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DIAL 3743
MEXIQUE - Survivre à la frontière : Le corps comme monnaie d’échange
Andrés Arnal Martínez

jeudi 29 mai 2025, mis en ligne par
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Pour de nombreux migrants, la ville de Tapachula, à la frontière sud du Mexique, s’est convertie en « prison à ciel ouvert » avec le durcissement des politiques migratoires états-uniennes et l’externalisation des contrôles auprès du gouvernement mexicain. Article d’Andrés Arnal Martínez publié le 28 mars 2025 par Yemayá Revista en collaboration avec El Salto.
À Tapachula, point névralgique de la frontière sud du Mexique, des milliers de femmes migrantes sont prises au piège faute de pouvoir poursuivre leur chemin vers les États-Unis. Dans ce contexte, le travail sexuel devient une des options pour survivre aux violences de la traversée migratoire.
Esperanza danse contre les jambes d’un homme au rythme du reggaeton. La musique assourdissante, sort d’un juke-box moderne. Les clients paient dix pesos mexicains (0,4 euro) pour 3 chansons. Sous l’épaisse moustache de l’homme à qui Esperanza tient compagnie, le sourire hébété d’un homme ivre. Entre des gorgées et des gorgées de bière, ses mains ne cessent de tripoter le corps de la fille.
Six bracelets de plastique entourent son bras. Esperanza boit sa dernière gorgée de bière et se sépare de son client. Balayant du regard les autres tables du local, Esperanza se demande lequel de tous ces hommes au regard lascif pourrait être son prochain client. La nuit a bien marché pour elle. Elle rentrera chez elle ivre, jusqu’au lendemain midi, quand un autre homme lui donnera quelques malheureux pesos pour qu’elle lui tienne compagnie.
Quatre mois se sont écoulés depuis son arrivée ici et Esperanza n’a pas encore réussi à progresser vers sa destination : les États-Unis. Elle vient de Cuba et, comme des milliers de migrants, la politique de rétention lancée par la puissance du nord et mise en œuvre par le gouvernement mexicain les maintient bloqués à Tapachula, une ville située à la frontière sud du Mexique. Comme pour presque toutes ses camarades de travail son but est d’économiser et de pouvoir poursuivre son voyage. Pour y arriver la seule solution pour elle et de nombreuses autres est le travail sexuel.
Tapachula, la première frontière des États-Unis
La ville de Tapachula, située dans l’État de Chiapas, est un point d’entrée essentiel de la frontière sud du Mexique et par conséquent de la route migratoire du continent. L’externalisation du contrôle aux frontières et les politiques de rétention des États-Unis ont fait stratégiquement de cette ville de 350 000 habitants une « ville-tampon » ou une « prison à ciel ouvert », comme les gens disent.
La ville est cernée par des postes de police et des agents migratoires aux sorties principales. S’ils choisissent de passer par des routes moins fréquentées, les migrants s’exposent à des dangers et aux abus perpétrés par des groupes du crime organisé et par les autorités. Pour ces raisons, sortir de Tapachula est très difficile et la ville est devenue une zone d’attente pour des milliers de migrants du monde entier. Compte tenu de la dangerosité des routes et des restrictions à la libre circulation pour traverser le pays, de plus en plus de personnes choisissent de rester au Mexique, d’y chercher un emploi et d’économiser un peu d’argent pour poursuivre leur voyage.
Pourtant Tapachula est l’une des villes les plus pauvres de l’État le plus pauvre du Mexique, le Chiapas – avec un taux de pauvreté de 75% en 2020, d’après les chiffres du Conseil national d’évaluation de la politique de développement social (Coneval) – raison pour laquelle les offres d’emploi sont vraiment rares pour les personnes qui sont bloquées à l’une des frontières les plus dangereuses de la planète. Dans le secteur de l’emploi formel, les offres sont insuffisantes et exigent que les personnes disposent de documents attestant d’une autorisation de travailler au Mexique. En outre, le manque d’offre s’ajoute au racisme qui existe au sein de la population, raison pour laquelle de nombreux chefs d’entreprise hésitent à embaucher des personnes migrantes.
Dans ce contexte, beaucoup de femmes comme Esperanza font de leur corps un moyen de survivre. « Ce n’est pas la vie que j’avais imaginée. Ce n’est pas la vie dont on rêve mais il faut survivre. C’est pratiquement obligé que je fasse ça », explique Esperanza, le regard perdu sur l’horizon tandis qu’elle boit une autre gorgée de sa bière Tecate.
Le prix du rêve américain
Il est 20 h au centre de Tapachula. Bien que le soir commence à tomber, la chaleur infernale sous ces latitudes ne diminue pas. À l’entrée d’un troquet au nom caribéen, un jeune Vénézuélien qui assure la sécurité nous souhaite la bienvenue. Au-dessus de sa tête, de grandes lettres rouges annoncent qu’il s’agit d’un « bar de jour ». C’est ainsi qu’au Chiapas on nomme les gargotes où aux premières heures du jour il y a déjà des gens passablement éméchés. Au fond du local dix femmes sont assises autour d’une table en plastique blanc. Les unes bavardent, d’autres regardent leur téléphone portable, d’autres ont simplement le regard dans le vague et paraissent être plongées dans leurs pensées. Toutes sont des migrantes. Les autres tables sont occupées par des clients. Tous des hommes. Ils boivent une bière après l’autre pour essayer de supporter la température d’au moins 30°. Un nuage de fumée monte dans la lumière du néon qui éclaire le local.
La bière que nous apporte le serveur est accompagnée d’un amuse-gueule (botana) [1], un snack ou ration gratuite de nourriture. Elle est aussi accompagnée d’une suggestion : on peut choisir la fille qu’on préfère. Les « ficheras » , nom donné à ces femmes qui travaillent dans ce genre de bars appelés « botaneros » sont des « femmes de compagnie » qui boivent et font la conversation aux clients qui leur offrent des bières qui coûtent le double ou le triple du prix habituel. La compagnie de ces travailleuses durera tant que le client les invitera à consommer. Chaque bière qu’un client paie à une fille coûte dans les 150 pesos mexicains, presque sept euros. De cette somme, 60% environ lui reviennent et le reste est pour l’établissement. Pendant que dure l’interaction, le client peut profiter de la conversation de la fille, d’une danse qu’elle exécute pour lui, la toucher, la tripoter et l’embrasser, bien que ce soit normalement elles qui posent les limites. Chaque fois qu’un client l’invite à une bière, le patron des lieux lui met un bracelet en plastique au bras. À la fin de la nuit, la fille encaisse sa part en fonction du nombre de ses bracelets.
« J’en suis arrivée à boire beaucoup, jusqu’à 20 bières en une nuit. J’ai fini par souffrir de gastrite mais il fallait que je continue à venir travailler et je devais continuer à appâter les clients (« fichar »). Esperanza travaille tous les jours, du lundi au lundi, de 12 h à 22 h. « C’est un monde sordide et il y a de la drogue, de l’alcool… À un moment donné il a fallu que je me drogue pour encaisser l’alcool. Ce sont les autres qui m’ont montré le truc pour supporter de boire autant. Elles m’ont montré comment consommer du cristal, de la cocaïne… j’ai appris aussi à jeter la bière sans que le client ne s’en rende compte quand il est déjà un peu imbibé ».
Esperanza était gynécologue à Cuba. Elle a fui son pays à cause de la pauvreté et du manque de ressources. Ici elle gagne 200 pesos mexicains (9,25 euros) par jour et pour chaque bière consommée elle en encaisse 150. « C’est la meilleure façon de survivre ici, j’ai des amis qui travaillent 12 heures et gagnent 100 pesos par jour. Moi, il y a des jours où j’ai réussi à finir ma journée avec 2 000 pesos (92 euros) ».
Plusieurs enquêtes de journalistes et organisations de la société civile locale affirment qu’à part les services qui sont proposés dans ce genre de lieux, de nombreuses filles, après avoir eu une « touche » avec un client, lui proposent aussi des services strictement sexuels à un tarif supérieur. Esperanza affirme cependant que généralement les clients veulent simplement parler. « Oui, certains dépassent les limites, mais c’est aussi parce que les filles le permettent, certaines les laissent aller plus loin pour gagner plus, mais moi non, moi, ils doivent me respecter ».
Comme c’est le cas d’Esperanza, pour des centaines de femmes migrantes échouées à la frontière sud du Mexique le travail du sexe est une option possible pour échapper aux violences sur le trajet migratoire. « Dans ces zones de blocage qui sont le résultat des politiques de rétention migratoire, le travail sexuel est un des moyens de survie pour économiser et pouvoir continuer le voyage », affirme Carmen Fernández Casanueva, professeure et chercheuse au CIESAS Sud-est.
On estime qu’à peu près 2500 femmes exercent la prostitution dans la ville. Au moins une femme sur 100 est prostituée, d’après les données de Brigada Callejera, l’association qui travaille à la défense de leurs droits. Ces données ne recensent que celles qui travaillent dans les cantines, les bars et les cabarets, mais pas celles qui travaillent dans la rue. Les chiffres sont donc certainement supérieurs. Dans cette partie du monde, ce travail a été traditionnellement exercé surtout par des femmes du Guatemala, du Salvador, du Honduras et du Nicaragua. D’après l’Enquête Migration, santé sexuelle et reproductive à la frontière Mexique-Guatemala, de l’année 2010, ces nationalités représentaient 68,5% du total des travailleuses du sexe de la région. Cependant, les nouvelles dynamiques migratoires et la diversification des nationalités ont entraîné une augmentation du nombre de ficheras originaires d’autres pays, principalement de Cuba et du Venezuela.
Corps marqués par la frontière
Isabel a 41 ans. Elle est arrivée à Tapachula il y a sept mois, fuyant San Pedro de Sula, au Honduras. Comme tant d’autres femmes à cette frontière elle fuyait la violence des gangs. Dans son cas, celui de la mara du Quartier 18, qui régnait sur son quartier. Comme pratiquement toutes les femmes échouées à cette frontière, son rêve est d’économiser et d’obtenir le statut de réfugiée pour parvenir aux États-Unis.
Au cours des premiers mois de son séjour au Mexique, Isabel a travaillé comme fichera. « Je me souviens du premier jour. Je suis entrée et je me sentais tellement mal. Je me souviens que je me suis mise à pleurer, là-bas dans la discothèque ». À cette époque Isabel était enceinte de cinq mois. Un de ses enfants était avec elle, à Tapachula, les deux autres étaient restés au Honduras, elle ne voulait pas qu’ils risquent leur vie compte tenu des dangers du voyage. En pleurs elle affirme que c’était la seule façon de s’en sortir, qu’elle faisait ça pour ses enfants. « Je n’étais pas habituée à boire autant… et enceinte. Je me souviens que, le premier jour, j’ai bu une dizaine de bières ou plus. J’ai gagné 1000 pesos en une nuit mais j’ai pris une de ces cuites… et je pleurais pour mon enfant car je me disais “c’est le bébé qui va en subir les conséquences” », raconte-t-elle.
Bien que pour beaucoup d’entre elles il s’agisse d’une activité temporaire, leur situation irrégulière les expose à des extorsions, des agressions et des violences autant de la part des autorités que du crime organisé. « Il y a quelques jours une fille a été tuée dans un botanero près d’ici », explique Esperanza.
Cette fois, nous retournons au bar de jour à midi. À l’intérieur on dirait que l’aube se lève à peine. L’absence de fenêtres et de lumière naturelle, l’éclairage artificiel, le volume de la musique et la fumée te rappellent que dans ce genre d’endroit on est hors du temps. Devant nous, il y a une grande table avec quatre hommes et quatre ficheras. Deux d’entre eux embrassent les filles et les tripotent.
Esperanza est assise au fond du bar. Avec un léger sourire, elle nous salue de loin. Nous l’invitons à boire une bière et elle s’assoit avec nous. Aujourd’hui elle est contente. « Aujourd’hui j’ai quelque chose à fêter, c’est mon dernier jour ». Esperanza a obtenu un rendez-vous grâce à l’application CBP One [2]. Grâce à cela, elle pourra se déplacer sur le territoire mexicain, en principe de manière sûre, et avancer vers sa destination finale, les États-Unis.
Dans deux jours elle quittera Tapachula. Sa place dans ce botanero sera alors très vite occupée par une autre femme migrante que se retrouve bloquée dans le plus grand entonnoir à migrants de tout le continent américain.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3743.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : [Yemayá Revista >https://yemayarevista.com/sobrevivir-en-la-frontera-el-cuerpo-como-moneda-de-cambio/], 28 mars 2025. Reportage publié en collaboration avec El Salto.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Les botanas sont des snacks typiquement mexicains, frits, à la texture croustillante et aérée. Ils sont traditionnellement servis accompagnés de sauce piquante ou saupoudrés de poudre de piment et de jus de citron vert pour une saveur acidulée – NdlT.
[2] CBP One est une application développée par le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (en anglais : U.S. Customs and Border Protection ou CBP). En 2023, elle a vu ses fonctionnalités étendues pour permettre aux migrants de présenter des demandes d’asile. L’application a été fermée par le gouvernement Trump le 20 janvier 2025 puis réouverte en mars 2025 avec une nouvelle fonction consistant à assister les migrants sans-papiers qui souhaiteraient rentrer chez eux – note DIAL.