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DIAL 2719

PÉROU - De la télé à satiété

Yanet Arteaga Béjar

jeudi 1er avril 2004, par Dial

La télévision peut devenir une drogue, et cela commence dès l’enfance. Elle est aussi un lieu où se pratiquent et se diffusent de nouvelles formes de langage. Nous avions déjà signalé ce phénomène à propos de la diffusion à l’étranger d’émissions de la télévision brésilienne  [1]. Ici, le phénomène apparaît dans toute sa radicalité et sa crudité. Article de Yanet Arteaga Béjar, paru dans Pastoral Andina (Pérou), janvier-février 2003.


Comme tous les adolescents, Juan Condori adore les jeux sur Internet, jouer au football, pratiquer le chat et avoir des amis. Mais ce qui lui plait le plus, ce qui lui plait par dessus tout, c’est de regarder la télévision. Si ça dépendait de lui, il la regarderait du début jusqu’à la fin des programmes.

Tous les matins, au petit déjeuner, Juan prend une tasse de flocons d’avoine, du pain et une bonne ration de dessins animés.

A midi il mange chez sa tante, car sa maman travaille dans un commerce du centre commercial Le Moulin. Là, il est à son affaire, car la tante lui laisse regarder la télévision pendant qu’il déjeune et qu’il goûte, comme dessert, un programme familial.

Le soir, Juan revient chez lui en courant et, si sa maman n’est pas arrivée, il s’assoit sur son tabouret, allume le téléviseur et pour dîner dévore tout ce qui lui tombe sous la main : feuilletons, interviews, pubs, journal télévisé jusqu’à ce qu’il entende sa maman crier :

 Juan, as-tu fait tes devoirs ? Sûr que non, tu as passé ton temps à regarder la télévision.

 Non maman, dit Juan, tout en éteignant rapidement la télévision.
Marie, sa mère, se rend compte que le téléviseur est tout chaud, mais fatiguée comme elle l’est, elle n’a pas envie de se fâcher, elle préfère se reposer en regardant son feuilleton préféré, Mille métiers. Juan et sa mère s’assoient ensemble devant le téléviseur, mais, très vite, sous l’effet de la fatigue elle sombre dans le sommeil.

 Je t’aime mon chou, dit Lalo

 Je t’adore mon petit lapin, dit Carole.

Tout allait bien jusqu’à ce que les protagonistes se mettent à parler un langage plutôt bizarre :

« J’hallucine, pote, on se tire là-bas. Faut foncer, faut pas se retenir ! »
Juan, mécontent, change de chaîne parce qu’il ne comprend rien. Sur la 35ème chaîne le groupe péruvien bien connu : « On ne sait pas qui, on ne sait pas combien » est en train de chanter les chansons de son dernier disque : « Tu viendras cette nuit…sans culotte…nous danserons au rythme de ton corps menu… ! ».

Juan connaît la chanson par cœur et commence à la fredonner. Mais, soudain, voici qu’apparaît Laura Bozo animatrice d’un talk show connu , qui annonce : « Bonsoir chers spectateurs, le thème d’aujourd’hui est : ‘Je suis dragueuse, c’est mon choix’ ». Apparaissent alors diverses jeunes femmes qui témoignent et disent ouvertement qu’elles aiment se divertir et qu’elles sortent avec tous les hommes qui veulent. Elles donnent l’image de personnes attirantes, libres, aimant la vie. Elles ajoutent qu’elles font ce qu’il leur plait de leur corps et se moquent du qu’en-dira-t-on et de ce que pensent les gens… Lorsque « les dragueuses » en ont fini avec leurs déclarations, on donne la parole au public , pleuvent alors critiques et censures : « Chienne par ci… et chienne par là… voleuse de maris… salopes… », l’animatrice, à ce moment là, s’attribue le rôle de juge, déblatère des sentences morales tout en continuant à extirper davantage d’informations. Pendant les pubs apparaissent deux lions qui luttent férocement et exhibent leurs crocs puissants, le texte d’accompagnement indique : « La lutte est dehors ! Nous te préparons pour gagner. Les opportunités sont rares dans ce monde de sauvage concurrence et pour l’affronter, tes compétences, ta motivation et tes efforts ne suffisent pas, fais comme eux, présente ta candidature à l’Université de Lima et tu seras le roi du monde ! »

Cela fait un bon moment que Juan est déconcerté car il ne comprend rien de rien. Il est perplexe, ne sait que penser. Vaincu par le sommeil il va se coucher ; demain une longue journée l’attend au collège.
Le lendemain, tandis qu’Alice, son professeur de « Communication intégrale », est en train de disserter sur l’éthique, la justice et la solidarité qui doivent s’imposer comme normes de bonne coexistence entre les personnes, il pense qu’il n’est pas impossible que les gens qui sont derrière l’écran du téléviseur aient perdu la tête parce que tout ce dont ils parlent comme la tromperie, les commérages, le vol, la concurrence, l’individualisme, et bien d’autres choses qu’ils montrent, ne vont pas de pair avec les valeurs que lui ont inculquées sa maman et ses professeurs. Ou alors peut-être, que sa télévision est défectueuse et par conséquent ne fonctionne pas bien ou encore que tout cela pourrait être dû à un câble qui aurait pété, ou à une mauvaise connexion dans l’installation.

Le soir, à son arrivée à la maison, il ne résiste pas à la tentation de remettre en état son téléviseur. Il empoigne un tournevis, retire plusieurs vis, des câbles et en rien de temps l’appareil n’est plus qu’un tas de pièces détachées. « Je vais l’arranger comme il faut », dit-il à part soi, « pour que les gens qui sont dedans pensent comme nous qui sommes dehors ». Il suit les indications de la notice d’emploi et au bout de deux heures il parvient à remonter le téléviseur. Il appuie sur le bouton…Raaanc…zuumm ! On entend un bruit puis un éclair traverse l’écran sur lequel apparaît un groupe d’hommes habillés en danseuses ; Juan passe sur un autre canal qui programme un polar dans lequel le policier demande au bandit une partie du butin. Là, il ne sait plus quoi faire. Il semble bien que le réglage n’ait eu aucun effet ; les gens de la télévision continuent à penser comme avant. Il éteint le téléviseur et sort dans la rue et là il voit qu’il n’y a pas que les gens de la télévision qui ne vont pas bien, il semble que tout le monde marche sur la tête, les gens parlent comme ceux de la télévision : « On bouffe, pote, chiotte, putain, con, d’ac’, « yama » [2] » qui se prononce en avalant le « ll » dans ce souci inconscient des habitants de Lima d’éliminer toute trace de quechua. Il regarde autour de lui et il voit deux filles habillées de fringues bizarres et les cheveux teints couleur carotte, qui essaient d’imiter les filles du groupe « Las Ketchup ». De retour chez lui, Juan décide de ne plus regarder la télé, il préfère continuer à jouer au foot ou à chatter sur Internet, en attendant lundi pour parler avec son professeur afin de comprendre ce qui se passe avec les hommes…


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2719.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Pastoral Andina (Pérou), janvier-février 2003.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Cf. Dial D 2627

[2C’est-à-dire llama en espagnol, ce qui signife appelle-moi.

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