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Opinion

BOLIVIE - Référendum du 21 février et processus de changement : douze ans à peine après des siècles d’humiliations

Javier Tolcachier

jeudi 1er mars 2018, mis en ligne par Françoise Couëdel

Vendredi 22 février.

Si on observe attentivement le blason de l’État plurinational de Bolivie, on verra, sur l’ovale du fond, une Montagne. Pas n’importe quelle montagne : le Sumaj Orcko, un sommet magnifique, un lieu sacré pour ceux qui vivaient à proximité. C’est probablement vers la moitié du XVIe siècle, lorsque les conquistadors sont arrivés dans ces parages, que la montagne a changé de nom et de fonction, pour s’appeler alors Cerro Rico (Montagne riche). Sur ses flancs allait grandir Potosí une des villes les plus peuplées et riches de ce monde d’alors. L’énorme manne d’argent extraite de cette montagne permettait de fabriquer des objets d’argent destinés à des centaines d’églises, et aux banquets seigneuriaux de ceux qui y étaient conviés. Mais surtout – comme le raconte Galeano, dans « Les veines ouvertes de l’Amérique latine » – elle remboursait les dettes de la Couronne espagnole contractées auprès des banquiers allemands, génois, flamands et espagnols. Dettes qui finançaient de nouvelles guerres, de nouvelles conquêtes, de nouvelles morts humaines. Il y a des choses qui perdurent, semble-t-il.

Il ne restait rien aux millions d’indiens, assujettis à la mita, le travail forcé, et aux esclaves africains qui périrent dans ces mines. Rien, si ce n’est seize heures de travail quotidien malsain, dans la froidure, à plus de quatre mille mètres d’altitude. Rien, sauf une espérance de vie inférieure à 35 ans, la tuberculose et la silicose chroniques, les châtiments pour désobéissance ou les mutilations, et les morts par accident.

Un siècle plus tard le prix de l’argent s’effondra entraînant la décru de la fièvre de l’argent. Mais le sol de la Bolivie renfermait encore une énorme richesse minérale. Ce fut le cycle de l’étain.

C’était un autre siècle et une autre montagne – Llallagua – dont les entrailles permirent à Simon Patiño d’édifier son empire économique. Le monde avait aussi changé d’empire et de langue. Mais l’argent continuerait à être un langage universel.

Patiño s’approprierait d’autres mines encore, construirait le chemin de fer Machacamarca-Uncía, fonderait la Banque commerciale et deviendrait un investisseur au niveau mondial. À nouveau une guerre, la première guerre mondiale, ferait monter les cours des métaux et, avec eux, le pouvoir des consortiums miniers capitalistes. Ces consortiums qui ont orienté la politique bolivienne et ont financé les dictatures successives. De ces énormes fortunes, il restait bien peu de chose pour les caisses de la nation, et pour le développement au service du peuple. « Pour échapper à l’impôt », remarque Decio Machado de la fondation ALDHEA (Alternatives de développements humains et d’études anthropologiques), Patiño « transféra, en mai 1924, le siège de ses affaires aux États-Unis, en fondant en juillet de la même année, la Patiño mines & Enterprise consolidated Inc., qu’il enregistra dans l’État de Delaware. Il y a des choses qui perdurent encore, semble-t-il.

La fiente de la guerre

Le guano est la fiente des oiseaux des zones côtières, des cormorans, appelés guanay. On en trouvait en grandes quantités sur le littoral bolivien et, à proximité, la zone désertique d’Atacama renfermait d’abondants dépôts de salpêtre, un excellent engrais, tout comme le guano, mais aussi un important composant pour la fabrication de la poudre. Poudre qui explosa durant la Guerre du Pacifique, au cours de laquelle le Chili s’appropria la côte et la mer qui appartenaient à la Bolivie.

Mais cette guerre ne fut pas la seule dans l’histoire de cette usurpation continuelle de la richesse et du territoire bolivien. Quelques années plus tard, en 1899, se déchaîna la Guerre de l’Acre, au cours de laquelle le Brésil arracha à la Bolivie un territoire riche en hévéa et en gisements aurifères.

Entre 1932 et 1935, dans la zone du Chaco, plus de cent mille soldats boliviens et paraguayens mourraient dans un conflit pour le contrôle de supposés gisements pétrolifères dans le sous-sol. Derrière les forces instigatrices de la guerre, se cachait l’avidité pétrolière de la Standard Oil de New Jersey et de la compagnie anglo-hollandaise Shell.

Nationalisations contre spoliation

Des insurrections répondirent aux spoliations, suivis de la répression féroce des insurgés : un cycle sans fin de désillusions. Mais la justice triompherait aussi. En 1952, Víctor Paz Estentoro, avec le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), prit la tête d’une révolution, il nationalisa les ressources minières, et lança un programme de profondes réformes sociales, parmi lesquelles la réforme agraire et l’instauration du scrutin universel. Douze ans plus tard il serait renversé par le coup d’État militaire, dirigé par René Barrientos et planifié depuis Washington.

Les hydrocarbures à leur tour furent nationalisés trois fois. En 1936, lorsque prit fin le conflit avec le Paraguay, ce fut alors la nationalisation des puits de la Standard Oil. En 1969, Ovando Candia nationalisa ceux de la Gulf Oil. Finalement, en 2006, peu de temps après l’accès à la présidence de Evo Morales Ayma, le décret « Héros du Chaco » remit à l’État le contrôle absolu des gisements importants de gaz et de pétrole du pays.

Le processus de changement

Au cours du processus de changement lancé par les mouvements sociaux aux côtés du gouvernement d’Evo Morales, l’État récupéra les principales ressources souveraines et nationalisa la plupart des entreprises de services publics, gérées jusque-là par des multinationales, majoritairement espagnoles et françaises.

En termes monétaires, cela s’est traduit par la plus grande croissance économique de ces dernières années en Amérique latine et une croissance exponentielle des réserves internationales du pays. C’est à dire, la disponibilité de ressources pour lancer une amélioration radicale de la qualité de vie des Boliviens.

Réduire la pauvreté extrême de 34 à 15 %, créer un vaste réseau de plus de 3 000 centres de santé publics, y compris dans des régions difficiles d’accès, permettre à 85 % de la population d’accéder à l’eau potable, remettre des titres de propriété de la terre à plus d’un million et demi de paysans, offrir différents programmes universels de transfert direct avec la Rente dignité ou le Bon Juancito Pinto, destiner jusqu’à 14 % du budget de l’État à des fins éducatives, construire des milliers de logements sociaux ou augmenter les salaires, sont autant de réalisations qui parlent d’elles-mêmes … même si les médias privés en parlent peu.

Un feuilleton télévisé orchestré par la restauration conservatrice

En revanche, ce dont ont parlé les médias jusqu’à saturation, il y a deux ans, c’est de Gabriela Zapata, une ancienne compagne de Morales, une liaison dont serait né un enfant qu’il aurait caché à l’opinion publique, d’après un journaliste dont les sources sont peu fiables. En outre, la demoiselle aurait usé d’influences et de contacts pour obtenir des contrats de l’État pour la compagnie chinoise CAMC engineering dont elle était la dirigeante. Une trame romanesque, avec quelques éléments véridiques, comme dans toute fiction.

Évidemment l’enfant n’existait pas, mais Zapata, chef d’entreprise, a été condamnée à dix ans de prison pour l’obtention de ces contrats, bien que le président ou ses collaborateurs n’aient pas eu de liens avec cette affaire.

Le feuilleton de ces histoires intimes et de corruption a réussi à empoisonner l’opinion publique, à remettre en cause la moralité du président et a atteint son objectif : dénaturer les résultats du plébiscite de février 2016. Avec une participation proche de 85% le Non l’a emporté d’un peu plus de deux points.

Regards dans une perspective historique

Un jugement récent du Tribunal suprême de justice a validé la possibilité que Evo Morales soit candidat lors des prochaines élections présidentielles. Avec lui augmentent les possibilités d’assurer la continuité d’un processus de transformations profondes qui a commencé il y a maintenant douze ans.

Au de là des aspects matériels, le peuple bolivien, en particulier les plus soumis et discriminés, ont recouvré leur dignité et acquis une représentation dans la sphère politique. C’est sans doute ce qui dérange le plus les secteurs de l’oligarchie, les entreprises transnationales et une certaine classe moyenne urbaine qui redoute l’ascension sociale des secteurs populaires.

Les groupes de pouvoir, résolus à endiguer les changements, ont organisé et financé des « comités civiques », héritiers des insurgés de la région de la Media luna de 2008, ceux qui, soutenus par les États-Unis et encouragés par les vents de la restauration néocoloniale, contestent le manque de respect supposé de la volonté populaire, dénoncent une « dérive antidémocratique » et se disent scandalisés par la « corruption généralisée ». Un mode standard de communication qui circule dans différents pays d’Amérique latine mais pas moins efficace pour autant.

Dans une perspective historique, la vraie question n’est pas le fait de proscrire des candidatures pour prétendre préserver la démocratie, comme ce qui est aussi tenté contre Rafael Correa, contre Lula, contre Cristina Fernández. La question est de savoir comment démocratiser la vie, en évitant le retour à une politique contrôlée par le pouvoir économique qui entraîne souffrance et violence pour le peuple bolivien. Combien d’années de dignité et d’autonomie retrouvées sont nécessaires pour réparer des siècles de spoliation et d’humiliations ? Plus de douze, en vérité.


Javier Tolcachier est chercheur, affilié au Centre mondial des études humanistes, organisme du Mouvement humaniste.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/191114.

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