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DIAL 3071 - Dossier Colombie 2009

COLOMBIE - Chômage et précarisation du travail : une autre menace qui plane toujours

Álvaro Delgado

mardi 1er septembre 2009, mis en ligne par Dial

DIAL publie ce mois-ci un dossier consacré à la Colombie composé de trois articles issus du numéro d’août de la revue Cien Días vistos por CINEP  [1] publiée par le Centre de recherche et d’éducation populaire de Colombie (CINEP). Ces textes proposent un bilan provisoire des sept premières années de la présidence d’Álvaro Uribe Vélez (2002-2009). Ce troisième article, rédigé par l’un des chercheurs du CINEP, Álvaro Delgado, analyse les conséquences désastreuses de la politique gouvernementale sur le monde du travail. Certaines mesures dont les effets sociaux délétères sont dénoncés ici ne sont pas sans en rappeler d’autres, adoptées en France ces derniers mois – on pense par exemple à la création du statut d’auto-entrepreneur et à la loi sur le travail dominical.


Les FARC [2] ne sont pas la seule menace qui continuer à planer sur la société colombienne. Celle du chômage et du travail informel affecte la qualité de vie de millions de Colombiens.

Sur un total de 4 317 conflits sociaux survenus en six ans et demi de mandat du président Álvaro Uribe, 814 (18,8 %) étaient le fait de salariés, deuxième force contestataire après la population urbaine. Les syndicats, eux, sont à l’origine de la majorité des appels à manifester. De ces 814 actions, 9,7 % à peine étaient strictement liées aux conditions de travail, en l’occurrence à la défense de cahiers de revendications adressées aux entreprises. Plus de la moitié (51,8 %) concernaient le non respect du droit ou des conventions et 27,8 % visaient les politiques sociales et la violation de certains droits par le gouvernement. C’est cette dernière catégorie qui a mobilisé le plus important volume de force de travail. La hausse du chômage et la violence ont été les principaux facteurs déclencheurs des mobilisations des travailleurs.

Concernant le chômage, soulignons les dégâts causés par la réforme du marché du travail voulue par le président Uribe, à savoir la loi 789 de 2002 censée créer 640 000 emplois dans les quatre ans suivant sa promulgation. En effet, elle n’a pas du tout eu les effets escomptés, ce qui permet d’affirmer que la menace liée à la privation d’emploi imputable à la politique d’Uribe reste, à l’instar de la menace liée aux FARC, très pesante. À l’arrivée d’Uribe au pouvoir, en 2002, le taux de chômage était de 14,2 %. Il s’élève encore, au premier trimestre 2009, à plus de 12 %. Il y a deux ans, la direction de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) estimait que « les chefs d’entreprise ont vu augmenter leurs bénéfices de 7 milliards de pesos colombiens (environ 2,5 millions d’euros) par la simple entrée en vigueur de la loi 789 » [3].

L’enquête sociale réalisée en 2008 par Fedesarrollo [4] auprès de 4 506 foyers répartis dans treize villes de Colombie a mis en lumière une hausse alarmante du travail informel, dont la proportion est passée de 31 % à 34 % rien qu’à Bogotá. En 2007, environ 14 % des salariés se sont mis à leur compte, en majorité par dépit ou en l’absence d’alternative. Dans le secteur privé, 33 % du personnel ne touche aucune allocation ni prime. Seul 1 % des travailleurs informels est affilié à une caisse de prestations familiales. Les travailleurs indépendants sont passés de 28 % en 1998 à 32 % en 2006 tandis que leur revenu réel a chuté de 663 282 à 525 245 pesos (de 232,50 à 184 euros). En 2008, on compte 5,2 millions de travailleurs informels, contre 3,6 millions en 1998. Aujourd’hui, le revenu de 2,8 millions de travailleurs est inférieur au revenu minimum légal [5].

Une table ronde tripartite rassemblant les centrales ouvrières, le gouvernement et les chefs d’entreprise a été convoquée en mai dernier pour tenter de trouver des solutions au problème du chômage. C’est la quatrième réunion infructueuse de ce type. Ricardo Bonilla, professeur à l’Université nationale de Colombie, affirme que la population active est passée de 14 millions en 1994 à 18 millions en 2008, avec 9 millions de salariés et 7 millions de travailleurs indépendants. « Sur quatre emplois créés, trois sont occupés par des travailleurs indépendants, un seul par un employé », explique Ricardo Bonilla.

Pourquoi aussi peu de salariés ont-ils été embauchés ces quinze dernières années ? Parce que « les dirigeants se sont mis à changer les modalités d’embauche de façon à ne pas avoir à verser de taxes parafiscales, d’allocations, de primes ou de cotisations de sécurité sociale », ajoute Ricardo Bonilla. Pour cela, ils ont implanté massivement des Coopératives de travail associé [6]. « C’est ce qu’a mis au jour l’enquête de Fedesarrollo. […] Cela fait des années qu’on raconte que les patrons trompent le pays grâce aux réformes du marché du travail, réformes qui ont échoué car elles n’ont servi qu’à réduire les coûts, pas à embaucher davantage » [7].

En octobre 2007, déjà, Edgardo Maya, alors procureur général, avait demandé au gouvernement d’abroger la loi 789, demande formulée aussi plusieurs mois auparavant par la CUT. La Centrale avançait que le dispositif prévu par cette loi violait la Constitution de 1991, le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels et le Protocole additionnel de la Convention américaine relative aux droits de l’homme car il ne respectait pas la durée légale du travail et autorisait la rupture de contrat sans motif légitime.

Selon Edgardo Maya, « la loi 789 a fait reculer la qualité de vie des travailleurs car elle ignorait les minima reconnus par les normes qu’elle abrogea sur les heures supplémentaires, sur les primes pour travail de nuit ou sur la triple rémunération pour travail le dimanche et les jours fériés [8]. De son côté, le vice-président de la CUT, Fabio Arias, souligne que « l’extension de la fin de la journée de travail à 22 heures ainsi que la baisse de la rémunération des heures travaillées le dimanche et les jours fériés s’est traduite, pour les travailleurs, par une perte de plus de 2,1 millions de pesos (736 euros) » [9].

La détermination du gouvernement et des patrons à soutenir la loi 789 contre vents et marées a plusieurs explications. L’une d’elle est donnée par Sergio Clavijo, président de l’ANIF (Association nationale des institutions financières) : « Actuellement, près de 60 % du secteur des entreprises se soustrait aux taxes parafiscales et se retrouve sans sécurité sociale » [10]. Le rapport intitulé Investigación nacional de salarios y beneficios (« Enquête nationale sur les salaires et bénéfices »), rédigé en 2007 par l’Association colombienne de gestion humaine ACRIP [11] et portant sur 375 entreprises – dont 150 à Bogotá et 19 à Antioquia – révèle que 36 % des entreprises étudiées ont recours à des bons en guise de compensation salariale. Même les opérateurs perçoivent 8,1 % de leur salaire en bons. Les cadres supérieurs perçoivent l’équivalent de trois salaires supplémentaires par an, les cadres moyens, d’un salaire et demi et les cadres de base, d’un salaire. Les contrats enregistrant la plus forte progression sont les contrats de travail intérimaire et autres contrats précaires. Les agences d’intérim captent 21 % des contrats de travail et l’externalisation ou les services en représentent 17 %. Ces chiffres permettent de constater à quel point le travail temporaire et la flexibilité des contrats est profitable aux dirigeants d’entreprises. Ils expliquent aussi pourquoi ces derniers apportent un soutien sans faille à Álvaro Uribe [12].

L’économiste Hugo López a révélé que la violation des obligations liées au salaire minimum légal en Colombie est la plus importante d’Amérique latine après le Nicaragua. « En zone rurale, le salaire minimum est vu comme une bonne blague », précise le chercheur [13]. Pour sa part, Mauricio Cárdenas, ancien directeur de Fedesarrollo, a affirmé lors de la 44e Assemblée de Confecámaras [14] que 5,6 millions de travailleurs colombiens percevaient un demi salaire minimum et étaient exclus du système de sécurité sociale. En outre, 28 % des actifs gagnent moins de 242 000 pesos par mois (85 euros) tandis que les deux tiers des salariés ne cotisent ni pour leur santé ni pour leur retraite [15]. En novembre 2007, à la veille des négociations sur le salaire minimum 2008, le Centre d’études sur le développement économique de l’Université Los Andes de Bogotá a révélé que le tribut versé à la hausse de la compétitivité des pays avait été « la réduction du coût du travail à partir des années 1990, tout particulièrement en Amérique latine » [16].

La catastrophe n’est pas loin. Voici ce que disait l’éditorial du quotidien El Espectador le 1er mai dernier : « Avec ses 2,5 millions de chômeurs, la Colombie affiche le plus important taux de chômage des sept plus grandes économies d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Pérou et Venezuela). Son taux de travail informel est également l’un des plus élevés d’Amérique latine [...]. Ce problème structurel, exacerbé ces dernières années, est la conséquence directe d’une série de mauvaises politiques [...]. Récemment, le gouvernement a fait de l’investissement l’unique outil de politique économique. Il a donc mis en place quantité de mesures fiscales visant à encourager les investissements, en tablant sur un retour consécutif de l’emploi. Or les emplois ne sont jamais revenus. […] Le ministère de la protection sociale n’a présenté aucune mesure incitative cohérente pour faire face à l’envolée du chômage » [17].

Ces chiffres alarmants mettent en lumière l’existence d’un autre fléau qui, avec la violence, s’immisce dans les fondements du pays et le déstabilise. Vu les conditions de travail et les statistiques sur l’emploi, il n’est pas étonnant que les salariés aient eu recours aux mobilisations comme ils l’ont fait ces derniers temps.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3071.
 Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Cien Días vistos por CINEP, n° 67, août 2009.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Cent jours vus par le CINEP.

[2Forces armées révolutionnaires de Colombie – note DIAL.

[3El País, 24 juillet 2007, p. 10.

[4Fondation pour l’éducation supérieure et le développement (www.fedesarrollo.org) – NDT.

[5La República, 15 mai 2009, p.12-A et El Espectador, 16 mai, p. 9.

[6Les Coopératives de travail associé font la plupart du temps office de sous-traitants – note DIAL.

[7La República, 21 mai 2009, p. 1B.

[8El Tiempo, 18 octobre 2007.

[9El Tiempo, 19 octobre 2007, pp. 1-7.

[10La República, 7 décembre 2007, p. 3-A.

[11L’Association colombienne de relations industrielles et de personnel (ACRIP) a changé de nom en 2003 tout en conservant son sigle – NDT.

[12La República, 2 de agosto, 2007, p. 10-A.

[13El Colombiano, 28 octobre 2007, p. 17-A.

[14Confédération colombienne des chambres de commerce – NDT.

[15El Nuevo Siglo, 8 novembre 2007, p. A-22.

[16La República, 7 novembre 2007, p. 1B.

[17El Espectador, 1er mai 2009, éditorial.

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