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DIAL 3077 - Retour sur le passé pour savourer le présent

BRÉSIL - Un voyage dans l’État du Tocantins : en partageant l’espérance

François Glory

jeudi 1er octobre 2009, mis en ligne par Dial

Toutes les versions de cet article : [français] [Português do Brasil]

Cela fait longtemps que DIAL n’avait pas publié de lettre de François Glory, arrivé au Brésil fin 1980 comme prêtre fidei donum – peut-être pas depuis 1995. Nous avions publié le témoignage – et hommage – qu’il nous avait envoyé en 2002 à la mort de Charles Antoine, le fondateur de DIAL [1]. Cette lettre, qui fait retour sur l’histoire de son engagement auprès des plus démunis vient combler un peu ce retard.


Retour sur le passé

En novembre 1983, alors curé de la petite ville de Natividade, (Goiás [2]), j’échappai à une tentative de meurtre dans la localité de Goianorte. Trois évêques [3], réunis dans la capitale où je m’étais réfugié, me demandaient de quitter les lieux pour un temps. Mes collègues, Aristides Camio et François Gouriou étant encore sous les verrous à Brasilia, accusés d’organiser la lutte armée des petits paysans de l’Araguaia, dans ce climat, l’ambassade de France suggérait mon éloignement. Inutile d’ajouter de nouveaux problèmes dans ce régime militaire sur sa fin et décadent.

J’étais arrivé à Natividade fin 1980. Avec le frère dominicain Henri Burin des Roziers, nous commençâmes un travail de défense des petits paysans menacés dans leurs droits de propriété. Les terres des petits paysans, non encore cadastrées, devenaient objet de spéculation très rentable.

Un dimanche de novembre, après une réunion avec des petits paysans, à laquelle un avocat de la CPT [4] participait [5], je me dirigeais en Toyota vers le village voisin pour célébrer. Honorato, un paysan qui avait subi une tentative d’assassinat quelques jours auparavant, prétextant des achats à faire, partit avec moi. Je comprendrai plus tard que conscient du danger, il était venu pour me protéger. Après la célébration, nous partîmes pour le repas. Honorato m’informa que les hommes de main qui avaient essayé de le supprimer étaient dans le village, ce que me confirma, un peu atterrée, la sœur Sueli qui avait passé la nuit à Goianorte. Jugeant que nous étions bien entourés, nous décidâmes de ne pas partir précipitamment et de ne pas manifester ainsi nos craintes. Honorato ne me suivit pas jusqu’à la maison du responsable de la communauté, un propriétaire du Sud récemment arrivé avec sa famille, il s’arrêta dans le petit bar, juste avant, pour déjeuner. Alors que nous étions à table dans la maison à côté, un des pistoleiros qui cherchait Honorato tenta de le tuer. Celui-ci, plus rapide que le tueur, l’envoya illico dans l’autre monde.

Les affaires allaient se gâter aussi pour moi. Sorti pour savoir d’où venaient les tirs, je vis Honorato courir et échapper à deux autres tueurs à gages, les fils de la victime, furieux du résultat ! De là à penser que j’étais l’auteur de l’embuscade, il n’y avait qu’un pas, qu’ils franchirent sans hésiter. Je dus mon salut à la présence d’esprit de la sœur Sueli qui me poussa de toute son autorité « spirituelle » dans la maison où nous déjeunions. Je restais seul, sous un lit, pour éviter les tirs, durant des heures, attendant la police, mes amis étant dehors pour éviter toute intrusion dans la maison.

Les tueurs, plantés devant une des fenêtres, crevèrent au cours de ces heures lourdes, les 4 pneus de ma pauvre Toyota et jurèrent par tous les diables que je ne sortirais pas vivant des lieux. J’implorai le Seigneur d’éviter ce drame ridicule auquel je ne me sentais pas préparé ! Et je fus exaucé.

La plupart de vous connaissent la suite, je partis pour mon exil sur la Transamazonienne sans revoir les communautés et pouvoir expliquer la raison de mon départ précipité. À Natividade nos adversaires politiques ouvriront un procès, nous accusant, Honorato et moi-même, de meurtre prémédité. Nous avions tout intérêt à ne pas nous manifester. Henri B. des Roziers et d’autres avocats de la CPT se chargeront de la défense. Les deux autres pistoleiros seront plus tard assassinés. Je passerai 20 ans à Uruará. Après un séjour de 4 ans à Paris, je suis revenu au Brésil à São Luis, la capitale du Maranhão. Au mois de mars, j’ai reçu un courriel émouvant, début de retrouvailles que je partage avec vous.

Retrouvailles avec les enfants de Pindorama

Magali dès l’enfance avait perdu son père et sa maman Florentine venait de mourir d’un cancer en octobre 2008. De son enfance, elle gardait le souvenir lointain d’un certain padre Chico si proche de sa mère alors responsable de la communauté. « Est-il encore vivant et où peut-il être ? », se demandait-elle. Habitant à Porto Nacional, il lui suffisait de rencontrer un des mes grands amis, le docteur Eduardo, pour avoir mon adresse électronique. Oubliant sa timidité, elle alla voir Eduardo. Signe avant-coureur, il venait de recevoir l’un de mes message le jour-même.

Je me souvenais bien des enfants de Pindorama ; les jours de mes venues, ils guettaient le bruit du moteur de la Toyota. Fleurs à la main, ils faisaient une haie joyeuse. Aussitôt, fatigue ou pas, nous faisions ensemble un tour obligé en jeep dans les rues amusées de la petite ville. Le soir, nous nous retrouvions tous à l’église. La guitare était mon instrument magique et nous passions de longs moments sur la place, à chanter et danser sur les musiques de mon passé scout, adaptées pour la circonstance.

Florentina, animatrice de la communauté et directrice du collège, était l’âme de cette troupe enfantine. Elle et ses 4 enfants, trois filles et un garçon m’avaient adopté. Chaque venue était une petite fête dans laquelle, fier de ma légende, je jouais au Père Noël ! Ce furent trois années exceptionnelles. Mon départ fut brutal, sans adieu, sans explication et sans nouvelles, je devais disparaître pour ne pas être poursuivi.

Je pensais qu’avec les années, les souvenirs s’effaceraient ; or, certaines expériences ne se perdent pas. J’ai été rattrapé par la mémoire qui fait remonter les mots gravés dans le cœur. Par son message, Magali déclenchait une remontée à la surface de souvenirs auxquels je ne pouvais plus échapper : « Vous souvenez-vous de nous encore ? Nous étions si petits ! Nous nous souvenons de vous avec beaucoup de “saudade”, car se souvenir de vous c’est aussi revivre notre enfance…rencontrer à nouveau la figure du padre différent, qui est arrivé dans notre petite ville et qui faisait danser Jean petit qui danse ! »

J’ai aussitôt répondu. La nouvelle s’est rapidement étendue à toute la région. Par chance, Internet depuis peu avait fait son entrée à Pindorama. Dans ce bout du monde que j’avais tant aimé, ils apprenaient après tant d’années que j’habitais encore leur Brésil. Après 26 ans, les trois courtes années se transformaient en expérience mythique et fondatrice. Quelle était la puissance magique qui nous poussait les uns et les autres à nous revoir ? Nostalgie, curiosité, volonté de revenir sur un passé perdu, je sentais qu’il y avait autre chose, je voulais le découvrir.

Début juillet, j’ai quitté São Luis et je suis parti pour le Tocantins. L’avion m’a laissé à Palmas la capitale par une chaleur sèche de 35°. Eduardo, fidèle ami m’attendait avec une petite équipe venue de Porto Nacional. Il venait de recevoir à Brasilia les hommages de la Chambre des députés fédéraux pour le travail réalisé avec la Comsaude, ONG fêtant ses 40 ans. Lui et Eloisa, son épouse, en étaient les principaux fondateurs.

En 1980, arrivant avec mon ami Émile Detombes [6] et Henri Burin des Roziers, nous avions plus que sympathisé avec toute l’équipe de la Comsaude. Eduardo et Eloisa, originaires de São Paulo, jeunes médecins, avaient abandonné tout confort pour vivre dans ces régions du nord du Brésil où seul un avion militaire avait accès, la Belém-Brasilia étant en chantier. Couple exemplaire catholico-luthérien, c’était le phare guidant vers la bonne direction. Notre amitié fut si profonde que nous ne romprons jamais les liens [7]. On ne brade pas de tels trésors.

Médecins, ils sortaient des sentiers battus, en prônant l’idée que l’amélioration de la santé des populations pauvres devait être envisagée sous l’angle du développement intégral, tant personnel que social. Ils favorisaient la création de communautés populaires où s’organisaient différentes activités : jardin communautaire pour améliorer l’ordinaire, artisanat local permettant une production d’objets régionaux et la création de petits emplois locaux. Le commerce équitable avec ses réseaux internationaux faisait son apprentissage. L’alphabétisation, selon Paulo Freire, centrée sur la prise de conscience politique, analysant les causes de la misère, tenait une place privilégiée. Nous appelons cela la conscientisation [8].

Dans cette ambiance, je découvrais l’intérêt pédagogique du théâtre populaire. Il me servira plus tard sur la Transamazonienne. Se risquer dans une telle expérience sous le régime militaire de l’époque exigeait un certain courage. Ils seront de ceux qui ont accompagné Lula dans sa marche et qui ont contribué aux changements sociopolitiques.

Eduardo et Eloisa ont été continuellement persécutés pour être des médecins honnêtes et engagés en faveur de la libération des pauvres. Eduardo fut plusieurs fois démis de ses fonctions de directeur de l’hôpital régional pour refuser d’entrer dans les combines de politiques véreux. Il aura droit lui aussi à un procès, accusé avec l’évêque d’alors de favoriser les conflits de terre.

Ils ont 4 enfants dont un adopté. Ce dernier, agronome, travaille sur les bords du Rio São Francisco. Je reverrai Eduardo Filho, architecte qui fit les plans de notre belle église d’Uruara ! À Palmas, il est secrétaire à l’urbanisme, la ville est aux mains du Parti des travailleurs. Alvaro fut avocat des sans-terre et il est actuellement procureur fédéral de la République, lui aussi à Palmas. Poste important dans la lutte contre la corruption. Famille exemplaire où les fils continuent de tracer le long sillon de la justice ouvert par les parents. Durant mes quelques jours à Porto-Nacional, je logerai chez eux, ce qui est toujours une grâce. Maison toujours pleine de visites d’ici et d’ailleurs, leçon d’hospitalité permanente.

Pindorama

Après trois jours à Porto Nacional, le mardi 7 juillet, avec Magali, Monica et Ivana, les trois filles de Florentina, nous prîmes la route de Pindorama pour parcourir 180 kms de piste. Contemplant les paysages aux horizons qui se perdent sur les lignes montagneuses, je cherchais en vain les passages problématiques de l’époque. Fini le temps où rentrant un lendemain de Noël, je passais 11h debout, compressé dans un bus archicomble, avec guitare et sac à dos.

En arrivant à Pindorama, je fus loin d’être déçu. Les traditionnelles banderoles de bienvenue étaient déployées. Devant la maison de Leilane, située à l’entrée de la ville, un petit groupe d’enfants avec des fleurs m’attendait comme si le temps s’était tout d’un coup arrêté. L’ancienne génération souriait devant ce petit clin d’œil à l’histoire. Un peu déconcerté, je ne remettais personne, eux s’exclamaient affirmant : « Il n’a pas changé ! » Une guitare m’attendait, il n’était pas question de refuser, aussi les cœurs aidant et les chœurs chantant, nous faisions un saut prodigieux dans le passé. Dans la foulée, je me suis pris au jeu de défier les enfants à courir sur la place de l’église. Je retrouvais mon énergie d’antan ! Mon frère Antoine eut souri de ce record [9].

Ces premières retrouvailles réalisées, j’avais le sentiment que quelque chose me dépassait et je cherchais quoi. Le soir suivant, à la fin de la messe, la réponse vint comme un ange qui arrive en douceur, sans crier gare pour livrer son message. Elba, maintenant directrice du collège, se leva, alla au micro et d’une voix douce mais convaincue, me rappela que j’aimais leur apprendre de nombreux chants. Elle en avait sélectionné un dans son vieux carnet, relique de son enfance, gardé précieusement. Il lui semblait traduire l’esprit de ce prêtre qu’eux, alors enfants, aimaient. Les paroles en étaient les suivantes :

« Notre joie est de savoir qu’un jour le peuple se libérera car Jésus Christ est le Seigneur du monde, notre espérance se réalisera. Jésus envoie libérer les pauvres. Être chrétien c’est être libérateur. Nous naissons libres pour avoir droit à la vie en plénitude, jamais pour vivre en misérable ou vivre dans la douleur… »

C’était clair : dans le prêtre, si près de leur bonheur d’enfants, ils avaient perçu, et je ne le savais pas, celui qui luttait aussi pour la justice. Ils n’avaient pas oublié le message de libération pour lequel je vivais et fus persécuté. Mon départ les choqua mais n’empêcha pas la petite graine de s’épanouir. Maintenant adultes, devant une église pleine, Elba exprimait ce qu’ils avaient vécu dans leur secret d’enfants. Jamais ils n’avaient eu l’occasion de témoigner publiquement ce qu’ils avaient ressenti. La semence n’était pas tombée en vain, mais en bonne terre préparée par Florentina qui n’était plus là pour constater le résultat [10].

Je n’étais pas revenu pour une quelconque rencontre, histoire de revivre le passé ou fêter des retrouvailles. Je ne contemplais pas des ruines, je ne venais pas dans un musée du souvenir mais j’étais le témoin privilégié d’une moisson inattendue. Peu importe qui plante, qui arrose, l’essentiel est que Dieu puisse donner la croissance [11].

La réponse à ma question était arrivée : je comprenais qu’à un certain moment et dans un lieu déterminé Dieu avait agi. Il changea mes plans, et ce n’était pas la première fois, pour réaliser les siens ! Il suffisait d’être là et d’accepter d’être serviteur et non maître. Maintenant, il me permettait de voir le résultat, fantastique ! Alors, excusez la démesure, mais j’ai pris mon pied à être prêtre. J’ai réalisé combien la joie et l’énergie dépensées alors avaient servi à témoigner d’une foi authentique à tous ces petits devenus grands. Avec un petit frisson car j’aurais pu échouer, j’ai mesuré l’immense responsabilité de la tâche du prêtre. Et si je n’avais pas fait mon travail avec amour et désintéressement, qu’en serait-il de tous ces bambins devenus adultes ? Seraient-ils, maintenant, révoltés ou indifférents à la foi ? Dans ma tête passait la phrase de Jésus : « celui qui scandalisera un de ces petits… » (Mt 18,6). Entouré de tant d’amis, j’ai éprouvé le plaisir indicible du grand frère et j’ai rendu grâce à Dieu de nous réunir à nouveau. J’imagine la joie quand tout sera accompli, autant tenir jusqu’au bout, pas à pas, jusqu’au sommet.

Tous les ans, dans mes cours sur St Paul, je commente les versets ayant trait à la théologie de la Parole [12] que développe Paul dans sa Première épître aux Thessaloniciens (1, 4-8) [13]. J’en avais une vivante illustration en les retrouvant, ce qui corroborait la lettre pleine de candeur que Leilane m’avait envoyée avant ma venue. Je vous en livre une partie :

« Cher Padre Chico. Ola, comment allez-vous ? Je suis très contente de pouvoir vous contacter. Je suis Leilane, une des enfants qui attendait votre arrivée à Pindorama avec des fleurs, chantait et dansait « Jean petit qui danse », montait pour une promenade dans la toyota du Padre. Je ne sais si vous vous souvenez des neuf sœurs, je suis l’une d’elle, petite fille d’Alzira de Natividade. Cela fait longtemps. Malgré le temps, je n’ai pas oublié le Padre qui animait et évangélisait les enfants avec autant de gentillesse. Grâce à ce temps, j’ai appris à aimer l’Église Catholique. Je suis catholique avec beaucoup de fierté. »

Vingt-six ans après, nous avons pu boire au même puits pour renouveler nos énergies. Célébrant notre foi commune, de nouveaux bourgeons se sont greffés sur nos vieilles amitiés. J’ai quitté Pindorama heureux de tant de merveilles. Le jour suivant j’allais retrouver Natividade.

Natividade

Natividade est bien différente de Pindorama. Ville historique, construite sur le sang des esclaves. 350 ans d’histoire. Quelques familles privilégiées régnaient, se disputant le pouvoir. Le progrès est arrivé, a bousculé les vieilles hégémonies. L’ancienne classe a été supplantée par les rois du soja. Elle a gardé le charme des villes chargées d’histoire. Le centre est un vrai musée, beau, agréable, la périphérie méconnaissable. Mélanges de baroque et de greniers à grains !

J’avais deux raisons de faire un saut jusqu’à Natividade : revoir Dona Didi puis pousser jusqu’à Riachão, la communauté modèle, entre toutes, de petits paysans dont j’avais pu durant quelques années, par la CPT, avoir quelques nouvelles. Pindorama était un havre de paix, les conflits de terre étant inexistants ; par contre, à Natividade la situation foncière devenait critique. Mais le temps avait passé.

C’est au coucher du soleil que nous sommes arrivés. La maison de Dona Didi avait déjà quelques visites d’amis prévenus. Le premier que je vis sur le pas de la porte fut Domingos Santana, paysan et héros, nous y reviendrons, quelques femmes attendaient.

Dona Didi

Revoir dona Didi donnait tout son sens à ma visite à Natividade. Je ne pouvais passer dans la région sans visiter cette femme d’exception. Nous avions tant en commun. A 80 ans, en chaise roulante, rayonnante de bonté comme toujours, elle m’accueillit et me souffla ces mots : « Un jour la vérité se fait. Je suis paralysée mais j’écoute tout et j’enregistre tout. Dieu est bon. » Mon passage était pour elle une victoire.

Qui ne connaît pas dona Didi pourrait se tromper. Sous des aspects très traditionnels – sa table est pleine de statues, d’images de saints, de livres pieux –, elle cache mal une vision révolutionnaire qui s’enracine dans les accents prophétique du Magnificat : « il élève les humbles et détrône les puissants ». Sa foi ne l’a jamais éloignée de la réalité, bien au contraire et la pratique de la charité pas un instant ne l’a découragée. Même malade ou souffrante, elle continue d’être accueillante. Qui cherche le chemin de la vérité peut aller chez elle et trouvera la réponse dans une éthique imprégnée de bonté. Sa sagesse discerne la volonté de Dieu sans hésitation, secret des cœurs purs.

A l’époque, je laissais la desserve de l’église du centre au P. Faustino, ancien curé, résident à Natividade. Il avait son petit peuple à lui. Personnellement, je préférais célébrer dans les quartiers où s’entassaient pauvres, enfants et prostituées. Dona Didi était mon guide, elle connaissait tout le monde, missel dans une main, chapelet dans l’autre, elle me conduisait où je n’eus osé m’aventurer seul ! Sa détermination faisait mon admiration. Les enfants, parfois à demi nus, venaient en masse chanter et s’amuser en bande joyeuse au clair de lune. Chaque célébration était pour eux un moment où ils oubliaient un peu leur pauvreté et se sentaient membres d’une même famille. Didi savourait ces moments en fille de Dieu. Naissait une Église différente où les exclus de la société et de l’Église de l’élite se sentaient accueillis et aimés. Combien d’enfants reçurent le baptême dans cette église aux quatre vents ! L’Église venait à eux et ils ouvraient tout grand leur cœur. Sur ce chapitre, Pindorama était battu mais n’a pas Dona Didi qui veut !

Quand je suis parti, la persécution est retombée sur elle. Elle était l’appui de ce curé communiste comme le proclama en chaire le bon vieux P. Faustino qui plus tard le regrettera. Le nouveau curé, s’étant allié avec l’élite locale, l’ignora et laissa s’éteindre le travail commencé dans les quartiers pauvres. L’histoire s’éclairait et se reconstituait peu à peu, au cours des confidences de la première soirée. Suspectant quelques habitudes propres aux évangéliques chez mon ancienne employée, Nivaldina, je lui demandais : « explique-moi pour quelles raisons tu as changé d’Église ? » Elle me répondit avec sa candeur habituelle : « quand vous êtes parti, nous les pauvres avons été abandonnés, la solution fut de chercher un nouveau pasteur ! » Coup de poing qui fait mal.

Mais Didi a tenu ferme, elle a continué à accueillir les petits paysans qui ne trouvaient plus de lieu où s’abriter en venant en ville. Elle continua à porter la flamme de l’option pour les pauvres, témoin infatigable contre vents et marées. Nos retrouvailles, 26 ans après, donnaient raison à son courage. J’ai pu, avant mon départ, célébrer l’eucharistie chez elle en présence de sa famille et de quelques fidèles, ce fut une véritable action de grâce.

La communauté de Riachão

Le samedi, avec Domingos, nous partîmes dans sa communauté distante de 50 km. Riachão, me disait Frère Henri des Roziers, est la seule vraie communauté de base que je connaisse. Il avait des critères un peu différents des miens. À mon départ, la communauté subit tous les assauts possibles et inimaginables. Nid subversif laissé par le padre Chico et ses complices de la CPT, il fallait la neutraliser par tous les moyens afin que sa néfaste influence ne se fasse point sentir. Tout fut mis en œuvre : propositions alléchantes d’achat de lots de terre, encerclement par des gros propriétaires, persécutions de la part de l’oligarchie, infiltrations d’agents perturbateurs, menaces de pistoleiros et le pire, la paroisse les abandonna.

Riachão fut la seule communauté qui connaissait les vraies raisons de mon départ et préféra me savoir loin et vivant plutôt que près et menacé en permanence. D’une certaine manière, ils me faisaient savoir qu’ils avaient compris le message et que la lutte pour la terre, c’était eux dorénavant qui la mèneraient. Ils l’ont prouvé malgré un certain nombre inévitable de défections. En réponse à ceux qui les accusaient de se laisser manœuvrer par les curés étrangers, ils fondèrent le syndicat des travailleurs ruraux à Natividade et firent même l’acquisition d’un local en guise de siège. Dans la foulée, ils créèrent le Parti des travailleurs. C’était proclamer la fin de la domination politique de la classe dominante sur eux. Vous imaginez leur fierté quand Lula devint président ! Enfin, ils montèrent une association pour la commercialisation de leurs produits.

Domingos

La nuit d’avant, Domingos m’avait raconté les longues années passées et comment plusieurs fois il échappa aux tueurs. Président du syndicat, sa tête était mise à prix ; un jour, alors qu’il était au siège syndical de Natividade, un inconnu se présenta et le demanda. Il flaira l’embuscade et réussit par ruse à déjouer le tueur à gages. Son épouse malade mourut faute de secours rapides. Son seul moyen de locomotion était une vieille bicyclette acquise avec l’aide de la CPT !

À ce meneur incontesté, le pasteur évangélique local a plusieurs fois essayé de faire des propositions séduisantes pour améliorer son quotidien. Il a toujours refusé. Laisser son Église, jamais, tant d’années de résistance pour tout jeter, impensable ! Ces péripéties parfois surprenantes étaient agrémentées d’un bon éclat de rire, propre au paysan qui utilise l’humour pour se protéger du désespoir et il concluait avec gravité : « Tu vois Chico [14] ce que nous avons souffert. Mais maintenant c’est passé. »

Je l’écoutais attentivement. N’étais-je pas en présence d’un être hors du commun ? Qui étais-je face à lui ? Un simple padre et lui un héros n’ayant jamais eu droit aux feux des caméras ou à la une des journaux en quête de reportages sur les espèces menacées ! Son héroïsme n’était pas accidentel mais permanent. Année après année comme Didi, espérant contre toute espérance, ils ont tenu bon. En partant, je lui ai proposé une petite aide pour compenser ses dépenses de déplacement. Il a refusé et l’a versée à la communauté. Domingos est un autre exemple de fidélité qui nous fait garder espoir dans la race humaine.

Arrivant à Riachão, nous avons trouvé hommes et femmes préparant depuis une heure matinale le repas communautaire. Peu à peu, les petits paysans, tous noirs, arrivaient, les femmes et les enfants sur leurs petites montures, les hommes ouvrant la marche à pied. Tout semblait comme avant. Nous installâmes une table sous les manguiers pour la messe. Je leur demandais alors depuis combien de temps ils n’avaient pas eu de célébration de l’eucharistie ? « 26 ans, Chico, depuis ton départ », fut la réponse unanime avec une pointe d’ironie qui laisse entendre qu’ils ont vu pire.

Après une bonne réunion avec toute la communauté, je repartis vers Natividade retrouver dona Didi et quelques amis. La nuit tombait.

Épilogue

Le lundi à Porto Nacional fut l’occasion de faire une visite de courtoisie à Dom Gusmão, évêque proche de la retraite. Quand il me vit, il dut avoir en mémoire les prêtres français qui, selon certains, avaient contribué à perturber son diocèse en s’engageant dans la lutte pour la réforme agraire. Sa sensibilité portée vers les courants de rénovation charismatique le préparait peu à la situation complexe dans laquelle il était plongé. « La CPT vise seulement la promotion humaine, le CIMI [15] refuse d’évangéliser, les Communautés de base sont un échec et la pastorale d’ensemble est une utopie qui ne fonctionne pas…Vous avez oublié le rôle de la hiérarchie [16] », me lança-t-il sur un ton amicalement réprobateur. C’était mal parti pour le dialogue. Heureusement Magali qui me servait de chauffeur et assistait à l’entrevue vint à mon secours. Elle lui fit remarquer que si elle était chrétienne, elle le devait un peu au padre Chico.

J’ai tenu à vous raconter ce que j’ai pu contempler chez ces chrétiens merveilleux qui vivent l’Évangile. Ils sont un exemple pour nous. Je repense aux communautés que j’ai vues en Asie retrouvant cette force extraordinaire qui habite les pauvres. S’ils pouvaient se rencontrer, ils se reconnaitraient sans hésitation comme membres du même peuple qui partage la même espérance. L’Église a toujours eu ses héros ignorés dont le surplus nous atteint par la communion des saints.

Merci aux Didis, aux Domingos, aux Florentinas, aux Eduardos et Eloisas, aux enfants souriants. Une des tâches du prêtre n’est-elle pas tout simplement de reconnaître dans la grandeur des petits, les serviteurs humbles et doux qui sauvent le monde [17] ?

Si vous êtes arrivés jusqu’à la fin, bravo.

Je vous redis à toutes et à tous ma profonde amitié et que ce témoignage vous remplisse d’énergies.

São Luis, 31 août 2009.

François Glory
gloryf[AT]wanadoo.fr


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3077.
 Lettre envoyée par l’auteur et traduit par ses soins de la lettre originale en portugais.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Voir DIAL 2581 B - « AMÉRIQUE LATINE - Charles ANTOINE, témoin  » – note DIAL.

[2Devenu depuis l’État du Tocantins.

[3Dom Celso Pereira, évêque de Porto-Nacional, Dom Fernando archevêque de Gioania, la capitale de l’État et Dom Pedro Casaldaliga, évêque de São Félix do Araguaia.

[4Commission pastorale de la terre – note DIAL.

[5Osvaldo Alencar, recruté par Henri qui sera l’un des grands avocats de la CPT.

[6Émile Destombes passera 10 ans dans le diocèse avant de pouvoir repartir au Cambodge.

[7Marcos, frère d’Eloisa, marié avec une allemande, Edith, faisait partie de l’équipe, jusqu’à leur départ pour Goiania. Nous avons souvent travaillé ensemble.

[8Les pauvres, tout en apprenant à lire, prennent conscience des mécanismes économico-sociaux qui produisent les inégalités.

[9Pour les intimes, à 62 ans il fait ses 10 kms de course quotidienne.

[10Il manquait notre ami Alemão, mort lui aussi d’un cancer. Il était devenu notre maire à l’époque, soutenu par toute l’équipe. Il avait commencé la construction de l’église et aura ensuite été le seul politique à me défendre. Quand on me traitait de communiste, il souriait d’abord puis me prenait à part pour que je ne perde ni temps ni patience à répondre aux attaques.

[111 Cor 3, 6.

[12Si bien expliqués par notre ami Michel Trimaille dans son C.E n° 39.

[13Ces derniers ont fait bon accueil à la Parole de Dieu et sont devenus un modèle pour toute la région du nord de la Grèce. Alors que Paul, persécuté, a fui vers Athènes et Corinthe, il leur écrit une lettre où il rend grâce deux fois, émerveillé par la puissance de l’Évangile annoncé.

[14Un des rares à ne pas m’appeler Padre. Nous sommes frères avant tout et il n’y a pas de hiérarchie entre nous. Le respect l’un pour l’autre a sa source ailleurs.

[15L’équivalent de la CPT pour les Indiens du Brésil.

[16Certainement une allusion aux tentatives de créer une Église populaire surtout en vogue en Amérique Centrale.

[17Ceci pour mon ami Joju !

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