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DIAL 2721

BRÉSIL - Identité nationale et revendication ethnique : les stratégies du mouvement noir

Paulo S.C. Neves

vendredi 16 avril 2004, par Dial

L’idée selon laquelle i n’y aurait ni racisme ni préjugés raciaux au Brésil reste largement répandue. Des mouvements identitaires, mêlés à des mouvements sociaux, ont cependant fait leur apparition. Prenant appui sur la situation de l’Etat de Sergipe au Brésil, Paulo S.C. Neves, maître de conférence à l’Université de Sergipe, étudie les formes, le contenu et le sens des revendications de négritude. Dans cet article rédigé spécialement pour DIAL, on verra, entre autres choses, comment les critères économiques et sociaux fonctionnent par rapport aux critères raciaux et comment les mouvements militants noirs se distinguent de la population noire non militante. Il apparaît que les effets du mouvement noir se font sentir davantage dans le domaine symbolique que dans le champ strictement politique.


Traditionnellement, l’identité nationale au Brésil fut construite autour de l’idée de démocratie raciale. La mise en place, après les années 30, de politiques nationales populistes par un Etat en quête de légitimité qui s’ouvre aux demandes des classes moyennes et populaires urbaines, allait de pair avec le développement d’une idéologie nationaliste basée sur l’idée d’une spécificité positive du peuple brésilien : celle d’être issu du métissage entre Blancs, Noirs et Indiens. Ainsi, du fait que tous les Brésiliens, ou presque tous, étaient issus du métissage, il n’y aurait pas du racisme ou des préjugés raciaux dans le pays, lequel devait être considéré comme un exemple de rapports égalitaires entre les groupes raciaux. Cette idée, initialement soutenue dans l’ouvrage de Gilberto Freyre, va par la suite devenir l’idéologie officielle du pays, reprise par les gouvernements et par les moyens de communication de masse, laissant des traces profondes dans les principales manifestations artistiques et culturelles du pays.

Contre cette manière d’envisager les rapports sociaux dans le pays, des mouvements organisés par des intellectuels noirs vont essayer d’organiser la population d’origine noire contre le racisme et les inégalités sociales entre Blancs et non Blancs. Malgré l’existence de ces mouvements tout au long du XXème siècle, ce n’est qu’à partir de la fin des années 70 que ces discours vont gagner une visibilité publique importante, à l’instar d’autres mouvements sociaux identitaires.
En effet, la libéralisation de la vie politique brésilienne, à la fin des années 1970, a permis l’apparition de plusieurs mouvements sociaux qui faisaient émerger une série d’identités perçues comme problématiques. Les mouvements noir, féministe, indigène, homosexuel, etc. ont mis en évidence des problèmes à la fois socio-économiques, culturels et comportementaux que l’autoritarisme et l’esprit conservateur du régime militaire avaient réussi à maintenir sous contrôle jusqu’alors. Ces mouvements identitaires et de quête de reconnaissance symbolique se sont joints à des mouvements sociaux dont les revendications affichées, plus politiques et économiques (mouvement syndical) ou pour des biens collectifs (associations de quartiers, etc.), ne cachaient pas la lutte pour des changements dans la structure du pouvoir et dans l’imaginaire social national.

C’est dans ce contexte général que renaît le mouvement noir brésilien, lequel se propose d’être aussi bien un catalyseur des changements visés au niveau des représentations et des stéréotypes sur les Noirs qu’un moyen de lutte contre les inégalités socio-économiques entre Blancs et Noirs dans le pays. Toutefois, à la différence d’autres mouvements qui ont réussi à obtenir une grande participation populaire jusqu’à la fin des années 80, le mouvement noir, tout comme d’autres mouvements identitaires, est devenu un mouvement composé seulement de quelques militants, sans base sociale solide. Tendance qui allait se renforcer avec la crise générale du militantisme et des mouvements sociaux brésiliens au cours des années 90.

Cela ne peut nous empêcher, cependant, de percevoir l’importance de ce mouvement dans le processus qui fait gagner à la « question raciale » de nouveaux contours symboliques. Bien que les préjugés raciaux continuent à faire partie du quotidien des Noirs brésiliens et bien que ces derniers continuent à occuper les positions les plus basses dans l’échelle socio-économique, il n’est pas possible de nier les transformations en cours dans le débat sur le racisme au Brésil.
Cela signifie que le mouvement noir brésilien remporte davantage de succès dans l’espace culturel et symbolique que dans sa capacité de mobilisation politique pour promouvoir la citoyenneté à l’ensemble de la population afro-brésilienne. Phénomène peu surprenant, car dans le Brésil actuel le champ culturel/symbolique est plus flexible et modifiable que le champ politique ou les structures socio-économiques.

L’émergence d’un discours basé sur la revendication de la négritude va transformer le sens du débat autour de l’identité nationale au Brésil, en questionnant le discours officiel sur le métissage qui effacerait les préjugés raciaux et finirait pour uniformiser l’ensemble de la population. La stratégie de construction d’une identité noire s’opposant à l’identité nationale hégémonique exprime la volonté de récréer une nouvelle représentation symbolique du Brésil et des Brésiliens.

La recherche qui a donné origine à ce texte a pris l’expérience du mouvement noir dans l’Etat de Sergipe comme cas exemplaire. En effet, dans cet Etat, malgré le fait que la majorité de la population soit d’origine noire (78%), le mouvement noir reste circonscrit à l’action de quelques militants, et des manifestations populaires de revendication de la « négritude » restent très rares.

Dans l’acception ici adoptée le mouvement noir se réfère à l’ensemble des organisations qui cherchent, de manière explicite, à transformer les représentations sociales sur les Afro-Brésiliens par le biais de l’action proprement politique ou de l’action culturelle. Dans ce sens, fait partie du mouvement noir toute organisation ayant le combat contre le racisme et contre les mécanismes d’exclusion socio-économique et politique des Noirs au centre de son action ; ainsi que celles qui se mobilisent pour la valorisation de la culture et de la dignité des Afro-Brésiliens.

La recherche de la pureté noire

Dans ce sens, ce qui caractérise l’action publique des mouvements noirs est la recherche de la pureté noire. Chaque groupe revendique pour soi la primauté de la définition de ce que signifie être noir au Brésil et plus spécifiquement à Sergipe. Le mouvement noir n’accepte pas l’idée qu’il peut y avoir plusieurs façons d’être noir, ce qui au fond signifie qu’il y a une bonne manière d’être noir.

Cela génère, initialement, une confrontation entre les divers groupes de militants. Certains vont défendre l’idée que les Noirs doivent adopter des formes culturelles, religieuses et de sociabilités d’origine purement africaine, sans contamination de la culture de masse et de celle des « dominateurs blancs ». De la même manière, d’autres groupes se positionnent de manière critique vis-à-vis de certaines expressions culturelles de masse, normalement associées aux Noirs, telles que le pagode, l’axé music, etc. car elles sont vues comme formes corrompues de la culture noire.

Cette quête pour la pureté africaine, comme l’a démontré l’anthropologue Beatriz Goés Dantas par rapport aux religions afro-brésiliennes, finit par générer des querelles autour de la définition du pur et de l’impur. Ce qui pour certains est pur, pour d’autres ne l’est pas. Quelques jeunes militants considèrent le reggae comme une musique purement noire, au contraire du pagode, une sorte de samba adaptée à la société de masse ; pour d’autres, les groupes noirs devraient employer les rythmes du folklore populaire des populations noires, expressions culturelles qui n’étaient pas encore contaminées par la culture de masse. Pour d’autres encore, les groupes musicaux noirs devraient travailler sur les rythmes des religions afro-brésiliennes, expressions de « l’âme noire ».

Pour la plupart des militants noirs, la question raciale est vue comme l’axe principal des luttes populaires dans le pays, toutes les autres demandes y étant subordonnées. De là s’origine, peut-être, l’éloignement du mouvement noir d’autres mouvements sociaux. Pour les militants noirs, les autres mouvements et la gauche d’une manière générale, n’ont pas encore compris l’importance de la question raciale, car ils veulent la réduire à une simple question économique.

Autrement dit, les militants noirs de Sergipe, dans leur grande majorité, développent une stratégie qui consiste à créer une identité noire excluante, qui nie d’autres identités (nationale, régionale ou de classe).

Être noir dans cette acception, signifie ne pas avoir d’autres identités, être 100 % noir.

Le décalage militants/non-militants

Cette vision exclusiviste de l’identité noire est une des causes du décalage entre militants et non-militants noirs. Elle a ses répercussions à l’intérieur même des familles.

Pour les familles des militants, le militantisme avec tous les sacrifices qu’il exige (des militants eux-mêmes et de leurs proches), par exemple en termes de difficulté à trouver un emploi à cause de l’apparence physique adoptée par certains militants, n’est pas la meilleure stratégie d’ascension sociale. Les parents incitent leurs enfants à abandonner le militantisme pour qu’ils pensent davantage à leur futur, soit en s’investissant plus dans la formation professionnelle, soit en passant des concours publics.

Ainsi, tandis que les non-militants, de façon pragmatique, posent la question raciale au deuxième plan par rapport à la lutte pour la survie, les militants, au contraire, posent l’idéologie raciale au dessus du pragmatisme. On peut ici percevoir une tension entre une vision ethnicisée du noir (majoritaire chez les militants) et une vision non ethnicisée des non-militants, tournée vers la survie matérielle. Ceci témoigne non seulement de l’ancrage de l’image traditionnelle du Noir chez les personnes non militantes contactées, mais aussi du poids qu’elles accordent aux stratégies d’ascension sociale pour que les Noirs puissent être respectés dans la société.

Qu’est-ce que cela signifie ? Mon hypothèse de travail est que la discrimination dans certaines régions du Brésil, là où les non-Blancs sont majoritaires [1], les critères de segmentation sociale auxquels les non-Blancs pauvres sont confrontés ne sont pas perçus, dans la majorité des cas, comme d’ordre racial mais plutôt économique. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas, en termes de logique structurelle, un entrecroisement entre les critères raciaux et socio-économiques, mais simplement que ce sont ces derniers qui gagnent une plus grande évidence.

Je caractérise cet aspect de l’exclusion des non-Blancs de « discrimination structurelle », une discrimination qui n’a pas besoin de montrer son visage pour agir. Une discrimination où les critères économiques et sociaux de discrimination masquent les critères raciaux de mise à l’écart de la citoyenneté. Autrement dit, la discrimination raciale au Brésil n’apparaît que très difficilement exclusivement en termes raciaux, elle apparaît dans la majorité des cas intégrée à une discrimination économique et sociale.

Dans ce contexte, le mouvement noir ne propose qu’une quête identitaire, ce qui améliore l’autoestime des militants, mais n’apparaît pas comme capable de changer la structure économique et sociale, perçue comme source de la discrimination et de l’exclusion. On est au cœur du débat sur ce qui pousse les mouvements sociaux contemporains à l’action : la reconnaissance symbolique ou la redistribution des biens produits par les sociétés.

Les discours adoptés par le mouvement noir brésilien questionnent à plusieurs niveaux, les représentations traditionnellement acceptées sur les Noirs. Au delà de la différence de perception entre les militants et les non militants sur les stratégies individuelles d’ascension sociale, question centrale pour les populations à bas revenu, les discours sur la négritude, en questionnant l’idée de la « démocratie raciale » s’opposent à l’identité nationale traditionnelle. Il y a là une possible explication du faible taux de participation de la population d’origine noire dans ces mouvements.

Il ne s’agit pas, bien évidement, de vouloir cantonner l’action du mouvement noir dans le cadre d’une idéologie qui, à la limite, nie la pertinence même des revendications de ce mouvement. Ce qu’il me semble important est de souligner le complexe contexte où les militants noirs développent leur démarche de quête d’une pureté noire. Cela pourra, peut-être, les mener à mieux comprendre les répercussions de leurs pratiques et ainsi les aider à agir de façon plus efficace dans le combat contre le racisme et contre les discriminations raciales au Brésil.
De plus, la simple existence du mouvement noir est déjà un important facteur de changement. La diffusion publique de la discussion sur le racisme et sur les différences entre Blancs et non-Blancs, ainsi que la mise en place de politiques publiques censées combattre les inégalités raciales [2], montre que les choses sont en train de changer. Même si l’identité officielle des Brésiliens continue d’être pensée en termes d’intégration des différentes cultures et ethnies, il n’est plus facile de défendre l’idée d’absence de préjugés raciaux, grâce en partie à l’action du mouvement noir.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2721.
 Traduction Dial.
 Source : portugais.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1J’emploie l’expression non-Blanc pour éviter toute tentation de les classifier automatiquement comme des Noirs, ce que fait le mouvement noir. Le complexe système de classification par la couleur de la peau au Brésil pose la question de la discrimination raciale au-delà de la dichotomie Blancs-Noirs.

[2Parmi celles-là, l’introduction du système de quotas pour les Noirs et les pauvres dans les universités publiques, de même que dans certains organes de l’État a donné lieu à un grand débat dans la presse.

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