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L’obligation de consultation préalable en matière législative est partie intégrante du droit à l’autodétermination des peuples autochtones

CANADA - Jugement régressif de la Cour suprême

Denis Langlois

mercredi 20 mai 2020, mis en ligne par Denis Langlois

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Le 14 décembre 2019.

Le 11 octobre 2018, la Cour suprême du Canada (C.S.) niait l’obligation de consulter les peuples autochtones avant l’adoption de législations pouvant affecter leurs droits sur les terres ancestrales ou territoires qu’ils occupent et/ou revendiquent. Dans un jugement impliquant la nation Crie Mikisew de l’Alberta, sept (7) des neuf (9) juges de la Cour affirment qu’une telle obligation ne peut et ne doit pas s’appliquer au processus législatif.

En invoquant la non-ingérence des tribunaux dans la sphère du législateur, de même que la séparation des pouvoirs et la souveraineté parlementaire, l’argumentaire de la C.S. marque une régression importante, et cela sous plusieurs angles d’observation : au regard des avancées antérieures de cette même Cour en matière de droits des peuples autochtones ; au regard des principes régissant la relation du gouvernement avec les peuples autochtones ; au regard du droit international concernant la protection des droits de ces peuples, dont celui à l’autodétermination.

Nous entendons l’illustrer ici en résumant d’abord les termes de ce jugement. Nous présenterons ensuite ce qui définit le droit à la consultation préalable en vertu du droit international. Puis, nous rappellerons des avancées antérieures de la C.S. et du gouvernement lui-même sur la protection des droits des peuples autochtones. Enfin, nous formulerons notre point de vue sur la rupture que représente ce jugement avec l’évolution de la jurisprudence internationale, notamment dans les Amériques, et avec la reconnaissance d’un droit réel à l’autodétermination des peuples autochtones.

Le rejet par la C.S. de l’obligation de consultation préalable en matière législative

La cause remonte à 2012, alors que le gouvernement Harper présentait et imposait deux projets de lois omnibus (C-38 et C-45) modifiant des lois relatives aux évaluations environnementales, à la définition des eaux navigables, aux pêches, aux douanes et à l’attribution de terres à travers la Loi sur les Indiens. La nation Mikisew avait alors présenté une contestation judicaire devant la Cour fédérale, soutenant qu’elle aurait dû être consultée avant l’adoption de ces mesures législatives puisque celles-ci étaient susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur ses droits garantis par traité.

Un premier jugement de la Cour fédérale lui donna raison. Mais les juges de la Cour d’appel fédérale récusèrent à majorité ce jugement, en précisant que c’était contrevenir à la « Loi sur les Cours fédérales » que de procéder au contrôle judiciaire du processus d’adoption d’une mesure législative. En outre selon eux, la première décision ne respectait pas les principes de souveraineté parlementaire et de séparation des pouvoirs.

En appel devant la Cour suprême, la nation Mikisew perd à nouveau sa cause, les neuf juges reconnaissant la décision de la Cour d’appel fédérale comme étant fondée sur la base d’exigences procédurales propres à la « Loi sur les Cours fédérales ». Toutefois, sur la consultation préalable, deux juges exprimèrent leur désaccord avec l’opinion majoritaire de la Cour selon laquelle l’obligation de consultation n’avait pas à s’appliquer au cours du processus législatif. Ces juges, minoritaires, affirmaient au contraire qu’il y avait obligation de consulter en pareil cas :

« Toutefois, il y a désaccord en ce qui concerne l’obligation de consulter. L’adoption de lois qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 fait naître une obligation de consulter, et les lois adoptées en violation de cette obligation peuvent être contestées directement en vue d’obtenir réparation. L’honneur de la Couronne régit la relation qui unit le gouvernement du Canada et les peuples autochtones. Ce principe fait naître une obligation de consulter applicable à toutes les mesures gouvernementales envisagées susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux et issus de traités, revendiqués ou établis, y compris aux mesures législatives. [1]

Le droit à une consultation préalable : de quoi s’agit-il ?

C’est la Convention n° 169 (C-169) de l’Organisation internationale du travail (OIT), adoptée en 1989 et entrée en vigueur en 1991 [2], qui définit pour la première fois ce droit reconnu aux peuples autochtones. Elle demeure le seul instrument de droit international à caractère contraignant sur la protection des droits des peuples autochtones [3]. Mais, en quoi consiste au juste ce droit à la consultation préalable ?

Bien qu’il doive être mis en relation avec les autres droits reconnus dans la convention, ce sont les articles 6.1, 6.2, 15.1 et 15.2 qui en définissent les principaux éléments. De façon résumée, ce droit renferme cinq principes :

  • Il s’agit d’une consultation préalable. Le mot le dit. Elle doit être faite avant toute prise de décision sur les mesures envisagées.
  • Elle porte sur toute mesure susceptible d’affecter les droits de ces peuples, qu’il s’agisse de décisions législatives, de programmes, de plans de développement, ou de projets particuliers sur les terres occupées ou revendiquées par les peuples autochtones concernés.
  • En tant qu’obligation de l’État, -et non d’une entreprise à qui l’État déléguerait cette responsabilité-, le droit à la consultation préalable est exercé en vue de parvenir à un accord ou d’obtenir un consentement au sujet des mesures envisagées. Dans certains cas, comme celui du déplacement des peuples, la convention exige même le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.
  • Elle doit être libre et éclairée, i.e. que toutes les informations sur les conséquences d’une mesure à prendre [déplacements, impacts sur le territoire, déchets et pollution des ressources, incidences sociales et culturelles, etc.] soient fournies sans exception aux peuples concernés afin que leur consentement soit donné en connaissance de cause.
  • Elle doit être faite de bonne foi, i.e. à travers les institutions représentatives des peuples intéressés et au moyen de procédures appropriées respectant leurs propres modes de décision. Ceci interdit notamment les pratiques trop courantes comme celle de choisir les interlocuteurs qu’on sait favorables à son point de vue, ou de « marchander » l’accord d’une communauté ou peuple autochtone via promesses, cadeaux, ou argent.

Un jugement en porte-à-faux à l’égard d’avancées de la Cour suprême elle-même

Avec la résurgence des luttes et revendications autochtones au tournant du millénaire, au Canada comme sur la scène internationale, le droit en tant qu’« arme de lutte » des peuples autochtones n’a pas été sans effet important sur les décisions prises par diverses instances juridiques ici et dans le monde. La Cour suprême du Canada n’a pas échappé à cette poussée, notamment depuis la reconnaissance des droits ancestraux de ces peuples par l’article 35 d’une constitution rapatriée en 1982. À la lumière de quelques décisions-clé de cette Cour depuis les années 2000, il est possible d’évaluer l’écart, voire la rupture que représente ce jugement « Mikisew » au regard de l’évolution de sa propre jurisprudence.

Un jugement-clé à cet égard est celui concernant la nation Haïda de Colombie-Britannique, jugement rendu en mars 2004. Durant les années 1980 et 1990, la province de Colombie-Britannique accorde plusieurs concessions forestières sur des terres ancestrales revendiquées par la Nation Haïda. La cause ira jusqu’en Cour suprême, où la reconnaissance d’un titre ancestral sera mieux définie et où la responsabilité de la consultation préalable sera imputée à la seule autorité publique :

L’objectif de conciliation ainsi que l’obligation de consultation, laquelle repose sur l’honneur de la Couronne, tendent à indiquer que cette obligation prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui-ci. La prise de mesures de consultation et d’accommodement avant le règlement définitif d’une revendication permet de protéger les intérêts autochtones et constitue même un aspect essentiel du processus honorable de conciliation imposé par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. (…)

Les tiers ne peuvent être jugés responsables de ne pas avoir rempli l’obligation de consultation et d’accommodement qui incombe à la Couronne. Le respect du principe de l’honneur de la Couronne ne peut être délégué, et la responsabilité juridique en ce qui a trait à la consultation et à l’accommodement incombe à la Couronne. Toutefois, cela ne signifie pas que des tiers ne peuvent jamais être tenus responsables envers des peuples autochtones [4].

L’Arrêt « Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani », d’octobre 2010, rappelle l’Arrêt Haïda sur l’effet préjudiciable et la gravité de ses conséquences potentielles :

L’effet préjudiciable comprend toute répercussion risquant de compromettre une revendication autochtone ou un droit ancestral. Il est souvent de nature physique. Cependant, comme on l’a vu relativement à ce qui constitue une mesure de la Couronne, la décision prise en haut lieu ou la modification structurelle apportée à la gestion de la ressource risque aussi d’avoir un effet préjudiciable sur une revendication autochtone ou un droit ancestral, et ce, même si elle n’a pas d’« effet immédiat sur les terres et les ressources » : Woodward, p. 5 41. La raison en est qu’une telle modification structurelle de la gestion de la ressource peut ouvrir la voie à d’autres décisions ayant un effet préjudiciable direct sur les terres et les ressources. Par exemple, le contrat par lequel la Couronne cède à une partie privée la maîtrise d’une ressource risque de supprimer ou de réduire le pouvoir de la Couronne de faire en sorte que la ressource soit exploitée dans le respect des intérêts autochtones, conformément à l’honneur de la Couronne. Les Autochtones seraient alors dépouillés en tout ou en partie de leur droit constitutionnel de voir leurs intérêts pris en considération dans les décisions de mise en valeur, ce qui constitue un effet préjudiciable : voir l’arrêt Nation Haïda, par. 72-73. [5]

De ces deux jugements, il appert déjà que le principe de l’« honneur de la Couronne », même s’agissant d’une décision prise « en haut-lieu » [le parlement en est un] ne permet pas de se soustraire à l’obligation de consultation ni à celle d’accommodement sur toute mesure susceptible d’avoir un effet préjudiciable au regard de droits ancestraux reconnus en vertu de l’article 35 de la loi constitutionnelle de 1982, ou encore revendiqués par un peuple autochtone.

Poursuivons. Le jugement de juin 2014 opposant la Nation Tsilhqot’In à la Colombie-Britannique, précise pour sa part les exigences propres à la reconnaissance de « terres ancestrales » ainsi que les attributions inhérentes au détenteur d’un tel titre. C’est la juge en chef de la Cour, Beverley McLaughlin qui, dans ce jugement, rappelle les attributions inhérentes au détenteur d’un titre ancestral :

[67] « Je le rappelle, l’arrêt Delgamuukw établit que le titre ancestral “comprend le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres détenues en vertu de ce titre pour diverses fins” (par. 117), y compris des fins non traditionnelles, dans la mesure où ces utilisations peuvent se concilier avec la nature collective et continue de l’attachement qu’a le groupe pour le territoire visé. Sous réserve de cette limite intrinsèque, le groupe qui détient le titre a le droit de choisir les utilisations qui sont faites de ces terres et de bénéficier des avantages économiques qu’elles procurent (par. 166).

[…]

[73] Le titre ancestral confère des droits de propriété semblables à ceux associés à la propriété en fief simple, y compris le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive.

[74] Cependant, le titre ancestral comporte une restriction importante — il s’agit d’un titre collectif détenu non seulement pour la génération actuelle, mais pour toutes les générations futures. Cela signifie qu’il ne peut pas être cédé, sauf à la Couronne, ni être grevé d’une façon qui empêcherait les générations futures du groupe d’utiliser les terres et d’en jouir.

[75] […] Le titre ancestral postérieur à l’affirmation de la souveraineté reflète le fait que les Autochtones occupaient le territoire avant l’affirmation de la souveraineté, avec tous les attributs que constituent les droits d’utilisation et de jouissance qui existaient avant l’affirmation de la souveraineté et qui composaient le titre collectif détenu par les ancêtres du groupe revendicateur — notamment le droit de contrôler l’utilisation des terres. Cependant, les utilisations ne se limitent pas aux utilisations et aux coutumes antérieures à l’affirmation de la souveraineté ; tout comme les autres propriétaires fonciers, les titulaires du titre ancestral des temps modernes peuvent utiliser leurs terres de façon moderne, s’ils le veulent.

[76] Le droit de contrôler la terre que confère le titre ancestral signifie que les gouvernements et les autres personnes qui veulent utiliser les terres doivent obtenir le consentement des titulaires du titre ancestral. Si le groupe autochtone ne consent pas à l’utilisation, le seul recours du gouvernement consiste à établir que l’utilisation proposée est justifiée en vertu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [6].

La portée de ce jugement faisait dire à Marie Vastel, du journal Le Devoir :

La victoire de la nation Tsilhqot’in, dont 1750 km2 viennent d’être reconnus terre ancestrale, vient compliquer l’avenir du développement économique sur les terres autochtones. Notamment pour Enbridge, qui espère faire passer son pipeline Northern Gateway dans le nord de la Colombie-Britannique, où pratiquement tout le territoire est revendiqué comme terre ancestrale par des Premières Nations [7].

Ajoutons un rappel primordial contenu dans un Arrêt de décembre 2017, l’Arrêt opposant la Nation Nacho Nyak Dun au Yukon, et qui met en cause le non-respect de l’obligation de consulter la Nation avant de modifier l’ampleur convenue par entente de terres ancestrales ouvertes à l’exploration minérale, les faisant passer de 20% à 71% des terres accessibles. [8] :

Le chapitre 11 énonce un processus collaboratif pour l’élaboration d’un plan d’aménagement ; un pouvoir absolu de modifier la version définitive du plan recommandé priverait ce processus de tout son sens, puisque le Yukon aurait toute la latitude voulue pour réécrire le plan en bout de ligne. Une interprétation (…) du contexte du chapitre 11 démontre que le Yukon ne peut pas exercer son pouvoir de modifier le plan pour créer, en réalité, un nouveau plan qui n’a aucun rapport avec le plan élaboré par la Commission, lequel a fait l’objet de consultations auprès des parties touchées. [9]

L’égalité des parties dans le processus de décision relatif à l’aménagement d’un territoire ancestral est ainsi reconnue explicitement

Un jugement en porte-à-faux à l’égard des principes du gouvernement dans ses relations avec les peuples autochtones

Fait majeur, le 30 mai 2016, le ministère des affaires autochtones publiait un Avis sur la consultation préalable intitulé « Développer des relations et faciliter la conciliation grâce à un processus de consultation véritable » [10]. Accompagnant cet Avis, le ministère de la justice publiait dix « Principes régissant la relation du gouvernement du Canada avec les peuples autochtones » [11].

Qu’il suffise ici d’évoquer le 6e de ces principes pour illustrer à quel point le jugement ‘Mikisew’ s’éloigne de l’essence même du droit à la consultation préalable :

6. Le gouvernement du Canada reconnaît qu’un engagement significatif avec les peuples autochtones vise à obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, lorsque le Canada propose de prendre des mesures ayant une incidence sur les peuples autochtones et leurs droits sur leurs terres, leurs territoires et leurs ressources.

Ce principe reconnaît que l’engagement du gouvernement du Canada envers une nouvelle relation de nation à nation, de gouvernement à gouvernement et entre les Inuits et la Couronne, sans toutefois s’y limiter, sur le devoir juridique de consultation. En ce qui concerne la mise en œuvre de cet engagement, le gouvernement reconnaît le droit des peuples autochtones à prendre part à la prise de décisions sur les questions qui touchent leurs droits, par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, et la nécessité de les consulter et de collaborer de bonne foi avec eux en vue d’obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.

La Cour suprême du Canada a précisé que la norme d’exigence concernant l’obtention du consentement des peuples autochtones est plus ferme lorsqu’il s’agit de terres visées par un titre ancestral. La Cour suprême du Canada a confirmé que le titre ancestral donne à son détenteur le droit d’utiliser, de contrôler et de gérer les terres, et le droit aux avantages économiques que procurent les terres et leurs ressources. La nation autochtone, en tant que détentrice légitime du titre, choisit la façon dont elle souhaite utiliser et gérer ses terres, tant pour des activités traditionnelles qu’à des fins modernes, pourvu que soit respectée la limite selon laquelle les terres ne peuvent être aménagées d’une façon qui priverait les générations futures de leurs avantages.

L’importance du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause souligné par la Déclaration des Nations unies va au-delà du cadre des terres faisant l’objet du titre ancestral. À cette fin, le gouvernement du Canada cherchera des occasions d’élaborer des processus et des approches visant à obtenir le consentement des Autochtones et de mettre en place des mécanismes créatifs et novateurs qui contribueront à améliorer la collaboration, le consensus et de nouvelles façons de travailler ensemble. On s’assurera ainsi que les peuples autochtones et leurs gouvernements ont un rôle à jouer dans la prise des décisions publiques au sein du cadre constitutionnel canadien et on veillera ainsi à ce que les droits, les intérêts et les aspirations des Autochtones soient reconnus en matière de prise de décision.

Au regard des jugements antérieurs et des principes du gouvernement dans ses relations avec les peuples autochtones, le jugement Mikisew Nation, en niant l’obligation de consulter ces peuples avant l’adoption de lois affectant leurs droits, ignore en fait la perspective de réconciliation avec eux, laquelle ne peut être basée que sur leur droit d’être parties prenantes à part entière de toute prise de décision pouvant affecter leurs terres, quelles que soient l’échelle ou l’instance gouvernementale impliquée. Ce qui fera dire à l’Association des juristes progressistes au Québec :

Rappelons que l’objectif fondamental du droit autochtone canadien est de réconcilier la souveraineté de la Couronne avec la préexistence de nations autochtones qui étaient elles-mêmes souveraines au moment du contact avec les européens. La Cour avait une belle occasion de travailler à cette réconciliation puisque des lois canadiennes élaborées en collaboration avec les nations autochtones auraient eu une plus grande légitimité [12].

C’est le principe fondamental de l’égalité des nations entre elles qui, de fait, est mis en cause par cette régression juridique.

Droit international ignoré quant à la protection des droits des peuples autochtones

Outre le droit interne affecté par cette régression, signalons aussi que les règles du droit international portant sur les notions de territoire et d’égalité chez les peuples autochtones sont non seulement sous-estimées mais amplement ignorées. Pourtant le droit international s’est renforcé dans les dernières décennies à cet égard. Notamment en confrontant l’acception dominante de la notion de propriété (de la terre, du territoire et des ressources), à la réalité méconnue, sous-estimée, voire méprisée, des peuples autochtones au cours de siècles de colonisation. Une évolution « obligée » du droit international a pris place mais la Cour suprême du Canada, elle, l’ignore !

Dès l’année 2001, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) faisait avancer la jurisprudence en matière de propriété et d’obligations étatiques en découlant. Nous y référons dans un article publié en 2010 [13]. Le cas implique la communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni de la côte atlantique du Nicaragua. Le gouvernement avait octroyé une concession sur ses terres sans le consentement de la communauté et sans lui garantir un recours adéquat. Afin de réparer cette violation, la CIDH exigeait du gouvernement nicaraguayen la création d’un mécanisme adéquat de délimitation, de démarcation et de titularisation de la propriété de la communauté, mécanisme qui devait aussi se conformer à son droit coutumier, à ses valeurs, us et pratiques traditionnelles. En fondant son argumentation, la Cour soutient que :

149. Étant donné les caractéristiques du présent cas, il est nécessaire d’apporter quelques précisions sur le concept de propriété dans les communautés autochtones. Il existe chez les Autochtones une tradition communautaire quant à la forme communale de propriété de la terre, dans le sens où son appartenance n’est pas centrée sur un individu mais sur le groupe et sa communauté. Par leur existence même, les Autochtones ont droit de vivre librement sur leurs propres territoires ; la relation étroite qu’ils maintiennent avec la terre doit être reconnue et comprise comme étant la base de leurs cultures, de leur vie spirituelle, de leur intégrité et de leur survie économique. Pour les communautés autochtones, le rapport à la terre n’est pas simplement une question de possession ni de production mais bien un élément matériel et spirituel dont ils doivent pouvoir jouir pleinement, y compris préserver cet héritage culturel et le transmettre à leurs générations futures [14].

D’autres jugements comparables ont suivi celui favorable à la communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni, renforçant l’obligation des États ayant ratifié la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH) d’agir conformément à cette acception du droit de « propriété » autochtone de l’article 21 de cette convention contraignante et de se conformer à l’obligation de consultation préalable avant de faire quelque concession que ce soit sur leurs terres ancestrales [15]. Cela sans compter les nombreuses observations des rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur l’absence de consultation préalable à l’endroit de peuples autochtones du Mexique, du Guatemala, de Colombie, du Chili, du Brésil, de l’Argentine, de Bolivie, de l’Équateur… aux prises avec des projets miniers, pétroliers, de barrages électriques… malgré leur opposition exprimée face aux concessions de ces États à de tels projets de développement [16]. De nombreux conflits mettaient d’ailleurs en cause des compagnies d’exploration ou d’exploitation canadiennes [17].

Résumons. Ainsi, outre le fait de négliger l’« honneur de la Couronne » et les droits constitutionnels des peuples autochtones, la Cour suprême du Canada a choisi, par ce jugement, de faire prévaloir le droit administratif interne du Canada sur le droit international, notamment sur la Convention C-169 de l’OIT et sur les avancées de la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH), droit international qu’elle ignore ou sous-estime illégitimement.

Consultation préalable en matière législative et droit à l’autodétermination des peuples autochtones

Nous affirmions plus haut que ce jugement « Mikisew » met en cause la reconnaissance tangible de l’égalité des nations entre elles sur le territoire canadien : égalité de la nation canadienne-anglaise ou de la nation québécoise avec l’une ou l’autre des multiples Premières Nations occupant le territoire depuis bien avant la colonisation.

À moins de concevoir l’obligation de consulter comme étant un simple geste d’apaisement ou de compensations envers des conseils de bande, des communautés, des nations ou des peuples réfractaires aux mesures projetées par un gouvernement, la consultation préalable se doit d’être conduite dans le but de parvenir à un consentement ou celui de trouver un accommodement avec les peuples concernés. Et cela, quelle que soit la mesure en cause, dès lors qu’elle affecte leurs droits sur leurs territoires. Ni l’entité étatique impliquée, ni les règles ou principes en régissant les prérogatives et le fonctionnement, ne peuvent constituer une justification pour se dérober à l’obligation de consulter. C’est pourquoi nous accueillons favorablement l’opinion des deux juges minoritaires, Abella et Martin, selon laquelle l’obligation de consulter demeure, y compris en matière législative. Leur opinion est fondée sur la mise en œuvre effective du principe de l’honneur de la Couronne :

Comme l’honneur de la Couronne imprègne l’ensemble des rapports du gouvernement avec les peuples autochtones, l’obligation de consulter doit s’appliquer à l’exercice de tous les pouvoirs qui sont assujettis à un examen fondé sur l’art. 35. Ces pouvoirs comprennent l’adoption des lois. Cette conclusion découle de l’évolution jurisprudentielle de l’obligation de consulter, qui est passée d’un aspect de l’analyse de l’atteinte et de la justification dans l’arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, à une obligation indépendante dans Nation Haïda c. Colombie Britannique (ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511. N’étant plus limitée au contexte de la justification, l’obligation de consulter fait désormais partie du cadre juridique essentiel du droit des Autochtones et exige une consultation chaque fois que des mesures sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits revendiqués ou établis qui sont protégés par l’art. 35. Cette approche reconnaît que la sphère législative n’échappe pas au principe de l’honneur de la Couronne. Approuver une telle lacune dans le principe de l’honneur de la Couronne créerait également un vide dans le cadre d’analyse régissant l’art. 35, laissant les titulaires de droits ancestraux vulnérables aux mêmes objectifs gouvernementaux réalisés grâce à des mesures législatives plutôt qu’exécutives [18].

Refuser la consultation préalable dans le domaine législatif, en invoquant les principes de souveraineté parlementaire ou de séparation des pouvoirs ne peut, aux yeux des Premières Nations, qu’inférer la prépondérance des principes institutionnels d’une nation sur ceux d’autres nations occupant le même territoire ; à moins de méconnaître que de tels principes ne font pas nécessairement partie du « bagage » avec lequel les peuples autochtones ont choisi de se gouverner ! [19]. L’invocation de la souveraineté parlementaire ou celle de la séparation des pouvoirs ne peut en aucun cas servir à limiter la portée de leurs droits constitutionnels en vertu de l’article 35. La consultation préalable, y compris sur le plan législatif, est de ce point de vue une obligation constitutionnelle.

Rejeter cette obligation envers les peuples autochtones avant d’adopter des lois pouvant affecter leurs droits, c’est en même temps réfuter leur égale liberté de participer aux prises de décisions législatives les concernant. N’est-ce pas là un reniement de l’égalité des nations entre elles ? N’est-ce pas aussi la négation de leur droit à s’autodéterminer, à se développer selon les impératifs, les nécessités, les « principes » de leur relation au territoire, ce que ces peuples devraient avoir le droit de choisir librement ?

C’est pourtant ce à quoi renvoie le droit à l’autodétermination des peuples : « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel [20]. »

Cependant, lorsqu’adopté en 1966 et par la suite, ce droit à l’autodétermination reconnu aux peuples ne l’était pas à l’endroit de peuples colonisés à l’intérieur d’un pays indépendant, et donc aux peuples autochtones. Depuis l’adoption en 2007 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), qui consacre ce droit à son article 3, les peuples autochtones sont maintenant reconnus comme titulaires de ce droit au même titre que les autres peuples.

Opposé à l’adoption de cette Déclaration en 2007, le Canada révisa sa position en 2010 après de multiples pressions. Il lui reste néanmoins à la mettre en œuvre de façon tangible.


Denis Langlois est sociologue et politologue. Actif dans le domaine des droits humains depuis 30 ans, il a participé à plusieurs missions d’observation et de formation au Québec, au Canada, en France, en Amérique du Sud, Afrique et Asie. Conseiller au « Defensor del Pueblo » de Bolivie de 2001 à 2006, il publia ensuite Le Défi bolivien, ouvrage sur les enjeux de droits issus de la résurgence autochtone. Ayant enseigné à l’Université d’Ottawa de 2008 à 2015, le « vivre ensemble » nourrit ses préoccupations actuelles.

denis.langlois chez uottawa.ca

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[1Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40 (ci-après « Mikisew »), https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/17288/index.do, page 9.

[2Le Canada avait voté son adoption avec réticences, mais ne l’a jamais signée, ni ratifiée.

[3Les réticences du Canada à la ratifier portent sur l’emploi du mot « Terres », lequel renvoie à un sens beaucoup plus large [englobant les territoires et leur environnement] que le concept occidental de « propriété ». Voir Michael Hudson, « La Convention n° 169 relative aux peuples indigènes et tribaux de l’O.I.T. : Observation sur son importance et son actualité au Canada », Revue québécoise de droit international, vol. 6, n° 1, 1989, https://www.persee.fr/doc/rqdi_0828-9999_1989_num_6_1_1669, page 101.

[4Nation Haïda c. Colombie-Britannique (ministre des forêts), mars 2004,
https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/2189/index.do, 3e et 5e paragraphes, nous soulignons.

[5Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, CSC43, 28-10-2010,
https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/7885/index.do, paragraphe 47, nous soulignons.

[6Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/14246/index.do, paragraphes 73, 74, 75, 76, paragraphe 111, nous soulignons.

[7Marie Vastel, Le Devoir, 27 juin 2014.

[8First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576, 2017 12 01.

[9Ibid, paragraphe 48. Nous remercions ici M. J-P Lacasse d’avoir attiré notre attention sur ce jugement particulier, ainsi que pour ses précieux commentaires sur le texte en général.

[10Avis du ministère des affaires autochtones sur la consultation préalable, 2016, https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1498765671013/1498765827601

[11Principes régissant la relation du gouvernement du Canada avec les peuples autochtones, 1ère version 2017 modifiée avril 2019, https://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/principes-principles.html, 6e Principe, page 12 ; nous soulignons.

[12Association des juristes progressistes du Québec, http://www.ajpquebec.org/la-cour-supreme-rend-un-nouveau-jugement-en-matiere-de-consultation-des-peuples-autochtones/, Mikisew Cree First Nation c. Canada : résumé exécutif, un texte de Me Alexandre Carrier, 14 octobre 2018

[13Denis Langlois, « À propos du droit de propriété, les constitutions de la Bolivie et de l’Équateur une source d’inspiration », 2010, https://www.researchgate.net/publication/321686602.

[14CIDH, Corte « Caso de la Comunidad Mayagna (Sumo) Awas Tingni vs Nicaragua », sentence du 31 août 2001, Serie C No. 79, paragraphe 149, http://www.corteidh.or.cr/casos.cfm Notre traduction.

[15Voir aussi : Cas du massacre de Plan de Sánchez vs. Guatemala, sentence du 29 avril 2004, http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_105_esp.pdf ; Cas de la Communauté Moiwana vs. Surinam, sentence du 15 juin 2005, http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_124_esp1.pdf ; Comunidad indígena Yakye Axa vs Paraguay, Sentence du 17 juin 2005, Série C No 125, paragraphe 146, http://www.corteidh.or.cr/casos.cfm ; Cas de la Communauté Sawhoyamaxa vs. Paraguay, sentence du 29 mars 2006, http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_146_esp2.pdf ; Cas du Pueblo Saramaka vs. Surinam, sentence du 28 novembre 2007, http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_172_esp.pdf ; Corte IDH 2012, Pueblo Indígena Kichwa de Sarayaku vs. Ecuador , Sentencia 27 de junio 2012, Serie C No. 245, http://corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_245_esp.pdf.

[16Voir à cet effet les observations des rapporteurs Rodolfo Stavenhaguen et James Anaya de l’ONU pendant les années 2000 et 2010.

[17Notre analyse de plusieurs de ces conflits est présentée dans Recherches amérindiennes au Québec, sous le titre « Résistances novatrices de peuples autochtones face au pillage de leurs territoires et de leurs ressources en Amérique latine », volume 44, numéro 2-3, 2014, https://www.academia.edu/31809445/R%C3%A9sistances_novatrices_de_peuplesautochtones en Amérique latine.

[18Mikisew Cree First Nation c. Canada, op.cit, paragraphe 11, nous soulignons.

[19Une occasion ici de suggérer à l’’élite’’ du pays la lecture d’un ouvrage fort éclairant sur les divers aspects de la pensée et de la culture des peuples autochtones à travers le monde : Deroche, Frédéric, Les peuples autochtones et leur relation originale à la terre Un questionnement pour l’ordre mondial, Paris, l’Harmattan, 2008.

[20Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 1, adopté par le Canada en 1966, et ratifié en 1976, https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/ccpr.aspx.