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DIAL 3749
COLOMBIE - Vivre dans un ETCR
Anna Enrech
jeudi 31 juillet 2025, mis en ligne par
Pour nous qui sommes loin, les Accords de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP) restent assez abstraits. Ces deux textes rédigés par Anna Enrech permettent de rentrer dans le concret de la vie quotidienne de guérilleras avant et après qu’elles ont déposé les armes. Article publié par El Salto le 3 mai 2024.
3 mai 2024.
Dans le village colombien de La Plancha la cohabitation entre anciens combattants et population civile est une réalité marquée par des nécessités communes.
María de los Ángeles Apasco et Marta Cecilia Gómez partagent les mêmes objectifs et les mêmes espoirs. Ce sont des habitantes de l’Espace territorial de formation et réintégration (ETCR) Jhon Bautista Peña situé dans le village de La Plancha, dans les environs d’Anorí, dans le département d’Antioquia. Actuellement cet ETCR est habité par une soixantaine de personnes – au départ plus de 300 personnes y vivaient – associant des anciens et anciennes combattantes des FARC-EP signataires des accords de paix et quelques personnes de la population civile colombienne. Bien que les chemins suivis par María de los Ángeles et Marta Cecilia aient été différents, aujourd’hui toutes deux ont les mêmes priorités : « avoir un bout de terre et une habitation digne ».
Apasco a 37 ans. C’est une ancienne combattante qui a signé la paix. Elle travaille au sein de l’ETCR à la confection de sacs à dos et vêtements de montagne dans la coopérative Coomusdelna. Gómez a 55 ans et fait partie de la population civile. Elle tient le restaurant de l’ETCR, assumant cuisine et service, et s’occupe en outre de son jardin et des animaux. Toutes deux ont fait le choix d’habiter ce lieu et contribuent par leur engagement actif à son bon fonctionnement et à la vie commune.
L’ETCR Jhon Bautista Peña est une des 24 zones créées en 2017, après la signature des accords de paix, pour la réintégration à la vie civile d’anciens guérilleros et guérilleras des FARC-EP. Au début, après la signature des accords de paix, ces espaces étaient appelés Zones villageoises transitoires de normalisation (ZVTN), mais après le processus de dépôt des armes les ZVTN sont devenues des ETCR. Ces zones dédiées à la réintégration sont avant tout rurales : ce sont des zones très affectées par le conflit armé dans le pays ainsi que des zones qui avaient servi de bases à divers fronts des FARC-EP pendant le conflit. La personne qui a donné son nom à cet ETCR d’Antioquia est un ancien combattant de cette même zone qui a été assassiné. « Nous conservons ainsi son souvenir » explique María de los Ángeles
Le dernier rapport trimestriel du Secrétaire général de l’ONU, publié en mars 2024, fait état de ce que l’insécurité continue à toucher particulièrement les communautés des départements d’Antioquia, Bolívar, Caquetá, Cauca, Chocó, La Guajira, Nariño, Putumayo, et Valle del Cauca. Ce même rapport signale que depuis la signature des Accords de paix ont été attestés 416 assassinats d’anciens ou d’anciennes combattantes des FARC-EP et entre janvier et avril 2024, selon les données publiées par l’Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz) ont déjà été assassinés cinq anciens combattants et 20 leaders sociaux et personnes impliquées dans la défense des droits humains dont cinq dans le département d’Antioquia.
Le stigmate collé au fait d’être signataire de la paix, associé aux dynamiques de violence et de confrontation de groupes armés, se traduit par l’expulsion de la population des zones rurales et touche particulièrement les personnes qui sont en processus de réintégration. Actuellement près de 2000 anciens combattants effectuent leur de processus de réintégration au sein des ETCR, alors qu’environ 3000 le font dans des zones collectives extérieures à ces espaces, indique le rapport du Secrétaire général de l’ONU de décembre 2023.
Une terre et un toit
« J’aimerais vivre à un autre endroit parce qu’ici il n’y a pas d’avenir pour nous. Les perspectives que nous avons restent les mêmes mais les problèmes aussi restent les mêmes. La seule chose que nous voulons c’est d’avoir notre bout de terre à cultiver et une habitation digne » déclare María de los Ángeles. Elle est née dans le département de Risaralda, dans le centre-ouest du pays, mais elle explique qu’elle ne peut pas revenir à son village natal à cause du stigmate associé aux personnes qui ont signé la paix. « D’une certaine manière, nous trouvons ici, dans l’ETCR une forme de tranquillité, mais nous sommes nombreuses à être loin de nos familles. Là où vit ma famille je ne peux pas dire que je suis signataire de la paix, que je suis une ancienne combattante ».
Apasco s’est engagée à 16 ans à peine. « Risaralda est une zone rurale, ma famille est une famille de paysans. À l’époque la guérilla avait beaucoup d’influence dans cette zone. Ils ne portaient pas d’uniformes mais on savait qui en était ou pas. Ils organisaient des réunions et distribuaient des revues, ils y parlaient de la lutte de la guérilla, évoquaient les problèmes qui étaient les nôtres, ce qu’ils voulaient et aussi le fait de trouver un accord avec le gouvernement. Je voyais des jeunes garçons très jeunes qui s’enrôlaient et j’ai pensé : pourquoi pas moi ? Je me suis enrôlée alors poussée par le besoin de croire que je faisais quelque chose, et qu’un jour on parviendrait à changer les choses. Parce qu’à rester sans rien faire, on ne voyait pas d’issue et les problématiques étaient chaque jour plus dures ».
Marta Cecilia Gómez est originaire de Sabanalarga, situé aussi dans le département d’Antioquia. Ce n’est pas une ancienne combattante, elle fait partie de la population civile colombienne, mais elle est allée à l’ETCR pour travailler. « Je suis venue par nécessité. On m’a proposé de venir faire la cuisine et servir les repas, je ne pouvais pas laisser passer cette opportunité. Je peux ainsi aider à payer l’université à mes filles. Ça se passe plutôt bien, Dieu merci, les gens sont très gentils et ils sont pour moi comme une famille » explique-t-elle tandis qu’elle donne à manger aux animaux. « J’aime ma vie ici. Je ne m’ennuie pas, entre les poulets, les cochons, les oignons du potager, les plans de manioc, le travail en cuisine… Ici je fais un peu de tout. »
Quoi qu’il en soit, María Cecilia est d’accord avec María de los Ángeles sur le fait que les besoins principaux de toute la communauté sont l’accès à une habitation et à un bout de terre pour pouvoir travailler. « Quel bonheur ce serait de se lever le matin et d’entendre meugler une vache qu’on va aller traire ; et d’avoir un endroit où semer parce que les terres ici sont très stériles ». En outre, les maisons dans lesquelles vivent les habitants de l’ETCR sont des préfabriqués mal isolés, « si vous ronflez, tout le monde vous entendra » explique Marta Cecilia à mi-chemin entre sarcasme et inconfort. En outre la situation des villages rend difficile l’accès aux soins et à l’eau potable, entre autres. Apasco comme Gómez insistent sur l’insécurité dans les territoires ruraux à cause de la présence de dissidences et de groupes armés, « mais nous n’avons pas d’autres lieux où aller » dit Marta Cecilia.
Coopérativisme : réintégration et formation
Le même rapport trimestriel du Secrétaire général de l’ONU indique que près de 80% des anciens combattants, dont 2815 femmes, participent à des projets productifs. Dans le cas de l’ETCR Jhon Bautista Peña c’est un élément clé : à La Plancha, quelques-unes des personnes en processus de réintégration ont fondé la coopérative Coomuldesna, qui joue le rôle de parapluie pour divers projets productifs dans le cadre de l’économie sociale et solidaire. Ces projets vont de l’avant et se transforment, et ils sont une source de revenus pour les personnes impliquées dans les différentes lignes de production.
María de los Ángeles est une des fondatrices de la coopérative. « Nous avions besoin d’une personnalité juridique pour la gestion de l’argent que nous gagnerions avec chacun des projets, c’est la raison pour laquelle nous avons formé la coopérative. Malgré cela, nous avons été handicapés par la bureaucratie, ça a été un processus coûteux » Elle explique que les premiers projets lancés furent celui de la pisciculture et celui de l’apiculture, mais fonctionnent aujourd’hui six lignes de production.
Apasco est ouvrière sur machine dans le projet Confections La Montaña. Elle s’emploie à coudre et fabriquer bananes, sacs à dos et pantalons de montagne, principalement, qui sont ensuite distribués et vendus dans toute la Colombie. « Les produits que nous confectionnons sont semblables à ceux que nous utilisions dans le maquis. À cette époque nous travaillions déjà sur des machines et ici nous faisons la même chose avec davantage d’outillage, de matériel et de variété de tissus ». Elle explique qu’au sein du projet Confections 21 personnes sont actives, en majorité des femmes. « L’idée des projets est de pouvoir générer des revenus pour nous permettre de subvenir à nos besoins ». Ce projet fait partie de la Fédération d’économie solidaire Efraín Guzmán et dispose de l’appui de la corporation Alternatives pour la paix (Alterpaz). Cette ligne de production bénéficie aussi du soutien de la coopération internationale avec, actuellement, l’Association catalane pour la paix, la Fondation Món-3 et l’Agence catalane de coopération au développement.
De son côté Marta Cecilia participe à Essences de la montagne, un projet de 10 travailleuses qui élabore et distribue différents produits cosmétiques naturels. Gómez collabore au projet mais ne fait pas partie de la coopérative, du fait qu’elle travaille à d’autres postes dans l’ETCR. Essences fait partie de la même fédération et bénéficie de l’appui d’Alterpaz et de l’université d’Antioquia.
Bien que María de los Ángeles déclare qu’elle voudrait vivre ailleurs, elle insiste aussi plusieurs fois sur l’importance de la responsabilité collective pour donner vie au projet et à la coopérative « Si les gens s’en vont de l’ETCR, les projets voient leur élan diminuer et disparaissent. Nous avons besoin d’un cumul de personnes qui travaillent quotidiennement pour aller de l’avant. Les perspectives des projets sont bonnes mais leur futur est en suspens. » Pour Marta Cecilia aussi, les enjeux sont doubles avec d’un côté la nécessité d’améliorer ses conditions de vie et de l’autre la préoccupation de savoir où elles vont aller quand il leur faudra quitter l’ECTR. « Pour le moment ils n’ont pas pu – ou voulu – nous installer ailleurs. Je ne me vois pas à mes 55 ans m’en aller et recommencer à zéro. Je me demande juste ce qui se passera quand il nous faudra quitter ce lieu. »
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3749.
– Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
– Source (espagnol) : El Salto, 3 mai 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.


