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DIAL 3395

PÉROU - Verónika Mendoza : « Il faut ouvrir un débat politique avec la population, mais à partir de ses propres réalités et de son propre langage »

Romain Migus

jeudi 15 décembre 2016, par Dial

Lors du premier tour des élections présidentielles, le 10 avril 2016, Verónika Mendoza, la candidate de 36 ans du Front ample, une coalition de gauche, arrive en troisième position, avec 18,74% des votes valides, juste derrière Pedro Pablo Kuczynski (21,05%) de Péruviens pour le changement (centre-droit) et loin derrière Keiko Fujimori (39,87%) de Force populaire. Le Front ample obtient 20 sièges parlementaires, contre 18 pour Péruviens pour le changement et 73 pour Force populaire. Pedro Kuczynski Pablo remporte finalement le 2e tour le 5 juin 2016 avec 50,12% des voix. Dans cet entretien réalisé par Romain Migus, et publié sur son site, elle revient sur le changement politique qu’essaie de concrétiser le Front ample.


Commençons par la « fiche technique ». Qui est Verónika Mendoza, d’où vient-elle et comment est-elle rentrée en politique ?

Je suis née à Cuzco en 1980. J’ai fait des études d’anthropologie en France, où je travaillais sur l’éducation bilingue interculturelle. J’ai travaillé avec des communautés paysannes de Cuzco pour trouver la meilleure façon de leur apprendre l’espagnol comme seconde langue, tout en respectant leur propre culture et leur langue maternelle, le quechua.

Je suis en politique depuis 2009, j’ai été élue députée pour la ville de Cuzco, et plus récemment j’ai été candidate à la présidence du Pérou.

Comment tu évalues ton passage au Parlement ?

Les différents gouvernements, au lieu d’écouter les citoyens et de résoudre leurs problèmes, ont toujours préféré adopter la manière forte pour imposer leurs politiques. Cela a eu des conséquences tragiques. Il y a eu des blessés, et même des morts. J’ai été élue sous les couleurs du Parti nationaliste péruvien, et j’ai démissionné de ce parti en juin 2012, un peu moins d’un an après l’élection d’Ollanta Humala à la présidence [1]. Dans ma région de Cuzco, il y eut un conflit social entre la communauté d’Espinar et l’entreprise minière Xtrata Copper. Trois personnes sont mortes lors d’affrontements avec les forces de l’ordre. Cela m’a paru inadmissible et injustifiable.

Au Parlement, j’ai participé activement au débat sur la réforme de l’éducation et de l’Université, à tout ce qui tenait aux luttes pour l’environnement et pour les droits sexuels et reproductifs des femmes. J’ai aussi essayé d’ouvrir un débat sur l’indispensable diversification de l’économie de notre pays.

Pourquoi, lors de la précédente décennie, le Pérou n’est-il pas monté dans le train du Socialisme du XXIe siècle ?

En raison de plusieurs facteurs, à mon sens. En premier lieu, à cause du conflit armé dans notre pays (1980-1992). L’existence du Sentier lumineux nous a porté énormément préjudice. La gauche péruvienne a été marquée par ce conflit, car la droite nous accusait systématiquement de collusion avec le terrorisme, malgré le fait que les forces de gauche revendiquaient une distance politique claire avec le Sentier lumineux, et ce depuis plusieurs années.

Par ailleurs, la dictature fujimoriste [2] a criminalisé, traqué, et même assassiné plusieurs leaders de gauche. Elle a démantelé tout notre système institutionnel. Avec le retour de la démocratie en 2000, la gauche a, peu à peu, commencé à se recomposer, mais n’a pas eu la force suffisante pour conquérir le pouvoir.

Comment est née cette plateforme politique qu’est le Front ample [3] ?

Le Front ample est né de la rencontre de plusieurs luttes sociales, à l’occasion desquelles différents acteurs se retrouvaient dans la rue pour résister, ensemble. Ces acteurs ont commencé à structurer leur opposition aux politiques qui nous étaient imposées. Nous avons décidé de constituer une plateforme politique et sociale pour articuler nos luttes et pour tenter de leur donner un sens politique.

La gauche traditionnelle péruvienne n’a pas fait partie du dernier processus de construction du Front ample, notamment à cause de divergences tactiques. Les personnes qui la composent pensaient qu’il valait mieux procéder à de grandes alliances au centre, en comptant sur des retombées électorales immédiates.

Nous, nous pensions, que le moment était venu de créer une identité propre et de réaffirmer un projet politique clair et de gauche. Nous avons donc décidé de convoquer des élections citoyennes ouvertes à tous pour définir nos candidats.

Tu peux nous décrire la façon dont tu as été choisie comme candidate du Front ample à la présidence, parce qu’une jeune femme, de province, et de surcroît franco-péruvienne, ça n’a pas l’air très commun dans l’histoire politique du Pérou.

Ça ne fait pas l’ombre d’un doute ! Si nous avions décidé de la candidature lors d’une négociation entre les partis qui composent le Front ample, je n’aurais jamais été désignée comme candidate. Si j’ai été désignée candidate, c’est parce que nous avons permis aux citoyens et citoyennes de choisir celui ou celle qui allait les représenter.

Qu’est-ce qui vous réunit au sein du Front ample ?

Notre principale problématique est de traduire les revendications des peuples péruviens en politiques publiques, et de faire en sorte que ces demandes s’articulent en un programme de gouvernement.

Notre programme a pour axe central la recherche d’un modèle de développement alternatif à celui qui est actuellement en vigueur au Pérou. Cela passe par une diversification de l’économie afin de rompre avec la dépendance à l’exploitation des matières premières, ce qui nous met dans une situation de vulnérabilité vis-à-vis des fluctuations des marchés internationaux.

Nous nous mobilisons également autour de la défense d’un État fort, moderne, efficient, qui puisse garantir l’égalité des droits pour tous (santé, éducation, retraites, etc.). Ces services, au Pérou, relèvent aujourd’hui de la logique marchande.

Comment avez-vous réussi à coller aux attentes populaires ?

Je crois qu’au sein du Front ample, nous avons fait un grand effort pour que notre langage soit compris par la population. Un des gros problèmes de la gauche dans notre pays a été de s’enfermer dans un discours, dans une forme de langage qui n’est pas en phase avec la population. Nous avons tenté de nous rapprocher du peuple avec une proposition clairement de gauche mais que nous ne nommions jamais ainsi. Nous nous référions aux besoins des gens, ou au sens commun qui aspire au changement, à plus de justice, à une égalité des droits, à un État qui répond à leurs attentes, et à une économie renouvelée.

Au Pérou, non seulement vous affrontez les partis qui représentent la vieille caste néolibérale, mais vous devez aussi faire face à un appareil politique éminemment populaire : le fujimorisme. Leurs électeurs pourraient très bien constituer un réservoir pour le Front ample. Comment résoudre ce problème ?

Nous sommes très conscients des racines populaires du fujimorisme. Dans notre pays, au moment où l’État était totalement absent pour des secteurs importants de la population, où il n’y avait aucun service public comme la santé, l’éducation ou bien l’accès à l’eau potable, le fujimorisme a su faire acte de présence. Pour beaucoup, il a constitué le seul référent politique, le seul qui, à un moment donné, allait voir les gens, les regardait dans les yeux et écoutait leurs problèmes, et leur apportait un semblant de réponse. Durant la dictature, ce système clientéliste profitait de l’argent public. Ce système a prospéré et s’est maintenu dans les années postérieures.

La gauche avait abandonné le terrain. Elle s’était réfugiée dans les ONG ou à l’Université. Elle a délaissé ce bastion qui constituait son essence : être aux côtés du peuple, dans les secteurs populaires, et accompagner leurs luttes de manière concrète au quotidien. C’est à partir de ce combat que l’on peut articuler un agenda national. Pas le contraire.

La gauche a toujours eu cette tendance à expliquer aux gens comment devrait être le pays, comment les problèmes allaient être résolus, mais elle n’écoute pas la population. Le défi que nous nous sommes imposés est d’abord d’écouter, et ensuite de comprendre. Et à partir de cet exercice, construire notre programme. Il faut ouvrir un débat politique avec la population, mais à partir de ses propres réalités et de son propre langage.

C’est pour cela que le Front ample parle de disputer les sens communs. Et cela prend du temps car le discours hégémonique au Pérou reste profondément autoritaire, machiste, consumériste, individualiste. Nous-mêmes, nous venons de cette culture mais nous sommes disposés à la déconstruire, en commençant par notre mouvement pour ensuite pouvoir l’appliquer à l’État et à la société.

Quelles sont les principales revendications des Péruviens et Péruviennes ?

Dans un pays aussi riche que le nôtre, la souveraineté est une des premières revendications, afin que les bénéfices obtenus grâces à l’exploitation des ressources naturelles servent au développement du pays et ne terminent pas dans les poches des multinationales. C’est une demande très concrète de notre peuple qui a aussi à voir avec ces centres de décisions qui, de l’étranger, imposent à notre pays des politiques d’austérité, de démantèlement de l’État, de privatisations, qui nous causent un dommage énorme.

Il existe aussi une demande de démocratisation de la société, qui est d’ailleurs liée à cette exigence de souveraineté. Les peuples qui composent mon pays doivent avoir la possibilité de décider de l’utilisation des ressources naturelles et du développement du territoire. Il nous faudra de profondes réformes pour que les décisions prennent en compte les populations locales. Cela exige une plus grande participation citoyenne, et une démocratie interculturelle qui doit inclure des mécanismes de dialogue avec les populations indiennes, en respectant leurs cultures et leurs visions du développement.

Parlons un peu de la dernière campagne présidentielle. Quelle a été la participation populaire dans la campagne du Front ample ? Avec un budget extrêmement réduit, vous avez réussi à avoir 18,74% des voix. Vous avez fait comment ?

C’était une campagne très, mais alors très austère. Nous n’avions pas d’argent, mais nous avions des convictions, nous avions l’espoir, et nous avions un peuple qui demandait un changement. Ce fut la base de notre campagne. Je crois que le fait de ne pas compter sur d’importantes ressources financières a fini par être un atout, car la population a fait sienne la campagne du Front ample. Nous avons pu compter sur une importante solidarité et sur une forte autogestion locale. Les gens se sont penchés sur notre projet et ils se le sont appropriés. À la différence des autres partis qui arrivaient dans des villes ou des villages avec des cadeaux, nous arrivions avec des propositions de changement. Cela s’est transformé en une valeur pour la population et a ainsi réveillé et activé quelque chose qui est aussi très présent dans notre culture et notre tradition andine : la solidarité populaire.

Veronika Mendoza, tu seras en France du 23 au 31 octobre 2016. Je suis sûr que mes compatriotes ont envie d’écouter et de partager ton expérience. Où est ce qu’ils peuvent venir te voir ?

Je suis ravie de cette tournée dans un pays qui, personnellement et politiquement, a toujours représenté quelque chose pour moi. Je donnerai une conférence sur « la nouvelle gauche latino-américaine », le samedi 29 octobre à 17h, dans l’amphithéâtre du Collège d’Espagne, à la Cité internationale universitaire à Paris, 7 E Boulevard Jourdan dans le XIVe arrondissement (RER : Cité universitaire). J’espère de tout cœur que vous pourrez venir nombreux, et désolée pour ceux qui n’habitent pas la région parisienne. Il me semble que vous êtes en campagne présidentielle d’ailleurs, non ? Ça promet un sacré débat…


Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3395.
 Source (français) : Venezuela en vivo, octobre 2016. Texte ponctuellement édité par DIAL.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source originale (Venezuela en vivo) et l’une des adresses internet de l’article.

responsabilite


[1Ollanta Humala, président du Parti nationaliste péruvien, a été élu à la présidence de la République du Pérou le 28 juillet 2011. Son mandat s’est achevé le 28 juillet 2016.

[2Alberto Fujimori a été président du Pérou de 1990 à 2000. Jugé pour violation des droits humains et détournement de fond, il est aujourd’hui en prison. Sa fille, Keiko Fujimori est l’actuelle leader du parti Force populaire, fondé en 2010. Elle a été battue au second tour de l’élection présidentielle de 2016.

[3En espagnol : Frente Amplio.

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