagueñazo s’explique entièrement par le poids des difficultés économiques découlant des arriérés de salaire de l’administration publique.
Il s’agit d’une « vision spasmodique » de l’action populaire. Thompson range sous cette formule les approches économicistes :
« Selon cette approche, rares sont les fois où l’on peut considérer le peuple comme agent historique avant la Révolution française. Avant cette période, la populace apparaît, de manière occasionnelle et spasmodique, dans la trame historique, dans des époques de troubles sociaux soudains. Ces irruptions sont compulsives, plus qu’autoconscientes ou autoactivées ; elles sont de simples réponses à des stimuli économiques. Il suffit de mentionner une mauvaise récolte ou un recul du commerce pour que toutes les exigences d’une explication historique soient satisfaites ». [8]
Parmi les divers exemples illustrant ce propos, citons les extraits d’entretiens suivants :
« [Ceux qui se servaient dans les maisons,] c’était le peuple, le peuple, des habitants des quartiers, des mêmes quartiers, des personnes dans le besoin qui n’avaient plus de revenus depuis un certain temps ». [9]
« C’était des gens, des gens désespérés qui, après avoir mis le feu partout, entraient pour voler tout ce qui leur tombait sous la main, c’était des gens désespérés. […] Pour moi, ils n’en pouvaient plus de ne rien toucher. Pour prétendre que des gens de l’extérieur sont venus, au moins aurait-il fallu voir des têtes inconnues, dans le centre ou ailleurs, même si cinq ou six personnes ont peut-être débarqué ce jour-là, puis s’en sont allées comme elles étaient arrivées. Mais les gens qu’on voyait à la télévision étaient d’ici. On se disait tiens, lui, tiens, elle. On se disait que c’était des gens d’ici ». [10]
On appréciera le dialogue implicite entre cette version des faits et la précédente. Nous y reviendrons après la présentation des différentes théories.
- La colère et la purification
La manifestation, selon cette vision, obéit, comme dans le cas de la théorie de la nécessité, à un principe réactif. Selon la même logique, elle discrédite ou minimise l’objet de l’action. On considère, d’un point de vue juridique, qu’une personne agissant sous le coup d’une émotion violente n’est pas entièrement maîtresse de ses actes, qu’elle est hors d’elle, qu’elle n’a pas d’emprise sur ses propres agissements, que quelque chose la pousse à agir, comme une espèce de force extérieure. C’est là un facteur réducteur du point de vue de la mise en cause pénale et de l’attribution de la responsabilité des actes.
Cette vision place au centre du débat la question de la corruption. Bien évidemment, elle n’occulte pas la dette salariale, puisqu’elle l’associe, dans ses causes, à la corruption des gouvernants. Eu égard à la théorie antérieure, la focale glisse de la nécessité à l’indignation. Ainsi prétend-on que le 16 décembre 1993, le peuple pacifique de Santiago del Estero fut saisi par l’indignation face à la corruption généralisée et à la pauvreté morale de la classe politique.
Pour le premier anniversaire du Santiagueñazo, El Liberal publie un supplément, El estallido social en Santiago, avec de nombreux articles d’analyse. Il ressort de l’ensemble que cette vision des faits est celle qui prédomine, une vision selon laquelle les événements résulteraient d’un processus de ras-le-bol moral (expression employée à plusieurs reprises), lequel trouverait son origine lointaine dans l’histoire de la province. Mais que l’on situe de manière récurrente cette origine dans les dix dernières années est assez révélateur [11]. Cette référence temporelle n’est rattachée à aucun fait précis, mais le calcul est inévitable et il coïncide avec l’avènement de la démocratie en 1983.
La question des agitateurs externes n’est pas très présente. Évidemment, certains ne manquent pas de l’évoquer, mais pas autant que les interminables mentions des cas de corruption dans l’exercice de la fonction publique. On relève même un article intitulé « Les informations des trente derniers jours expliquent l’estallido » dans lequel on énumère une série de cas de corruption, pour certains particulièrement irritants, comme ceux-ci : pénurie d’oxygène à l’Hôpital des enfants en raison de fraudes dans l’administration, détournement de fonds dédiés aux cantines scolaires et progression alarmante de la malnutrition infantile, disparition de véhicules officiels ou pénurie d’eau potable du fait du défaut de paiement des fournisseurs de chlore.
On ne met pas non plus excessivement l’accent sur la composante économique de la crise. Le fait que presque aucun des articles ne rejette la responsabilité sur le gouvernement national ni ne s’intéresse à la question de l’austérité qu’il a imposée à la province est aussi significatif.
Selon cette ligne, l’action de la foule avait un but, duquel se dégage son sens social : purifier les institutions et la politique. Le feu est désigné comme un élément central de l’estallido puisqu’il devient vecteur de purification. Voici quelques exemples :
« Aucun dirigeant ne nous écoutait. Nous leur disions poliment, porte-voix et micros à la main, que ce n’était pas l’objectif, qu’en définitive, les institutions nous appartenaient. Et puis bon, ça a éclaté et duré 48 heures. Parce que si je ne sais pas d’où ils sortaient, ce que je sais, c’est qu’ils ont pris d’assaut la maison de nombreux dirigeants politiques et qu’ils utilisaient le feu comme une arme de purification ». [12]
« L’incendie des trois sièges du pouvoir de l’État et des domiciles des principaux référents politiques a une odeur de purification. L’intervention arrive et l’espoir naît. Serait-ce le début de la fin ? » [13]
« Quelqu’un, dans l’incroyable confusion de ce jour funeste pour la province, m’a murmuré à l’oreille une phrase tirée de la Bible : « Le feu purifie ». Toutes les mauvaises intentions seront-elles vraiment parties en fumée ? » [14]
- Rébellion
Ce point de vue intègre — ou éclaire — d’autres facettes des événements avec un discours lié au populaire héroïque.
Plus mesuré qu’El Liberal, le Nuevo Diario (journal apparu dans les années 1990) consacre aussi un supplément spécial à l’anniversaire du Santiagueñazo. Il ressort de la lecture de l’ensemble un point de vue sur les événements qui intègre une valorisation positive liée à l’exaltation du sentiment libérateur et rupturiste de la rébellion du peuple contre une longue histoire d’oppression et de soumission. Dans un article intitulé « Quand Santiago a rompu avec le passé », on peut lire ceci :
« Avec le pays comme témoin muet apeuré et le monde “civilisé” oscillant entre indifférence et préoccupation de voir comment tombaient, de manière sélective, les piliers de sa cosmovision politique, Santiago del Estero se réveillait comme un cri longuement contenu, pour dire son existence, avec le désir qu’on entende ses doléances.La conscience collective des nôtres, qui ont fait preuve de patience et de stoïcisme au fil des siècles, avait atteint sa limite et se manifestait à la mesure des circonstances.
À l’irrationalité et l’orgueil du pouvoir, il a fallu répondre avec violence, un peu à l’image des vassaux médiévaux qui, écrasés par un paternalisme égoïste et par l’exploitation illimitée des seigneurs, finissaient par se soulever en rébellions populaires féroces ». [15]
La publication Agro del Noa consacre son édition spéciale d’avril 1994 à l’anniversaire du Santiagueñazo. Les articles et témoignages recueillis contiennent des exemples illustrant cette théorie. Dès l’édito, on relève des références à « l’autre histoire » et au « soulèvement d’un peuple métissé et paisible, opprimé par cinq cents ans de déculturation et de soumission ».
Le film Santiago en llamas illustre également cette vision. De même, dans les entretiens que j’ai réalisé à des « gens ordinaires », surgissent des composantes de cette théorie. Une vendeuse de journaux, par exemple, évoque ce souvenir avec satisfaction :
« La grande révolution de cette journée…, le peuple s’est mobilisé, en particulier les travailleurs, parce que ce sont vraiment eux qui ont agi […]. Une attaque contre la démocratie, mais je pense que le peuple n’en pouvait plus de la situation économique qu’il vivait alors. Je ne vais pas vous dire qu’elle est bonne aujourd’hui, elle est mauvaise aussi, mais ça a été un fait historique, mais d’autres manifestations avaient lieu aussi dans d’autres provinces, mais sans aller aussi loin. [Dans la province de] La Rioja, seules les portes ont pâti, vous voyez, ici on a fait l’histoire parce que les Santiagueños ont osé aller plus loin, pour la première fois dans l’histoire, je crois ». [16]
Cette interprétation en termes de rébellion populaire fut le support du Mouvement 16 décembre, qui a rassemblé plus de 500 personnes, dont un grand nombre d’artistes locaux, pour la commémoration du premier anniversaire du Santiagueñazo face au siège du gouvernement incendié. Ce groupe invitait les électeurs à voter blanc pour l’élection des constituants du 10 avril 1994. Et les 12% de votes blancs effectivement enregistrés furent interprétés comme un modeste succès. Plus tard, lors des élections provinciales de 1995, le parti Mémoire et Participation obtint un député, Carlos Scrimini. Il n’a jamais pu siéger car l’Assemblée, composée d’une majorité de partisans de Juárez, l’en empêcha en l’accusant d’avoir participé à l’incendie des bâtiments publics lors de l’estallido [17].
Les « théories » qui viennent d’être exposées ne sont pas indépendantes les unes des autres, puisqu’elles se présupposent réciproquement dans une interaction discursive. Elles n’ont pas non plus le même poids. Dans la mémoire des événements prédominent nettement les éléments de la « théorie de la main invisible » pour interpréter le Santiagueñazo. Nous l’appelons le point de vue dominant, lequel a des implications non négligeables :
– L’identification comme auteur d’un autre extérieur, inconnu, indéfini.
– L’invalidation des secteurs populaires les plus défavorisés de la société comme protagonistes d’un acte de rébellion entier.
– La désactivation du sens politique de la mobilisation populaire.
Existe cependant de manière notable un autre point de vue, une vision subalterne et alternative, qui s’efforce de marquer ses différences avec la vision dominante. Ainsi, la vision subalterne développe des contrepoints liés aux trois implications de cette vision dominante :
– Les instigateurs de la protestation étaient des Santiagueños.
– Le peuple de Santiago s’est rebellé contre les mauvais politiciens et l’irresponsabilité de l’État provincial.
– Ce fut une exigence de changement politique, un défi du peuple envers le pouvoir politique.
8. Images de l’État
La violence contre les sièges des pouvoirs de l’État provincial a beaucoup fait parler d’elle. On a souvent dit que les manifestants s’en sont pris aux symboles du pouvoir politique, interprétant cela comme une remise en cause totale de la politique. Il serait intéressant de rechercher, concernant le sens et les destinataires de cette violence, quelles étaient les images ou représentations de l’État des acteurs de la mobilisation. L’un des faits marquants du Santiagueñazo est la continuité entre les objectifs publics et privés de l’attaque (bâtiments officiels et résidences particulières de personnalités politiques), ce qui, si l’on suit notre raisonnement, aurait révélé l’érosion tacite de la frontière entre vie publique et vie privée dans les liens clientélistes qui prédominaient entre les citoyens et les fonctionnaires ou politiques. Il n’y a pas eu de différence dans le traitement réservé aux sièges publics et aux résidences privées : pillage, incendie et au suivant. Pourtant, dans les entretiens, certains regrettent la destruction du siège de gouvernement car c’était un monument historique propriété de tous, qui faisait partie du paysage de la ville et dont ils ont tous dû payer la reconstruction. En marge de la contestation de l’État provincial du fait de son fonctionnement institutionnel, le Santiagueñazo peut aussi être interprété en tant que règlement de comptes.
Dans un règlement de comptes, les parties connaissent la nature des comptes à rééquilibrer, l’attaquant et le destinataire doivent s’auto-identifier à partir du fait mis en rapport avec le compte. Dans une enquête policière, lorsqu’on suspecte que le motif d’un acte délictueux est la vengeance ou le règlement de comptes, la confirmation ne peut faire l’impasse sur l’interprétation de la victime. Ce n’est que de la victime que peuvent surgir les indices sur le champ motivationnel d’origine de l’action. En outre, « régler des comptes » consiste, littéralement, à équilibrer, assainir, redresser un déséquilibre. Le silence et le retrait des agressés, en l’absence de coupables clairement identifiés par la justice ou par la société, et l’absence d’actes de vengeance notables semblent conforter cette ligne d’interprétation.
À ce propos, le travail de Carlo Ginzburg sur la coutume ancienne consistant à dépouiller le cadavre et piller les biens des évêques, cardinaux et papes défunts, de même que sur celle consistant à piller les palais des papes élus et la cellule du couvent qu’ils avaient occupée pendant le conclave, nous semble assez suggestif [18]. Pourquoi cette coïncidence entre le pillage des biens des papes à l’occasion de leur élection ou de leur mort ? En gagnant Rome au XVe siècle, la pratique du pillage a ouvert des perspectives de butin différents et incomparablement plus riches. L’auteur s’interroge sur la légitimité de cette pratique. Il trouve des indices sur une notion de « droit de dépouille », un « obscur et persistent droit coutumier au pillage » [19]. Par ailleurs, les pillages se déroulaient d’une manière laissant entrevoir une composante symbolique, qu’il est impossible de réduire à la pure et simple volonté d’appropriation matérielle des choses. Quant à la justification que donnaient les auteurs des pillages sur leur dimension symbolique, elle pourrait être traduite en ces termes :
« L’appropriation violente des biens du nouveau Pape rétablissait une image de la société harmonieusement hiérarchique, dans laquelle l’équilibre des richesses devait se maintenir dans des limites données. » [20]
Ainsi, les pillages étaient une forme de compensation plus ou moins symbolique contre celui qui avait atteint le sommet du pouvoir et accumulé des richesses. Pourquoi des pillages rituels ? Dans ce cas, « rite » ne désigne pas une partition préétablie qu’il conviendrait de suivre méticuleusement, mais un schéma ouvert que Ginzburg lui-même renvoie à l’« économie morale » de Thompson : le complexe de valeurs qui légitimaient, aux yeux des acteurs, les mutineries liées au prix du pain [21]. Dans les documents que Ginzburg analyse sur le pillage, son attention est attirée par l’ordre dans lequel il a lieu (après une grande confusion initiale). Il y eut même des critères de partage du butin entre les secteurs sociaux ayant participé au pillage. De manière coïncidente, dans le cas du Santiagueñazo, le pillage ne s’est pas fait dans une grande confusion, il y avait une division du travail et aucune bagarre pour le butin n’a été enregistrée. Il faut se souvenir qu’il ne s’agissait d’un petit pillage : la foule a emporté jusqu’à la robinetterie et la tuyauterie des maisons. On voit bien, dans le film Santiago en llamas, le calme dans lequel s’est déroulé le pillage. Les biens de chaque propriété ont été sortis avec un certain calme et chacun emportait ce qu’il pouvait, comme il pouvait. Une organisation spontanée s’est calmement mise en place : transporteurs et camionnettes ont trouvé là une source inattendue et surprenante de travail. Il y eut aussi un ordre d’identification des « victimes » dans le parcours emprunté ce jour de colère. Il n’y eut pas de vague de pillages en divers endroits, mais un itinéraire séquentiel.
Le fait de considérer les pillages comme des rites de passage est un autre aspect intéressant du travail de Ginzburg. Car qu’avaient en commun, aux yeux des pilleurs, les circonstances de la mort de l’évêque ou du pape et celles de l’élection de ce dernier ? Le passage vers une nouvelle condition. Eu égard à l’effondrement gouvernemental et à la situation de vacance du pouvoir, cette considération pourrait s’appliquer à notre estallido. L’estallido social coïncide avec l’image d’un état d’anarchie et de chute de l’autorité. Lors du Santiagueñazo, à la différence des pillages rituels qu’étudie Ginszburg, persistait une incertitude totale sur le lendemain de l’estallido social. Ce fut le point limite du contrat entre gouvernants et gouvernés.
Les révoltes carnavalesques de Roberto da Matta dans Carnavals, Bandits et Héros : ambiguïtés de la société brésilienne [22] se rapprochent des pillages rituels de Ginzburg :
« La forme carnavalesque dans la révolte populaire — et nous sommes là face à la révolte au sens classique de réaction circonstancielle et indignée, de réaction morale de personnes trompées et vilipendées dans leurs droits les plus basiques — permet de détruire et réagir avec violence sans assumer pleinement les conséquences et implications politiques de ces actions. »
Les formes d’un rite peuvent apparaître dans l’action spontanée comme une réaction morale, juste et indignée des « faibles » contre l’humiliation infligée par les « forts » [23]. Il faut ainsi signaler la dimension rebelle de la mobilisation qui disparaît de plus en plus dans la société santiagueña, du fait du traitement politique auquel l’événement a subi depuis 1994. Il ne faut pas oublier que la vision dominante sur le Santiagueñazo est celle de la main invisible. En guise de synthèse, on peut dire que les différents sens analysés permettent d’entrevoir l’un des secrets du fonctionnement d’une forme de domination : le « contrat » de réciprocité entre la classe politique et les dominés.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3288.
– Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
– Source (espagnol) : AlterInfos - América latina, 20 mai 2014.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] E. P. Thompson, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century (1971) », in Customs in Common, New York, New Press, 1991, p. 185-258. Traduction française : E. P. Thompson, « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle », in La Guerre du blé au XVIIIe siècle : la critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, édité par Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni, Montreuil, Éd. de la Passion, « Librairie du bicentenaire de la Révolution française », 1988, p. 31-92.
[2] Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago & Londres, University of Chicago Press, [1958] 1998, p. 184 (chapitre 25). Traduction française : Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, traduit par Georges Fradier, Paris, Pocket, [1961] 1988, 406 p.
[3] Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, « Points. Essais », 1990, p. 170.
[4] George Rudé décrit et analyse ce stéréotype — le concept de foule comme tourbe, avec sa connotation péjorative — tellement répandu dans les études historiques sur les révoltes populaires dans The Crowd in History : A Study of Popular Disturbances in France And England, 1730-1848 (Northampton, Interlink, [1964] 2005, p. 7-10).
[5] Entretien avec l’historien Luis Alen Lascano (Santiago del Estero, 1999, archives personnelles).
[6] Entretien avec un chef d’entreprise de Santiago del Estero (Santiago del Estero, 1999, archives personnelles).
[7] Entretien avec un avocat de Santiago del Estero (Santiago del Estero, 1999, archives personnelles).
[8] Op. cit., p. 185.
[9] Entretien avec un jardinier d’environ 45 ans (Santiago del Estero, 1999, archives personnelles).
[10] Entretien avec une employée de commerce d’une quarantaine d’années (Santiago del Estero, 1999, archives personnelles).
[11] Voir les pages 5, 7, 33 et 34 dudit supplément.
[12] Entretien avec un dirigeant syndical de l’administration judiciaire (Santiago del Estero, 1999, archives personnelles).
[13] Rafael José Fano, « Desde las “cuentas cierran” al colapso económico » [Des « comptes sont clos » à l’effondrement économique]. Supplément El estallido social en Santiago, El Liberal, 1994.
[14] Atilio Montenegro, « La destrucción moral del ser humano » [La destruction morale de l’être humain], Supplément El estallido social en Santiago, El Liberal, 1994.
[15] Du chroniqueur Enrique Lascano, p. 7.
[16] Elle a une quarantaine d’années et tient un stand de journaux qui consiste en un vélo sur le panier duquel elle accroche quelques journaux. Elle considère que les gens ont oublié le 16 décembre, que c’est un moment de colère qu’on a oublié, preuve en est que les personnalités politiques contestées sont revenues au pouvoir. Elle juge que rien n’a changé depuis et déclare :
« Je suis Santiagueña mais je vais te dire quelque chose : le Santiagueño se vend facilement, parce que ceux qui nous gouvernent achètent les gens facilement, avec des grillades, avec des vins, avec tout ça. Ils achètent le peuple, voilà ce qui se passe. »
[17] C’est la seule vision qui a ouvert un espace à la possibilité de gestation d’un mouvement social, ce qui peut sans doute s’expliquer par le fait qu’elle était la seule, parmi celles présentées, à donner un sens véritablement politique aux événements. Le Mouvement 16 décembre est ensuite devenu le parti Mémoire et Participation.
[18] « Saccheggi rituali. Premesse a una ricerca in corso », Quaderni storici, n° 65, 1987, p. 615-636. Traduction espagnole, citée par l’autrice : « Saqueos rituales. Premisas para una investigación en curso », in Tentativas, chapitre IX, Rosario, Prohistoria ediciones, 2004. Texte en français : « Pillages rituels au Moyen Âge et au début des Temps modernes », in Normes et Déviances : textes des conférences et des entretiens organisés par les trente-et-unièmes Rencontres internationales de Genève (1987), Neuchâtel, la Baconnière, « Histoire et société d’aujourd’hui », 1988, p. 312-325.
[19] « Saqueos rituales. Premisas para una investigación en curso », in Tentativas, chapitre IX, Rosario, Prohistoria ediciones, 2004, p. 198.
[20] Op. cit., p. 200.
[21] Op. cit.
[22] Carnavais, malandros e heróis : para uma sociologia do dilema brasileiro, 6º éd., Rio de Janeiro, Rocco, « Antropologia social », [1978] 1997, 350 p. Traduction espagnole citée par l’autrice : Carnavales, malandros y héroes : hacia una sociología del dilema brasileño, traduit par Tatiana Sule, México, Fondo de Cultura Económica, « Sección de obras de sociología », 2002, 352 p. Traduction française : Carnavals, Bandits et Héros : ambiguïtés de la société brésilienne, traduit par Danielle Brick, Paris, Seuil, « Esprit », 1983, 310 p.
[23] Carnavales, malandros y héroes : hacia una sociología del dilema brasileño, traduit par Tatiana Sule, México, Fondo de Cultura Económica, « Sección de obras de sociología », 2002, p. 57-63.