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DIAL 3747
PÉROU - Violations des droits humains : Une justice à l’agonie
Jacqueline Fowks
lundi 30 juin 2025, mis en ligne par
Après que le président péruvien Pedro Castillo, élu en 2021, a été démis de ses fonctions par le Congrès le 7 décembre 2022, sa vice-présidente, Dina Boluarte, a pris sa suite. Son gouvernement a violemment réprimé les nombreuses mobilisations qui se sont développées dans le pays dans les semaines et les mois qui ont suivi, provoquant au moins 49 morts. Elle est très largement impopulaire et fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires. Le tournant conservateur associé au discrédit politique du gouvernement entraîne une série de conséquences négatives dans différents domaines et notamment au niveau judiciaire. Article de Jacqueline Fowks publié dans le numéro 2057 de l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 25 avril 2025.
« Ils ne nous réduiront pas au silence », déclarent les victimes de la violence de l’État péruvien face à une nouvelle loi qui les prive du soutien d’avocats spécialistes.
Le Pérou est gouverné par un régime autoritaire qui recueille l’approbation d’à peine 2% de la population, et dans lequel la présidente Dina Boluarte fait face à 13 enquêtes judiciaires pour corruption et crimes contre l’humanité, tandis que ses alliés politiques ou issus des forces de sécurité font l’objet de procès et d’enquêtes pour blanchiment de capitaux et autres délits.
Dans ce contexte, l’administration de la justice en matière de droits humains s’est dégradée à cause d’une nouvelle législation qui fragilise la Constitution et de décisions de l’appareil judiciaire. La loi la plus récente interdit aux avocats d’ONG de droits humains de défendre des victimes de massacres et autres crimes contre l’humanité à l’échelle nationale comme internationale. De surcroît, le pays se trouve aujourd’hui aux prises avec le crime organisé. Selon des chiffres officiels, en 300 jours de gestion du ministre de l’intérieur et principal bouclier de Boluarte jusqu’en mars, Juan José Santiváñez, plus de 1 800 homicides ont été commis. Beaucoup sont victimes d’extorsion : il peut s’agir aussi bien de chauffeurs de mototaxi ou d’autobus que d’idoles de groupes de cumbia. À la suite de manifestations massives, les 21 et 28 mars puis le 7 avril, la réponse a consisté à faire descendre l’armée dans la rue et à produire une nouvelle loi de « gâchette facile » pour les forces de l’ordre. Peu de gens s’intéressent au fait que la loi devient de plus en plus difficile d’accès dans les cas de violation des droits humains.
Les plus graves violations des droits humains imputables aux forces de l’ordre ont été commises au cours de la période 1980-2000, pendant les conflits sociaux relatifs à l’industrie minière et à l’exportation de produits agricoles, les mobilisations de masse de novembre 2000 contre le gouvernement illégitime de Manuel Merino et le soulèvement social de 2022-2023 contre le régime de Boluarte, avec pour résultat 50 assassinats et des centaines de blessés dans huit régions.
En outre, 35 défenseurs de l’environnement autochtones ont été assassinés par des mafias de déforestation illégale ou de narcotrafic bien qu’ils aient alerté officiellement l’État sur les menaces existantes.
La loi anti-ONG
Le Congrès a approuvé le 12 mars une loi anticonstitutionnelle modifiant la supervision des organisations qui reçoivent des fonds de la coopération internationale. Le gouvernement l’a promulguée le 15 avril. Ses principaux promoteurs ont été un ancien ministre accusé d’avoir participé aux stérilisations forcées du gouvernement d’Alberto Fujimori et un amiral de la marine à la retraite. La loi qualifie de « faute très grave » le fait que les ONG agissent au sein d’instances nationales et internationales contre l’État péruvien et elle empêche, autrement dit, la défense des victimes de graves violations contre les droits humains. La sanction consiste en la fermeture des ONG ou des amendes impayables.
La directrice de l’Association pour les droits humains, Gloria Cano, qui défend depuis deux décennies les victimes des massacres de Barrios Altos et La Cantuta – massacres commis par l’armée sous le régime Fujimori – a indiqué à Brecha que les ONG et les victimes vont engager des actions en protection des droits constitutionnels pour que la loi ne soit pas appliquée. Dans ces affaires, Fujimori a été condamné à 25 ans d’emprisonnement. « J’ai l’impression de vivre les pires années de la corruption : la population est affligée par tant de turpitude et la tolère parce qu’on lui a déjà montré ce qui adviendra si elle vient à se rebeller, comme au temps de la dictature [de Fujimori]. J’espère que nous allons sortir de la léthargie et qu’ils ne vont pas nous priver de notre patrie », déclaire Carolina Oyague, sœur de l’une des étudiantes de l’université La Cantuta que l’escadron militaire Colina a fait disparaître en 1992.
L’ex-procureur anticorruption Antonio Maldonado a signalé pour cet article que « la loi enfreint des règles de l’ONU, comme les principes et les fondements du droit à un recours effectif et à l’obtention d’une réparation dans les cas d’atteintes graves au droit international humanitaire ». « Un État en situation de catastrophe, qui a abdiqué de ses devoirs de protection, respect et garantie des droits humains, ne peut s’offrir le luxe d’entraver les organisations privées qui défendent les victimes », estime le juriste. Selon lui, la loi « laisse sans défense les citoyens face à un État dépassé par la délinquance des gens au pouvoir, la corruption des cols blancs et le crime organisé ».
Recul au sein des tribunaux
Une loi approuvée en 2024 permet aux militaires et aux policiers condamnés dans des affaires emblématiques survenues entre 1980 et 2000 de purger leur peine à leur domicile s’ils ont plus de 80 ans, dénonce Juan José Quispe. L’avocat, qui a défendu la veuve du journaliste Jaime Ayala, disparu d’une base militaire en 1984, déplore que les juges appliquent des lois anticonstitutionnelles sans mobiliser la jurisprudence interaméricaine.
La police nationale a inauguré en novembre 2020 un modèle létal de répression des mobilisations urbaines. Pendant cinq jours elle a commis des arrestations arbitraires massives, des lésions graves, des tortures et deux assassinats. Deux procès ont commencé en décembre contre des policiers pour des faits datant de novembre 2020 et dans les deux cas il est apparu que les magistrats manquent de formation dans les domaines des droits humains et des violences sexuelles.
Dans un procès pour violence sexuelle commise contre une femme arrêtée arbitrairement pour quelques affiches « semées » en novembre 2020 dans une imprimerie, « la cour a été excessivement agressive, complètement ignorante de ce qu’est la nudité forcée, elle n’était pas spécialisée en droits humains », a déclaré une témoin qui a participé à une audience.
Dans un autre litige, des policiers sont accusés d’abus de pouvoir et de torture pour avoir retenu plus de 18 heures une adolescente ayant participé aux manifestations du 10 novembre 2020. Sa sœur a subi une fouille corporelle et a été contrainte d’ôter vêtements et chaussures puis de sauter en position accroupie sur un sol dégoûtant. Ensuite les policiers l’ont conduite à une cellule peuplée de rats et lui ont interdit d’aller aux toilettes.
« La principale difficulté est qu’on se trouve face à un organe collégial [le tribunal] non spécialisé en droits humains », a expliqué Henry Mercado, de l’ONG Paz y Esperanza, avocat des personnes lésées.
Lors d’une audience tenue sur Google Meet, le juge Alberto del Carpio a menacé Ángela Espíritu, une des victimes, âgée de 14 ans en 2020, d’annuler son témoignage parce qu’elle s’était connectée en utilisant le portable de sa mère et qu’elles se trouvaient toutes les deux dans la maison. Pendant la même session, la mère devait donner sa version en tant que témoin. La victime a expliqué qu’elle ne possédait pas personnellement de téléphone ni d’ordinateur et qu’elle se trouvait dans une pièce distincte, mais le magistrat l’avait déjà maltraitée.
« La jurisprudence nationale et internationale établit qu’il y a violation des droits humains lorsque l’État a une part de responsabilité : on n’a pas affaire à des crimes courants isolés [comme le pensent les juges] mais à des crimes occasionnés par des agents de l’État, avec des moyens de l’État et à la suite de décisions politiques, comme cela s’est produit lors des manifestations de novembre 2020 », ajoute Mercado.
À contre-courant
Le précédent président du pouvoir judiciaire, Javier Arévalo, a supprimé en 2024 la Quatrième Chambre liquidatrice que présidait la juge Miluska Cano, une des spécialistes des droits humains qui ont jugé des cas emblématiques de crimes commis entre 1980 et 2000. « La suppression de cette chambre a engendré une régression importante parce qu’une autre chambre a été créée qui, pense-t-on, est spécialisée dans les droits humains. Mais c’est tout le contraire : les juges sont issus du droit commun et le traitement réservé aux victimes est dur et revictimisant. Je n’ai pas connaissance d’organes collégiaux spécialistes des droits humains à Lima », constate Mercado.
Concernant ce nouveau tribunal, l’avocate Gloria Cano exprime son désaccord vis-à-vis de certains de ses verdicts, « notamment s’agissant de violences sexuelles dans le cadre des actions menées lors du conflit armé intérieur des années 1980 à 2000 ».
Les juges et procureurs sont choisis par un conseil du pouvoir judiciaire dont les membres ont été désignés par le Congrès en place, composante du régime autoritaire. Les nominations ne garantissent pas le recrutement de magistrats détenant une formation en droits humains, et les spécialistes en sont écartés.
« Dans la société civile, on observe avec une grande préoccupation que les dossiers en rapport avec le soulèvement social de 2022-2023 changent sans cesse de mains, ce qui provoque des retards et un malaise chez les personnes concernées », dénonce l’avocate Mar Pérez, de la Coordination nationale des droits humains. « Dans les affaires de droits humains, on applique des normes spéciales et le traitement réservé aux personnes concernées doit être différent des processus ordinaires, mais rien de cela n’est pris en considération dans la nomination des juges et procureurs », ajoute Pérez.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3747.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : Brecha, n° 2057, 25 avril 2025.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

