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DIAL 3276 - Figures de la révolte (6)

ARGENTINE - La Patagonie rebelle

Felipe Pigna

mardi 11 mars 2014, mis en ligne par Dial

Dans le numéro de DIAL de mars, nous continuons la série de textes autour de la thématique de la révolte, qui constitue en même temps une mémoire des luttes. Nous publions ici deux textes de l’historien argentin Felipe Pigna, chacun sur un évènement marquant des luttes ouvrières argentines du début du XXe siècle, la Semaine tragique (7-14 janvier 1919), à Buenos Aires, et, deux ans plus tard, dans la province de Santa Cruz, en Patagonie, la rébellion, réprimée dans le sang, des travailleurs ruraux des estancias. Sur les évènements de 1921, la version en un tome [1] de la recherche très complète [2] de l’historien Osvaldo Bayer a été traduite en français [3]. Un film a été aussi réalisé à partir du travail d’Osvaldo Bayer par Héctor Olivera ( La Patagonia rebelde, 1974). Ce texte est une traduction de la dernière partie du chapitre 3 de Los mitos de la historia argentina. 3, Desde la ley Saenz Peña a los albores del peronismo de Felipe Pigna (Planeta, 2006).


Deux ans après les faits de la Semaine tragique, éclata dans la province de Santa Cruz une longue grève des travailleurs ruraux enrôlés dans la Fédération ouvrière de Río Gallegos affiliée à la FORA. Le prix de la laine et de la viande de mouton, produits principaux de la région, avait nettement grimpé durant les années de la Première Guerre mondiale, générant une notable prospérité chez les rares propriétaires de millions d’hectares et de brebis de Patagonie. Bien entendu, cette prospérité n’avait pas été transmise aux travailleurs, qui ont continué à toucher des salaires de misère, à vivre et travailler dans des conditions infrahumaines. Mais, à la fin de la guerre, la demande a baissé et avec elle le prix des exportations de biens primaires de Patagonie ; c’est alors que les estancieros [grands propriétaires terriens] et les patrons des frigorifiques voulurent bien s’associer à leurs travailleurs, évidemment dans le but de partager leur déficit. À l’été 1921, ils décidèrent de renvoyer des employés et de baisser unilatéralement les salaires déjà misérables.

Appel au monde civilisé

Mais l’organisation ouvrière réagit immédiatement en lançant une campagne d’affiliation syndicale massive et en émettant un communiqué adressé « Au monde civilisé » qui disait ceci :

« Les estancieros prétendent continuer à traiter leurs ouvriers salariés de manière brutale comme ils l’ont fait jusqu’à présent, les confondant avec les serfs de la glèbe et les esclaves, et les transformant en nouveau produit de marchés répugnants, dans lesquels le cours de l’homme n’atteint pas, pour ses exploiteurs, le cours du mulet, du mouton et du cheval ; en effet, au jour d’aujourd’hui, les estancieros considèrent qu’un homme peut être remplacé par un autre sans le moindre coût, alors que n’importe laquelle de ces bêtes coûte une somme déterminée qu’il faut payer. » [4]

La Fédération présenta un cahier de requêtes aux estancieros avec des demandes de base, qui n’incluaient pas d’augmentations salariales mais qui visaient à humaniser leurs conditions de vie dans les estancias [5] ; mais le document fut rejeté d’emblée par les patrons. La Fédération convoqua une assemblée qui décréta la grève générale. Comme dans beaucoup d’estancias les travailleurs commencèrent à être expulsés de force, des campements d’ouvriers déplacés se formèrent. Ceux-ci s’unirent et décidèrent de s’emparer de quelques estancias et d’exproprier des chevaux et de la nourriture, contre des reçus émis par la Fédération. En arrivant à l’estancia La Anita, propriété des Menéndez Behety, les grévistes furent accueillis par les balles des forces de police. Les travailleurs se défendirent, tuèrent le sergent Sosa et son chauffeur et blessèrent un caporal et le sergent Jorge Ernesto Pérez Millán Témperley. Quelques heures plus tard, lors d’un autre affrontement, l’ouvrier Gracián et l’agent Peralta trouveront la mort.

Les journaux magnifièrent l’épisode, parlant de l’insurrection de la Patagonie, des bandits du sud. Voici ce que disait La Prensa :

« Les principaux industriels, commerçants et estancieros de Río Gallegos envoyèrent un télégramme au ministère de l’intérieur, demandant qu’on envoie un régiment de cavalerie afin d’en finir avec les dévastations dont est victime la région de la part d’une bande de prétendus grévistes. Il faut empêcher la reproduction d’évènements aussi graves et honteux que ceux qui ont lieu en ce moment à Santa Cruz » [6].

Le gouvernement radical, sous la pression des confédérations patronales, envoya le lieutenant-colonel Héctor Benigno Varela, qui avait activement participé à la répression de la Semaine tragique sous les ordres de Dellepiane. Le militaire étudia la situation et rédigea un rapport dans lequel il concluait que les responsables de la situation étaient les estancieros, en raison des niveaux d’exploitation auxquels étaient soumis les péons ; il rédigea aussi un projet d’accord pour résoudre le conflit. Cet accord, qui répondait aux demandes des ouvriers et les obligeait à déposer les armes, restituer les biens pris dans les estancias et livrer les otages, est signé avec une saveur de victoire par la Fédération et à contrecœur par les patrons.

Sa mission accomplie, Varela et son régiment, le 10e de cavalerie, s’apprêtent à partir. Avant l’embarquement, un estanciero est assailli par le doute sur le maintien de la paix sociale et il dit à Varela : « Vous partez et cela recommence encore », et Varela lui répondit : « S’ils se soulèvent à nouveau, je reviendrai et je les fusillerai par dizaines » [7].

L’estanciero avait raison, sauf que ceux qui n’ont pas respecté l’accord n’ont pas été les ouvriers mais les estancieros, pour lesquels l’accord resta lettre morte. Ils ne payèrent même pas les salaires en retard et les renvois commencèrent. Après de longues délibérations, la Fédération décida de reprendre la lutte, avec la même méthodologie que lors de la première grève. Ses dirigeants parcourront tout le territoire de la province pour garantir l’effectivité de la mesure : Ramón Outerello, espagnol, de profession garçon de café, appelé par ses compagnons « le colonel », commandait les grévistes de la zone centrale et coordonnait tout le mouvement ; Antonio Soto le secrétaire de la Fédération, acteur de théâtre, fut désigné chef en second et commandait ses compagnons du sud ; le conducteur de bétail d’Entreríos — alias « Facón Grande » [8] - était le troisième chef et commandait les grévistes du nord de Santa Cruz.

La tâche porta ses fruits et, à la fin d’octobre, tout le territoire de la province était en grève.

Cette maudite obéissance due

Devant la gravité des faits, le gouverneur intérimaire de la province demanda l’aide du gouvernement national, lequel à son tour était soumis à la pression de l’ambassadeur de Grande-Bretagne et du chargé d’affaires des États-Unis, qui se présentèrent devant le chancelier Honorio Pueyrredón pour lui demander de garantir la vie et les propriétés de leurs sujets habitant à Santa Cruz. Le gouvernement décida d’envoyer à nouveau le lieutenant-colonel Varela. Osvaldo Bayer a recueilli différentes versions sur les ordres reçus par le militaire :

« Le sénateur national radical Bartolomé Pérez nous a signalé que les instructions données à Varela d’instituer la loi martiale et de procéder avec une extrême rigueur émanaient du premier mandataire lui-même et furent transmises à Varela par le ministre de la guerre, le docteur Julio Moreno : “Il faut liquider la situation de n’importe quelle manière” fut la consigne. D’autres dirigeants radicaux nous ont indiqué, au contraire, que Varela avait agi sur ordre direct de l’armée, plus précisément du commandant de la deuxième division, le général Dellepiane. » [9]

Varela arriva à Río Gallegos, refusa de recevoir les délégués de la Fédération et lança une ordonnance décrétant la peine de mort pour les « subversifs », alors même que, le 1er octobre, le Congrès national avait aboli, grâce au vote majoritaire du bloc radical, la peine capitale.

Il est intéressant de signaler qu’avant le début de sa tuerie Varela remet le rapport suivant au gouvernement, où il reconnaît que les propriétaires des estancias et les journaux qui leur font écho ont exagéré les choses :

« Je peux assurer que les notes que l’on reçoit ici — même celles que peut transmettre le gouvernement de la province — sont exagérées. Je reviens d’une visite à de nombreuses estancias situées au sud du territoire qui, d’après les communications reçues au ministère, ont été assaillies. Aucune d’entre elles ne présente de dégradations sur les bâtiments ou les outils de travail, sauf celle de M. Ibón Noya, dont on a brûlé le hangar de la tonte. Les estancias sont toutes désertées par leurs administrateurs et propriétaires, et beaucoup restent sans personne pour s’occuper d’elles ; pourtant, aucune n’a été saccagée. Les péons de la plupart des estancias et quelques contremaîtres se sont mis en grève et actuellement il y a de nombreux groupes encadrés par des individus aux antécédents mauvais, les mêmes qui sont intervenus dans le mouvement de grève de l’an passé, et dont j’avais recommandé la capture au gouverneur du territoire après les avoir soumis. Les troupes sous mes ordres s’emploient avec zèle à les soumettre ; quelques-uns se sont déjà présentés au travail. Je crois que bientôt la tranquillité et l’ordre seront rétablis. La situation que traverse le territoire n’est pas alarmante » [10].

Malgré ses déclarations, Varela lance une féroce répression contre les grévistes, ceux-là qui avaient « osé » défendre leurs droits et défié le pouvoir.

La Vanguardia décrit clairement les évènements qui s’enchaînent à partir de l’arrivée de Varela et de ses troupes auxquelles s’incorporent des estancieros affiliés à la Ligue patriotique argentine. Tout péon est suspect et une véritable « chasse au gréviste », comme l’appelle le journal socialiste, est lancée. Le journal radical La Época alerte sur la campagne de propagande des estancieros :

« Dans les informations officielles, on ne cite pas un seul attentat à la vie des habitants, ni un seul outrage à l’honneur des personnes. Tout ce qu’ont pu dire sur le sujet les grands journaux du matin est parfaitement faux. Les grévistes séditieux se sont conduits avec une louable correction et prudence, se limitant en général à faire des réquisitions de vivres et d’armes dans les estancias et à emmener en otages quelques propriétaires ou administrateurs qui refusaient d’accepter les conditions imposées par les ouvriers. Quand ils furent attaqués par un petit contingent de troupes, ils se dispersèrent ou se livrèrent ; seuls résistèrent les éléments délinquants qui exploitaient l’état d’esprit des travailleurs » [11].

Varela commença à donner satisfaction à son camp et à son désir de revanche de classe. Une à une les estancias furent récupérées. Facón Grande avait commandé ses compagnons dans le seul combat livré entre la troupe et les grévistes, au cours duquel mourut l’unique victime du régiment de Varela. Facón pensait que dans un train arrivaient des briseurs de grève et il voulut l’arrêter. Lui et ses compagnons firent reculer la troupe commandée en personne par Varela. L’affront était trop énorme pour l’honneur du lieutenant-colonel. José Font avait peu à peu perdu son nom : pour tous, il était Facón Grande, ce gaucho noble, propriétaire d’un contingent de véhicules, jouissant d’une relative aisance, qui s’était joint à la grève parce qu’il ne supportait pas une telle injustice. Les paysans avaient recours à lui pour des conseils, pour savoir comment affronter les mesures arbitraires de leurs patrons. C’était un exemple pour les péons de la campagne, qui appréciaient sa cohérence et le suivaient jusqu’à la mort. Facón était l’une des cibles les plus recherchées de Varela. Il savait qu’il n’en viendrait pas à bout dans un combat loyal et il décida de le capturer en le piégeant par une ruse. Il lui fit parvenir un télégramme dans lequel il lui offrait de parlementer sur la base de la convention signée avec son aval. Le digne gaucho d’Entreríos, se fiant à l’institution créole de la parole donnée, arriva flanqué d’un délégué. À peine était-il arrivé et avait-il annoncé qu’il venait parlementer que le regard de Varela se dirigea vers un groupe de soldats et ordonna sèchement « arrêtez-le », tandis qu’un second de Varela tirait impunément sur le gaucho Cuello, délégué de la Fédération qui accompagnait Font, le tuant sur le coup. Ce ne fut pas facile de maîtriser Facón, qui résista jusqu’au dernier moment. Finalement il fut pris et on lui lia les mains. Varela, avec son regard glacé, leva la main, cacha son pouce, ne laissant voir que quatre doigts. Ses subordonnés connaissaient bien le langage des signes de leur chef : quatre tirs. Facón n’arrêta pas d’insulter celui qui le fusillait et il tomba dignement, comme il avait vécu, sous les balles du 10e de cavalerie.

Massacre à La Anita

Les travailleurs réunis à La Anita, une des estancias Menéndez Behety, cernés par les troupes de Varela, envoyèrent la note suivante au lieutenant-colonel :

« Nous venons vous demander, au moyen de la présente portée par deux ouvriers authentiques, d’avoir la bonté, dont nous vous saurons gré, de nous indiquer les conditions exigées par l’armée nationale que nous sommes disposés à respecter, pourvu que notre vie soit garantie face aux autorités policières qui ne nous inspirent aucune confiance. Nous avons en notre pouvoir 80 prisonniers, 3000 chevaux, 450 fusils, 300 revolvers, 15000 balles pour fusils et 3000 pour revolvers ; tout cela, nous sommes prêts à le livrer à l’armée si sont suffisamment garanties nos vies et notre liberté pour retourner au travail dans les conditions que M. le Chef du 10e de cavalerie, Monsieur Varela, nous a laissées l’an dernier. Nous, les ouvriers, avons la conviction que la magnanimité, propre à tout militaire d’honneur, nous sauvera de la rapacité de messieurs les latifundistes de la Patagonie exploitant les terres qui appartiennent au gouvernement fédéral. Ils nous tardent d’avoir une réponse de votre part » [12].

Varela leur répondit que la reddition serait sans conditions et qu’ils avaient trois heures pour y réfléchir avant qu’il « ne les dézingue tous ». Dans une assemblée présidée par Antonio Soto, ils délibérèrent sur la poursuite de la lutte ou la reddition sans conditions aux troupes de Varela. Soto et d’autres dirigeants avertirent leurs compagnons de ne pas se fier au lieutenant-colonel et de ne pas se livrer car ils seraient massacrés. Il les avait déjà déclarés coupables, coupables parce que, tout travailleurs qu’ils étaient, ils avaient osé se rebeller contre l’injustice.

L’assemblée décida à une ample majorité de se rendre. C’était une fin insupportable pour Soto, qui, pour la première fois, désobéit à la décision de la majorité et décida de partir au Chili avec un groupe de compagnons. Aux travailleurs de La Anita qui se rendirent, environ 400, on fit subir un traitement pire qu’au bétail sur le chemin de l’abattoir. D’abord ils furent dépouillés complètement de leurs rares biens matériels par les « défenseurs de la propriété privée » : alliances de mariage, rastras [13], argent, chèques de paie, montres, petites chaînes en or, harnais et même les quillangos [14] et les couvertures.

Le butin fut réparti entre la troupe, en suivant bien sûr l’ordre hiérarchique : l’or et l’argent pour les officiers, le reste pour la troupe. Ensuite ils durent passer par d’étroits enclos où la soldatesque les frappa tout à son aise et finalement ils furent rasés avec les machines pour la tonte des moutons et enfermés dans les hangars de l’estancia. Là, assis dos contre dos, chacun devait tenir une bougie pour qu’il soit mieux surveillé. D’autres qui avaient été trouvés porteurs de « vêtements d’estancieros », furent mis tout nus et attachés aux barbelés de clôture. Au matin, on les trouva morts de froid. Le reste fut réveillé violemment et obligé de se ranger en deux longues colonnes. Varela, en personne, accompagné des estancieros et membres de la Ligue patriotique — Gerardo Dobreé, Anglais, patron d’une hacienda de Santa Cruz ; Robert Saller, États-Unien, propriétaire du garage Auto Equipo de Santa Cruz ; Alan Mac Donald, Anglais, gérant en Amérique du Sud de la maison Cooper & Nephews ; Otto Huich, Allemand, inspecteur de la S.A. Importadora y Exportadora de la Patagonia ; Jacinto Nogore ; Vittorio Brun et Aníbal Bosso [15], entre autres —, identifiaient les délégués des estancias. L’estanciero Mister Bond fit fusiller 37 péons de son estancia, parce qu’il lui manquait 37 chevaux. Les délégués identifiés, les suspects, les pas sympathiques ou pas assez complaisants, ceux à qui les propriétaires devaient plus de trois mois de paie, tous tombèrent sous les balles du 10e Régiment de cavalerie commandé par Héctor Benigno Varela, lequel avait auparavant fait creuser à chacun sa propre tombe. Au total furent sauvagement fusillés, illégalement et illégitimement, dans tout le territoire de Santa Cruz quelque 1500 travailleurs. Aucun n’a fait l’objet d’une plainte pour un délit quelconque, aucun n’a été accusé de quoi que ce soit devant les tribunaux, aucun n’a pu disposer du droit légitime de défense ni des droits garantis par l’article 18 de la Constitution nationale. Pour eux il n’y eut pas de loi, il n’y eut que la mort.

Le journal La Razón, lié à la Ligue patriotique, déclarait : « Il n’y a pas lieu de considérer ce qui s’est passé après la reddition des séditieux. Nous ne voulons pas nous faire l’écho de ce que l’on nous a raconté, parce qu’il s’agit de faits du passé. En général, les péons réclamés par les propriétaires terriens sont revenus librement de La Anita. On ne connaît pas avec exactitude le nombre de fusillés à Lago Argentino. » [16]

Une fois la tâche finie, Varela donne quartier libre à la troupe. À Puerto San Julián se produit alors un merveilleux épisode de résistance. Les travailleuses du sexe du bordel La Catalana refusent de « s’occuper » des hommes de Varela et les jettent dehors à coups de balais en leur criant « assassins de travailleurs ». Les vaillantes femmes seront arrêtées mais devront être libérées « por falta de méritos » — par manque de chefs d’accusation. S’il y eut des personnes à faire preuve de mérites, ce furent bien ces femmes courageuses de San Julián, pour lesquelles Osvaldo Bayer réclame depuis des années un monument [17].

Mission accomplie

Sa sanglante mission accomplie, Varela retourna à Buenos Aires et —noblesse et obéissance due obligent — eut une entrevue avec le ministre de la guerre. À la sortie du « conclave », il formula les déclarations suivantes, dans lesquelles il prenait les devants de ses futurs collègues des années 70 et attribuait tout à un complot subversif :

« Mon avis sur le mouvement qui s’est produit est concluant en ce qui concerne son organisation. Il ne s’agit pas d’un fait isolé, mais répondait plutôt à un vaste plan d’altération de l’ordre dans tout le pays. Diverses communications, dignes de foi, et des documents confisqués à des révoltés accréditent ce que je dis, ce à quoi il faut ajouter qu’en général on a pu remarquer une nette tendance à s’opposer à tout ce qui représentait l’existence légale de la Nation, à l’intérieur de laquelle vivaient les rebelles, dans leur majorité des étrangers. Le peu d’attention que prêtèrent dans un premier temps les autorités civiles et leur carence en matière de recours et de moyens permirent à la révolte de débuter dans les meilleures conditions, suivie immédiatement du soulèvement, grâce à l’empire des exactions commises et alors qu’ils augmentaient leurs parcs d’armes, de chevaux, d’automobiles et d’approvisionnements, réquisitionnant par la force tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage et effectuant une véritable levée de civils, destinés en partie à leurs cadres de combat et le reste à servir d’otages dans les éventualités les plus difficiles » [18].

Quelques-uns espéraient une sanction, une demande de rapports, quelque chose qui traduirait la préoccupation d’Yrigoyen pour ce massacre désormais connu de tous. Le président récompensa Varela en le nommant directeur de l’École de cavalerie de Campo de Mayo. Peu après, on lui rendit hommage par un grand banquet offert par la Ligue patriotique argentine. Au dessert, son ineffable président, Manuel Carlés, prit la parole en ces termes : « Les dianes de la Ligue patriotique argentine saluent les magnifiques escadrons du 10e et du 2e de cavalerie qui ont restauré l’ordre dans les confins de la République. Quand le désordre parada dans les espaces du Sud, ruinant la civilisation naissante de la Patagonie, les troupes de ligne se rendirent là-bas pour accomplir de nouveau la mission de protéger la vie, l’honneur et la fortune dans la Nation ; la Ligue patriotique se rendit aussi là-bas, apportant la parole persuasive aux cœurs émus. […] La Ligue patriotique est une école de morale pour purifier les vertus civiques et c’est une caserne où l’on apprend à défendre l’ordre et à faire respecter la nationalité. En cet instant nous représentons la gratitude argentine en honorant le mérite des braves qui ont restauré l’empire des institutions nationales dans le sud de la République » [19].

Quatre coups de feu

Le 27 janvier 1923, il faisait chaud au lever du jour. Le commandant Varela se disposait à quitter sa maison pour remplir ses devoirs militaire à Campo de Mayo. L’homme était tranquille, il avait gagné un énorme prestige auprès de la majorité de ses compagnons d’armes et des secteurs les plus fortunés, et donc conservateurs, de la société pour son massacre de Patagonie. Mais la vie lui réservait un autre destin. Il avait à peine descendu les escaliers de sa maison, sise au numéro 2461 de la rue Fitz Roy dans le quartier de Palermo, quand vint à sa rencontre un homme grand et mince qui, sans lui dire un seul mot, lança sur lui une bombe et lâcha quatre coups de feu, les fameux quatre tirs qu’il ordonnait avec ses doigts pour économiser ses mots. Maintenant c’était lui qui les avait reçus et il gisait sur le trottoir de sa propre maison. Quelque chose avait mal tourné, il ne s’attendait pas à cette fin, mais il était là, assassiné par un anarchiste, sûrement étranger. Il parvient à lancer une insulte putassière à son agresseur, qui lui répond seulement : « j’ai vengé mes frères ». L’attaquant est lui aussi blessé, parce qu’au moment où il lançait la bombe sur Varela une fillette de 9 ans est passée, et pour qu’elle ne soit pas touchée il interposa son corps entre l’engin et la petite qui s’en sortit indemne.

Le lieutenant-colonel ne se trompait pas. Son tueur était anarchiste et il était étranger, allemand pour être plus précis, âgé de 36 ans. Il s’appelait Karl Gustav Wilckens et il put être facilement arrêté par les agents Adolfo González Díaz et Nicanor Serrano, qui le conduisirent au commissariat 31. Wilckens le racontera aux journalistes du quotidien Crítica :

« Voici des muscles de travailleur et si j’avais résisté aux agents qui m’ont arrêté, ils auraient eu du mal à me soumettre, mais je me suis livré et malgré tout, ils m’ont mis des chaînes si brutalement que mes os craquaient. Ils me font mal encore aujourd’hui. De même, malgré ma grave blessure à la jambe, ils m’emmenèrent à pied jusqu’au local du commissariat à cinq pâtés de maisons du lieu de l’action. En aucune partie du monde on ne m’a mis des chaînes si fortes, si douloureuses » [20].

L’attentat de Wilckens est salué par de nombreuses corporations du pays et par le journal La Protesta :

« Un exemple digne d’être imité est celui des travailleurs fédérés de Puerto Ingeniero White qui aujourd’hui, en assemblée et d’un commun accord, ont décidé d’organiser une collecte au bénéfice du camarade Wilckens ; celui-ci a donné un exemple d’altruisme et d’abnégation et a fait preuve d’une conscience saine au regard de l’idéal anarchiste, à l’inverse de la vie misérable de celui qui fut le plus méprisable des représentants dégénérés de la force brute, le tragique et canaille lieutenant-colonel Varela, bras exécuteur du massacre systématique des travailleurs fédérés du territoire de Santa Cruz. Que volent donc nos paroles de soutien vers notre compagnon Wilckens qui, par son geste magnifique, a démontré à la canaille enorgueillie jusqu’où peut aller un homme dans sa soif de vengeance en faveur de la justice du peuple. Camarade Wilckens, justicier ! Tous les travailleurs t’envoient le salut du cœur ; tous les hommes dotés de conscience sont de ton côté. Salut, ami très cher ! » [21].

Wilckens fut immédiatement inculpé, la cause tomba entre les mains du juge Malbrán, qui décida le transfert de l’anarchiste de la Pénitentiaire nationale à la Prison de Caseros. Dans la nuit du 15 juin 1923, un membre de la Ligue patriotique pénétra sans encombre dans le pénitencier, déguisé en gardien de prison et Mauser au poing. Il se rendit directement dans la cellule de Wilckens, qui était dans son lit, et lui dirigea un coup de feu précis dans la poitrine. L’homme s’appelait Jorge Ernesto Pérez Millán Témperley, il avait activement participé au massacre de Patagonie et comme beaucoup de membres de la Ligue, c’était un fils de « bonne famille ».

La nouvelle de l’assassinat de Wilckens fit la couverture de Crítica et produisit une émotion énorme dans le mouvement ouvrier, avec de fortes mobilisations qui se soldèrent par la mort de deux travailleurs sous les balles de la police.

À Pérez Millán Témperley, en raison de sa condition sociale et de ses contacts, on appliqua la justice VIP. On le condamna à une peine minimum parce que le juge prit en compte — je cite — « Sa vie antérieure, ses aventures, son idéalisme, ses inclinations artistiques, la neurasthénie dont il souffre, son intervention dans les luttes qu’il a soutenues dans le sud contre les grévistes révolutionnaires ». Mais la chose n’en resta pas là, et comme dans la prison il ne fut pas très bien reçu et que des menaces lui parvenaient en permanence, sa famille obtint en avril 1925 qu’on le déclare fou et qu’on le transfère à l’Hospice de Las Mercedes dans une chambre avec un « fou calme », le yougoslave Estéban Lucich, à son service.

Le Sud aussi existe

Pendant ce temps, dans le sud argentin, on commençait à planifier l’opération qui mettrait un terme à la vie du jeune de la Ligue patriotique. La vengeance allait venir du Sud, d’un endroit très proche du « théâtre des opérations » du commandant Varela et de Pérez Millán lui-même. Dans la Sibérie argentine, comme était connu dans le peuple le pénitencier d’Ushuaia, la prison la plus terrible du système pénitencier argentin, était détenu le mythique Simón Radowitzky — auteur de l’attentat qui coûta la vie au chef de la police Ramón Falcón — ainsi que plusieurs anarchistes. Parmi eux, le Russe Boris Vladomirovich, auteur du premier hold-up à des fins politiques de l’histoire argentine, qui inaugura ce qu’on a qualifié d’« anarchisme expropriateur ». Vladomirovich commença à montrer des symptômes de folie et parvint à ce que les médecins d’Ushuaia l’orientent vers l’Hospice de Las Mercedes. Boris commença à organiser son opération. Il se lia d’amitié avec Lucich, qu’il séduisit par ses connaissances sur la Yougoslavie. Liens d’amitié tels que Vladomirovich lui raconta tout ce qui s’était passé en Patagonie, la haine de la Ligue patriotique pour tous les étrangers, et lui fit connaître le « curriculum » de celui qu’il servait chaque jour.

Le 9 novembre 1925, Pérez Millán lisait une lettre de son chef à la Ligue patriotique, et ami personnel, Manuel Carlés, en attendant que Lucich lui apporte le petit-déjeuner. À ce moment, le Yougoslave entra avec le service. Quand Pérez Millán prit le plateau, son serviteur sortit un revolver de ses vêtements et lui dit : « Voici ce que t’envoie Wilckens », et il tira droit dans la poitrine. Pérez Millán mourut le jour suivant. La police put suivre le fil de la trame et arriva au cerveau de l’attentat, Boris Vladomirovich, qui fut torturé sauvagement. Ses tortionnaires voulaient savoir qui avaient aussi participé à l’opération, qui avait fourni l’arme. Vladomirovich n’ouvrit pas la bouche sauf pour les insulter et crier « Vive l’anarchie ». L’anarchiste russe mourut peu après des blessures reçues lors des interminables séances de torture. Ce devait être le dernier mort des grèves de Patagonie.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3276.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Felipe Pigna, Los mitos de la historia argentina. 3, Desde la ley Saenz Peña a los albores del peronismo, Buenos Aires, Planeta, « Historia y sociedad », 2006, dernière partie du chapitre 3 « La dignité rebelle. Le mouvement ouvrier durant les présidences radicales », p. 93-104.

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[1Osvaldo Bayer, La Patagonia rebelde, Coyhaique, Sombraysén editores, [2001] 2009, 355 p.

[2Osvaldo Bayer, La Patagonia rebelde, 4 vol., édition définitive, Buenos Aires, Planeta, « Espejo de la Argentina », [1980] 1992-1997.

[3Osvaldo Bayer, La Patagonie rebelle  : 1921-1922, chronique d’une révolte des ouvriers agricoles en Argentine, traduit par Simone Guittard et Frank Mintz, La Bussière, Acratie, 1996, 300 p.

[4Osvaldo Bayer, La Patagonie rebelle, Buenos Aires, Hyspamérica, 1985.

[5Grands domaines agro-pastoraux — NdT.

[6La Prensa, 17 janvier 1921.

[7Osvaldo Bayer, op.cit.

[8Le facón est un grand couteau utilisé par les gauchos — NdT.

[9Osvaldo Bayer, op.cit.

[10Télégramme de Varela au ministère de la guerre, reproduit dans La Prensa du 21 novembre 1921.

[11La Época, 28 décembre 1921.

[12Journal El Trabajo, 28 décembre 1921.

[13Les rastras sont des ceintures de gaucho avec boucle et monnaies d’argent fixées sur le cuir — NdT.

[14Les quillangos sont des peaux utilisées pour se protéger du froid.

[15Osvaldo Bayer, op.cit.

[16La Razón, 29 décembre 1921.

[17Nous nous joignons à notre cher professeur dans sa demande et nous avons confiance qu’elle sera satisfaite comme ce fut le cas pour le beau monument qui se dresse dans les solitudes de la route 3 en hommage au courageux gaucho tant aimé Facón Grande, et pour la rue Antonio Soto, en plein centre de Río Gallegos, tandis que nous attendons un monument pour cet extraordinaire dirigeant syndical qu’était Antonio Soto, comme celui qu’il a dans sa Galice natale ; ce serait, à travers lui, rendre hommage à tous ces héroïques lutteurs sociaux de la Patagonie, qui sont tombés en rêvant d’un monde meilleur.

[18Déclarations de Varela à La Nación, 26 janvier 1922.

[19Bibliothèque de la Ligue patriotique argentine, Buenos Aires, 1922.

[20Crítica, 3 février 1923.

[21La Protesta, 31 janvier 1923.

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