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DIAL 3744

HAÏTI - Histoire : La longue liste des exigences de rançon, durant un siècle

Myrtha Gilbert

jeudi 29 mai 2025, mis en ligne par Dial

Le 17 avril 2025 marquait le bicentenaire de l’imposition par la France d’une lourde indemnité à payer (150 millions de francs or) en échange de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti. Dans ce texte publié par AlterPresse le 30 avril 2025, l’enseignante-chercheuse Myrtha Gilbert fait l’inventaire des paiements imposés par différentes puissances entre 1825 et le début du XXe siècle.


1.- La dette de l’indépendance haïtienne est sans doute l’histoire la plus connue de la société haïtienne, parmi la longue liste des exigences de rançon dont fit l’objet Haïti durant environ un siècle. Cette rançon a fait l’objet d’études détaillées, dont l’important ouvrage de Gusti Gaillard Pourchet : L’Expérience haïtienne de la dette extérieure ou une production caféière pillée : 1875-1915. Cette dette, qui est plutôt une rançon, est aujourd’hui au cœur d’un important combat pour sa restitution. Sous le gouvernement du président Jean-Pierre Boyer, au mois d’avril 1825, la France imposait à Haïti le paiement de 150 millions de francs or pour la reconnaissance de son indépendance. Sous la menace d’une flotte de 14 bateaux de guerre et 330 canons pointés sur Port-au-Prince, les dirigeants haïtiens, acculés, cédèrent sans conditions.

Demandes et interventions impériales au XIXe siècle et au début du XXe siècle
Pays demandeur Montants exigés ou exigences Montants payés Gouvernement Année du paiement
France 150 millions de francs or intégralité De Boyer à Estimé 1826/1947
France - amiral Joseph M. Lazare, vicomte Duquesne Annuités de la dette de l’indépendance Aucun paiement Empereur Faustin Soulouque 1849
Espagne - amiral Rubalcava 200 000 piastres 25 000 piastres Fabre Nicolas Geffrard 1861
Allemagne - capitaine Batch 15 000 $ 15 000 $ Nissage Saget 1872
États-Unis - affaire Pelletier 2 466 480 $ Aucun paiement Boisrond Canal/Forvil Hyppolite/Lysius Salomon 1879/1889
Angleterre - affaire Maunder 682 000 $ 32 000 $ Boisrond Canal/Lysius Salomon 1876/1887
Allemagne - affaire Lüders 20 000 $ 20 000 $ Tirésias S. Sam Nord Alexis 1897
France - affaire Aboilard 1 346 218 $ 42 000 $ Tirésias S. Sam Nord Alexis 1897/1905
États-Unis - affaire Le Machias 500 000 dollars-or Vilbrun G. Sam 1914

2.- Au mois de mars 1849, l’amiral français Joseph Marie Lazare, vicomte Duquesne vint réclamer à bord d’un bateau de guerre le paiement des annuités de la dette de l’Indépendance, non versées depuis environ quatre ans, menaçant de bombarder la capitale si ses exigences n’étaient pas satisfaites. Faustin Soulouque refusa d’obtempérer, à la grande satisfaction de la population haïtienne. Et l’amiral Duquesne se retira. L’Histoire a retenu cette phrase empreinte de dignité de Soulouque face à cette menace : « À la force, je répondrai par la force ».

3.- Incident Rubalcava (1861, Espagne). L’Espagne voulut pénaliser le support actif du gouvernement de Fabre Nicolas Geffrard aux indépendantistes dominicains avec Luperón à leur tête ; ces derniers refusaient un retour de la Dominicanie dans le giron espagnol. Une flotte sous les ordres de l’amiral espagnol Joaquín Gutierrez de Rubalcava mouilla dans la rade de Port-au-Prince en juillet, exigeant le paiement par Haïti d’une indemnité de 200 000 piastres et un salut de 21 coups de canon, sinon Port-au-Prince serait bombardé. Le gouvernement paya finalement 25 000 piastres et salua la flotte espagnole.

4.- L’affaire du capitaine Batch (Allemagne). Sous le gouvernement de Nissage Saget, deux commerçants allemands, Diekman et Stupenhort prétendirent avoir subi des dommages durant les gouvernements de Geffrard et de Salnave. Un bateau de guerre allemand, conduit par le capitaine Karl Ferdinand Batch, arriva à Port-au-Prince le 11 janvier 1872 et réclama des indemnités de 15 000 $ sinon, c’était le bombardement de la capitale. Nissage Saget céda. Les Allemands obtinrent gain de cause.

5-Affaire Antonio Pelletier (États-Unis). Le 31 mars 1861 un navire arborant le pavillon français rentra dans la rade de Fort-Liberté. Le capitaine du navire fit monter à bord plusieurs travailleurs haïtiens, alléguant qu’il y avait des réparations à faire. Il fut dénoncé par quelqu’un qui le reconnut comme un négrier qui n’en était pas à son premier coup. Il avait cherché bien avant à tromper des travailleurs haïtiens pour les vendre à Cuba ou tout autre pays pratiquant encore l’esclavage. Le consul de France appelé sur les lieux reconnut la forfaiture. En effet, le capitaine qui s’appelait Antonio Pelletier, français d’origine, ayant adopté la nationalité états-unienne, avait pris une fausse identité. Il fut arrêté par les autorités haïtiennes, jugé et condamné à mort pour ses forfaits répétés. Sa peine fut commuée en travaux forcés pour une durée de 5 ans. Deux ans plus tard, il fut transporté à l’hôpital pour cause de maladie. Il en profita pour s’enfuir à la Jamaïque. De retour aux États-Unis, il chercha l’appui des autorités états-uniennes. En 1879, sous la présidence de Boisrond Canal, le gouvernement du président américain Rutherford B. Hayes réclama la somme de 2 466 480 dollars pour dédommager ledit Pelletier. Le gouvernement haïtien protesta vigoureusement. Cette demande traîna jusque sous le gouvernement de Florvil Hyppolite. En 1889, Thomas Francis Bayard, secrétaire d’État états-unien sous le gouvernement de Stephen Grover Cleveland, considérant la gravité des fautes commises par le négrier Antonio Pelletier, estima injusfiées les réclamations de ce dernier. Une instance judiciaire américaine mit fin au litige. Haïti ne paya pas.

6.- Affaire Maunder (Angleterre). En 1876, sous le gouvernement de Boisrond Canal, l’Angleterre produisit une réclamation de 682 000 dollars, en faveur de la veuve Maunder. Cette dernière, née citoyenne haïtienne, s’était mariée à un Anglais, Joseph Maunder. Lequel, de son vivant, avait conclu un contrat avec l’État haïtien pour la location de l’île de la Tortue et l’exploitation des bois d’acajou. Sa veuve, qui héritait du contrat, était débitrice de l’État de redevances pour l’exploitation des bois pendant 5 ans. L’État haïtien avait donc annulé la concession pour dettes. Le gouvernement anglais obtint finalement des indemnités de 32 000 Livres sterling en faveur de la demanderesse sous le gouvernement de Salomon en 1887, soit 11 ans plus tard.

7.- Affaire Lüders (Allemagne). Sous le gouvernement de Tirésias Simon Sam, le 21 septembre 1897, un commerçant allemand nommé Emile Lüders maltraita un policier haïtien. Il fut condamné par le tribunal de simple police à un mois de prison. L’affaire alla en appel et Lüders fut condamné à un an de prison le 14 octobre 1897, considérant qu’il y avait eu rébellion et voies de fait. Il est à noter qu’il n’en était pas à son premier délit. Mais le chargé d’affaires allemand réclama sa libération ainsi que la révocation des agents de police et des juges impliqués dans l’affaire. Finalement, Emile Lüders fut gracié et partit pour l’étranger le 22 octobre 1897. N’ayant pas obtenu satisfaction, en ce qui concerne la demande de révocation des agents publics, deux navires de guerre allemands, la Charlotte et le Stein se présentèrent dans la rade de Port-au-Prince le 6 décembre 1897, menaçant de bombarder la capitale. Ils exigèrent du gouvernement haïtien, une lettre d’excuse, une rançon de 20 000 $ et un salut de 21 coups de canon.

Selon le diplomate Jacques N. Léger, la population de Port-au-Prince était disposée à se battre et ne voulut point que le gouvernement s’humiliât. Mais le président Sam baissa les bras et s’exécuta.

8.- Affaire Aboilard (France). Louis Aboilard est un ingénieur francais qui a travaillé dans la construction et la gestion de l’usine électrique de Jacmel en 1896, une initiatve du député Alcius Charmant, selon contrat signé avec l’État haïtien qui lui avait fourni l’essentiel des ressources nécessaires aux chantiers. Après inauguration de la centrale, Calisthène Fouchard, ancien ministre des finances de Florvil Hyppolite, racheta, argent comptant, tous les droits liés à la nouvelle usine électrique de Jacmel. Une affaire prometteuse selon lui. Notons que ce genre de combine était une coutume de l’époque. Après l’incendie de la ville de Jacmel en août 1996 et après l’interruption du service électrique, l’État haïtien refusa de verser les subventions prévues dans le contrat. Calisthène Fouchard, se croyant lésé, chercha l’appui des Français pour se faire dédommager. C’est ainsi que l’ingénieur français Louis Aboilard devint son créancier. L’affaire traîna longtemps et aboutit finalement en justice. L’ingénieur Aboilard, soutenu par la France dans son rôle de demandeur, mena la question devant le comité d’arbitrage. Ce comité ad hoc, siégeant en France, était composé d’un Haïtien choisi par l’État haïtien et de deux Français. L’ingénieur Aboilard présenta un mémoire et réclama de l’État haïtien la somme de 1 346 218 dollars devant être versés en une seule fois. L’État haïtien présenta également son argumentaire. Un an plus tard, le tribunal prononça son verdict. L’État haïtien devait verser à l’ingénieur Aboilard la somme de 42 184 dollars en deux versements.

9.- Affaire Le Machias (États-Unis) : un cas de vol à main armée. Le 17 décembre 1914, des marines états-uniens débarquent furtivement de la canonnière Le Machias et s’emparent de 500 000 dollars-or états-uniens dans les coffres-forts de la Banque nationale appartenant à l’État haïtien. Ce montant fut transféré à la National City Bank de New York. Les protestations du gouvernement haïtien d’alors n’eurent aucun effet. Rappelons que le président de la National City Bank s’appelait Roger Farnham et selon de nombreux historiens, c’est lui qui dictait la politique du Département d’État en ce qui concerne Haïti. Il était d’ailleurs vice-président de la City bank et « incontournable sur le marché financier haïtien » depuis l’emprunt de 1910. Selon Alain Turnier « Cet affront à la souveraineté de la part du Département d’État prétendait surtout nous humilier, mettre au clair sa décision de contrôle et de domination et l’inutilité de toute résistance ».

Bibliographie sélective

 Castor Suzy, L’Occupation américaine d’Haïti, Imprimerie Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1988.
 Charmant Rodolphe (Dr), La vie incroyable d’Alcius Charmant, première édition, Presses de la Société d’éditions et de librairie, Port-au-Prince, Haïti, juin 1946 ; deuxième édition, collection Bicentenaire, 1804-2004.
 Gaillard Pourchet Gusti, L’expérience haïtienne de la dette extérieure ou une production caféière pillée : (1875-1915), Imprimerie Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1990.
 Gilbert Myrtha, « Haïti : mirage électrique, le cas de Jacmel au 19 e siècle », AlterPresse, 10 mai 2021.
 Gilbert Myrtha, « Haïti : mirage électrique, l’affaire Aboilard », AlterPresse, 16 mai 2022.
 Léger Jacques Nicolas, Haïti, son histoire et ses détracteurs, Neale Publishing Company, 1907.
 Ménos Solon, L’affaire Lüders, Imprimerie J. Verrollot, Port-au-Prince, Haiti.
 Recueils des sentences arbitrales. « Affaire Aboilard, France-Haïti, 26 juillet 1905 », volume XI, p 71-82.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3744.
 Source (français) : AlterPresse, 30 avril 2025.

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