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DIAL 2272

AMERIQUE LATINE - On ne punit pas les jeunes pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont

Emilio Garcia

samedi 16 janvier 1999, mis en ligne par Dial

Un certain nombre d’idées reçues concernant la délinquance juvénile en Amérique latine sont vigoureusement remises en cause dans cette interview d’Emilio García, éminent spécialiste des droits de l’enfant et expert auprès du Bureau régional de l’UNICEF pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Absence presque complète d’informations statistiques crédibles, exploitation électoraliste du thème de la délinquance, fausseté de l’association automatique faite entre pauvreté et criminalité, critique de mesures politiques purement répressives ou paternalistes, suggestions pour la mise en œuvre juridique d’un véritable droit des enfants, tels sont quelques-uns des points abordés au cours de cette interview publiée par Ideele, juillet 1998 (Pérou).


Quel est votre diagnostic sur la délinquance juvénile ?

Il ne faut pas isoler le problème de la délinquance juvénile de la réponse que lui donne le monde culturel, juridique, politique et institutionnel. Voyons ce qui se passe dans des pays qui peuvent être comparés. Aux États-Unis, sur 250 millions d’habitants, il y a à peu près 100 000 mineurs de moins de 18 ans privés de liberté. En France, avec 65 millions d’habitants, ils sont 575. Ou encore entre l’Uruguay et le Costa Rica. Les deux pays ont une population à peu près équivalente, bien que celle de l’Uruguay soit plus âgée. Quelle différence y a-t-il entre les deux sur la question qui nous intéresse ? L’Uruguay enregistre à peu près 500 mineurs de moins de 18 ans privés de liberté, alors que le Costa Rica en a 25 ou 35. La question est la suivante : les jeunes uruguayens sont-ils vingt fois plus pervers que les jeunes costaricains, ou les jeunes étasuniens plus dangereux que les Français ? Ou alors, n’y a-t-il pas confusion dans la réponse donnée au plan juridique, politique institutionnel, entre les problèmes de nature pénale et les problèmes de nature sociale ?

Pourquoi y a-t-il une relation si forte entre insécurité et jeunesse ?

L’insécurité urbaine est dans tous les pays de la région une préoccupation sociale aussi importante que l’inflation ou le chômage. Ensuite, dans tous les pays d’Amérique latine, sans aucune exception, les médias ont beaucoup repris et amplifié ce sentiment, réel ou diffus, d’insécurité urbaine. Il existe également une espèce de règle de trois inversement proportionnelle : il semblerait que plus les conditions réelles et objectives de sécurité sont bonnes, plus grande est la peur sociale. Par exemple, où la peur de la délinquance juvénile est-elle la plus grande, en Colombie ou au Chili ? Au Chili, bien plus qu’en Colombie, pays dans lequel il y a tellement de problèmes de violence d’une autre nature que la délinquance juvénile n’apparaît pas.

De plus, il est nécessaire de signaler, en matière de délinquance juvénile, une absence presque absolue d’informations statistiques crédibles. A part deux ou trois exceptions, 90 % des pays de la région ignorent jusqu’au nombre de mineurs de moins de 18 ans privés de liberté.

Mais il existe bien des agresseurs et des victimes jeunes. Ce n’est pas une invention des médias. Nous avons les statistiques de Lima, par exemple, selon lesquelles 24 % des responsables de vol ou de tentative de vol ont entre 12 et 18 ans et 39 % entre 18 et 24 ans.

Les gouvernements qui se consacrent à la politique en la concevant comme un spectacle mettent le thème de la sécurité urbaine sur le terrain électoral. Ce qu’ils font, c’est créer une sensation de sécurité à travers des effets d’annonces. Sur le terrain électoral, la sensation de sécurité change par les votes. Les votes restent, la sensation de sécurité disparaît. Pourquoi ? Parce que les réponses retentissantes comme la baisse de l’âge de la responsabilité pénale, l’augmentation des peines, etc. ne sont pas suivies pas des réponses sérieuses de caractère administratif et social.

La sécurité n’est pas seulement le problème de la police ou des corps répressifs de l’État. La sécurité se construit en faisant intervenir conjointement la sécurité privée et la sécurité sous contrôle gouvernemental. Ce qui est public dans une démocratie est et doit être l’affaire de tous. C’est pourquoi la sécurité publique implique une profonde interaction entre les corps professionnels techniquement chargés de la sécurité et les organisations civiles.

Sur la base de votre expérience régionale, quelle relation existe, si relation il y a, entre l’inégalité sociale, la pauvreté et la délinquance ?

On peut faire une relation mais elle n’est pas automatique. La pauvreté est doublement maudite, car elle est productrice de vie indigne pour les pauvres, et parce qu’elle est devenue une espèce de bouc émissaire pour expliquer absolument tout. Toutes les études que l’on a faites ces dernières années pour décrire minutieusement le phénomène de la pauvreté sont, pour une bonne part, responsables de cela : on a abandonné les analyses critiques de la concentration de la richesse.

Il n’y a rien de plus pervers que l’association automatique entre pauvreté et criminalité car c’est injuste pour les pauvres qui ne volent pas et encore plus injuste pour les riches qui volent. Les enquêtes de la commission des délits confirment que les infractions pénales sont démocratiquement réparties dans tout le corps social. Cependant, quand nous voyons, à l’autre bout de la chaîne, le résultat du fonctionnement réel du système pénal - que sont les institutions pénitentiaires pour adultes ou pour jeunes -, nous ne trouvons plus qu’une seule classe sociale représentée. La question est alors la suivante : si la criminalité est démocratiquement répartie dans tout le corps social, comment est-il possible qu’à la fin n’apparaisse en prison qu’une seule classe sociale ?

Les systèmes de justice pénale sont hautement sélectifs dans leur fonctionnement. Si cela est vrai pour les adultes, les systèmes de justice pénale pour jeunes sont bien pires. Dans une bonne partie des pays règnent encore des lois pour mineurs basées sur une doctrine centrée sur ceux qui vivent une situation d’irrégularité, une doctrine dépassée, profondément « criminalisante » de la pauvreté. Ces systèmes opèrent non pas en fonction de ce que le jeune a fait mais de ce qu’il est.

Au Pérou on vient de voter des lois aberrantes et très dures pour affronter la délinquance. On a baissé l’âge de la responsabilité pénale, on a établi des peines à perpétuité, les tribunaux militaires vont pouvoir juger des voleurs, des kidnappeurs et des violeurs. L’appartenance à des bandes de jeunes est également punie, l’habeas corpus est restreint ainsi que la protection, etc. Ce type de mesures a-t-il été efficace dans d’autres parties du monde ?

En Amérique latine ont régné et règnent encore à mon avis deux conceptions erronées de la criminalité et de la criminalité juvénile en particulier ; elles sont apparemment contradictoires mais ont beaucoup plus de points communs qu’on ne le penserait à première vue. La première position que j’appelle une position de justice rétributive hypocrite, et une autre que j’appelle une position de paternalisme naïf. La justice rétributive hypocrite a une vision totalement et exclusivement pénaliste des problèmes sociaux : ces derniers peuvent se résoudre à coups de code pénal : baisse de l’âge de la responsabilité pénale, augmentation des peines, durcissement du système, etc. Cette manière d’affronter les choses est évidemment rétributive et hypocrite, il suffit de voir le fonctionnement réel des systèmes de justice pénale pour adultes pour se rendre compte que le droit pénal, loin d’accomplir ces fonctions, crée plus de problèmes qu’il n’en résout.

D’un autre côté, il y a le paternalisme naïf de ceux qui associent automatiquement pauvreté et criminalité, ou qui donnent des explications un peu plus sophistiquées. Par exemple, si les jeunes appartiennent à la classe moyenne, alors ils commettent des délits parce qu’ils sont fils de parents divorcés, etc. Si, pour les uns, le droit pénal c’est tout, pour les autres ce n’est rien. Si, pour les uns, les jeunes sont des démons, pour les autres, ce sont des anges.

Nous avons l’obligation de prendre au sérieux la Convention internationale des droits de l’enfant qui, dans ses articles 37 et 40, contient de manière explicite tous, absolument tous les éléments nécessaires pour développer un système de responsabilité pénale juvénile, qui respecte les droits humains, et qui se trouve à mi-chemin de la justice rétributive et du paternalisme naïf. On doit être sévère mais juste, et par juste je ne fais pas allusion à une abstraction philosophique vague. La justice, dans ce cas, signifie que le droit de l’enfant doit être constitutionnel et qu’il faut introduire pour les jeunes toutes les garanties des droits individuels et du droit de procédure qu’ont les délinquants adultes.

Quelles garanties doivent-être sauvegardées ?

Celles que l’on doit à un procès contradictoire, celles de la défense avec un avocat, celle du principe de l’humanité des peines. Ces garanties de base sont universelles. Ce sont des principes qui viennent de la Révolution française. Ici, il n’y a aucune invention extravagante. La Convention internationale des droits de l’enfant c’est la Révolution française qui arrive aux enfants avec 200 ans de retard.

Nous devons trouver des alternatives à la privation de liberté, de caractère pédagogique et comportant une réparation au plan social. Nous ne pouvons pas continuer à jouer avec l’insécurité légitime des gens, en faisant appel à des mesures démagogiques comme la baisse de l’âge de la responsabilité pénale…

Pourquoi sont-elles démagogiques ?

Parce qu’elles ne sont pas réalistes. Ceux qui croient que l’endurcissement du système donne des résultats, doivent comprendre que non imputable ne veut pas dire irresponsable. Nous devons substituer au concept des vieilles doctrines tutélaires le concept de responsabilité pénale juvénile. Si on veut baisser l’âge de la responsabilité pénale à 16 ans parce que la criminalité est le fait de jeunes de 16-17 ans, la criminalité passera par des jeunes de 15 et de 14 ans, et si vous la baissez à 14, elle se rencontrera chez des jeunes de 13 ans. Ça va provoquer l’effet exactement inverse à celui qui est désiré : l’entrée des enfants de plus en plus jeunes dans les circuits de la criminalité. Cela fait déjà 200 ans que Beccaría et d’autres disaient : ce n’est pas la dureté des peines qui est l’élément dissuasif et la source de la sécurité, mais la certitude du châtiment.

Nous devons essayer de ramener à un niveau normatif ce qui relève d’un pouvoir discrétionnaire. La tendance du droit pénal moderne qui utilise des effets médiatiques pour créer la sensation de sécurité, est de résoudre au niveau du discours de la norme juridique les problèmes qui existent dans la réalité. Et comme cela peut-il se faire ? En ouvrant largement l’éventail des pénalités. Cela est très dangereux. Le type de réponse donnée à la criminalité et surtout le type de responsabilité juvénile est devenu à mon avis en Amérique latine le thermomètre pour mesurer la qualité de la vie démocratique. Le défi consiste, si nous prenons au sérieux la peur et l’insécurité des gens, à résoudre une équation difficile, dont les variables sont le sacro-saint droit de la société à sa sécurité collective et le sacro-saint droit de l’individu à sa sécurité individuelle.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2272.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Ideele, juillet 1998.
 
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