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DIAL 3290 - Figures de la révolte (9)

COLOMBIE - 9 avril 1948 : le Bogotazo – mort et désespérance

Arturo Álape

mercredi 9 juillet 2014, mis en ligne par Dial

Il est très difficile de trouver un texte à la fois concis et relativement précis sur le Bogotazo. L’écrivain, journaliste, historien, peintre et scénariste colombien, Arturo Álape (1938-2006), est sans doute la personne qui a conduit la recherche la plus poussée sur la journée du 9 avril, recueillant un grand nombre de témoignages, rassemblés dans la somme rédigée sur le sujet, El bogotazo  : memorias del olvido [Le Bogotazo, mémoires de l’oubli] [1]. Il n’a cependant, à notre connaissance, pas écrit de textes courts sur l’événement, si ce n’est un article publié dans le numéro spécial de la revue Número publié fin 1997 pour commémorer les 50 ans de 9 avril 1948 [2]. C’est donc ce texte, avec son style bien à lui, que nous publions ici après l’avoir traduit. Dans la série des soulèvements urbains dans l’Amérique latine de la seconde moitié du vingtième siècle — sur lesquels DIAL a publié plusieurs textes ces derniers mois —, le Bogotazo semble occuper une place à part : c’est, semble-t-il le « premier » de la série, et l’ampleur du soulèvement et de la répression a marqué les esprits.


Atmosphère politique d’incertitude pour le futur

Comme si elle s’était abîmée sous terre pour ne pas entendre le son de la voix humaine, la ville resta paralysée. On ne peut pas, impunément, convoquer le silence sans que l’être humain ne vole en éclats et ne sente à l’intérieur de lui-même des désirs rageurs de crier et de se précipiter dehors. Et du calme surgit un immense silence, inouï, insaisissable parce que l’écho de son passage s’est perdu à tout jamais, lorsque se mirent en marche des milliers de personnes, sans hâte, déconcertées par ce changement inattendu dans leurs habitudes et comportements de foule, des milliers de personnes sidérées portant dans leurs mains des drapeaux rouges et noirs en signe de deuil face à la mort qui frappait dans tout le pays. Cette foule cheminait et expérimentait avec une intensité exacerbée l’éternelle sensation dans laquelle les hommes fraternisent au moment crucial de la douleur, tous unis par la puissante discipline prônée par Gaitán, la sensation d’ouvrir la bouche et de porter au creux de l’estomac le vide d’un silence contenu que l’on ne peut pas expulser. Ils cheminaient le regard perdu dans le lointain, source de présages semblable à la pluie qui tombe et qui fait choir sur les épaules l’inconnu d’un futur incertain.

L’accord tacite entre qui parle et qui écoute s’est institué. La respiration de la foule bruyante est suspendue, comme paralysée dans les artères, les corps s’apaisent ; un seul cœur de milliers de personnes cesse momentanément de battre dans l’attente que la voix de cet homme incarne. Gaitán regarde par-delà ses mains cette foule qui, passionnément, trouve respiration et vie à travers sa voix, afin de créer son propre silence, le silence propice à ce que sa voix et ses mains se déploient telles des lances quichotesques pour fendre l’air qui pénètre dans sa gorge et lui ouvrir une voie nouvelle. Gaitán respire et commence à parler avec une gravité mesurée, sur un ton mineur mais paisible, expression de funèbre sérénité, avec des gestes et des mots qui paraissent appropriés à un habile lanceur de couteaux qui toujours atteint le cœur. La foule écoute tenue par le pouvoir de ce silence qu’elle s’est approprié, totalement englobée dans un même sentiment de respect pour cette voix, passionnée, qui laisse affleurer sur la raison l’émotion qui vibre dans l’immédiateté de l’action. Gaitán dit alors au président Ospina Pérez : « Nous vous demandons que cesse le harcèlement des pouvoirs officiels, cette foule immense vous le demande. Nous vous réclamons une chose à la fois minime et grande : que les luttes politiques se déroulent selon les voies constitutionnelles. N’allez pas croire que notre sang-froid est lâcheté !... »

Julio Ortiz Márquez, un homme de confiance de Gaitán, rappelait, la gorge nouée, « à la nuit, après avoir dit la Prière pour la Paix lors de la formidable Marche silencieuse à travers Bogotá, j’ai dit au dirigeant libéral : “Jorge Eliécer, ils vont vous tuer, il faut que vous fassiez très attention”. Parce qu’il aimait aller marcher seul et sans prévenir il sortait de nuit, c’était quelque chose de très dangereux. Mais il nous disait : “Moi, on ne me tuera pas, mon garant de sécurité c’est le peuple, parce que mon éventuel assassin sait que dans l’instant où il me tuera, lui sera tué, c’est ça mon assurance sur la vie” ». Involontairement Gaitán, deux mois avant d’être assassiné, bien en vie et sûr de son triomphe électoral, imaginait ce qui par la suite arriverait à Rosa Sierra au soir fatidique du 9 avril. L’idée d’avoir une troupe de gardes du corps pour prendre soin de lui mettait Gaitán en fureur. Il a repoussé, comme un illuminé, la proposition que lui avaient faite dans ce sens et souvent ses amis de la Jega. Gaitán ne croyait qu’en sa mort naturelle.

En Colombie, à la fin de l’année 1947 un choc des pouvoirs se produisait en silence : le pouvoir solitaire, qui résidait au palais, exercé par le président Mariano Ospina Pérez ; et le pouvoir de la rue, celui des foules vociférantes, conduit par Gaitán depuis son modeste cabinet d’avocat en plein centre de Bogotá. De par l’immense pouvoir qu’il exerçait sur le peuple, Gaitán apparaissait, naturellement, comme le futur président de la Colombie. Personne ne pouvait stopper son ambition de parvenir à la présidence de la République. À ce moment-là, pour qui que ce soit, penser le contraire relevait d’un comportement délirant.

Dans le courant de l’année 1947 le pays vivait dans le sentiment désespérant d’être au bord d’un abîme de violence partisane. On foulait ses traces sanglantes au nord et au sud des Santanderes. Dans l’ouest de Boyacá le fantôme réel de la police chulavita [3] avait fait son apparition. À Caldas et dans le sud du pays on commençait à établir la liste interminable des morts. Gaitán pensa au profond silence des masses blessées comme mobilisation et antidote pour stopper la mort collective ; Bogotá, avec ses six cent mille habitants, se paralysa comme si elle s’était abîmée sous terre pour ne pas entendre le son de la voix humaine. Le 7 février 1948, la Marche silencieuse vit se réaliser le prodige du silence saisi dans le mutisme de milliers de personnes. Ce jour-là, Gaitán avait signé son arrêt de mort. Le parti conservateur qui avait sous les yeux la prochaine et imminente déroute par le vote, ne croyait plus en la voie électorale ; Laureano Gómez accusait les libéraux d’œuvrer sur la base d’un million huit cent mille fausses cartes d’identité, et ce parti, à son tour, abandonnait le gouvernement d’Union nationale et entamait une opposition systématique.

Une pesante atmosphère de perplexité avait envahi le pays. Gerardo Molina estimait que « ce n’était pas seulement la violence politique. Il y avait aussi une situation que nous pourrions qualifier d’amplification de la misère de la grande majorité du peuple. Certes les causes de cette misère avaient leurs origines dans des temps très lointains, mais à cette époque-là elle s’est aggravée, parce qu’un régime capitaliste fort, qui conduisait naturellement à ce que nous connaissons, à la concentration de la richesse entre quelques mains, était en train de s’enraciner dans le pays. Ceci, du côté du peuple, produisait une grande frustration sociale, une grande misère ».

La confrontation politique s’envola plus encore du fait de la célébration à Bogotá de la IXe Conférence panaméricaine. Gaitán avait été exclu de la délégation colombienne. Lamentable erreur, qui tendit encore plus la situation politique. Dans la capitale de la République se trouvait un personnage mondialement connu : le général états-unien George C. Marshall, qui présidait la délégation de son pays. Il avait en mains la pire proposition de répression contre les mouvements subversifs en Amérique latine.

À une heure dix du matin du 9 avril, Jorge Eliecer Gaitán terminait sa plaidoirie empreinte d’émotion en défense du lieutenant Jesús Cortés et demandait son acquittement, arguant qu’il avait agi pour la légitime défense de l’honneur de l’armée, en assassinant de deux tirs de pistolet le journaliste Eudoro Galarza Ossa. À deux heures du matin ses supporters portèrent Gaitán en triomphe puis il affronta soudain la solitude de la ville. L’enthousiasme de ses partisans restait derrière lui. Peut-être Gaitán n’avait-il pas eu le temps de lire l’éditorial du Diario del Pacífico, de Cali, du 8 avril 1948 : « Gaitán est un leader en cours d’agonie ». Aucun des proches du dirigeant ne croyait en de telles prémonitions. Telle était l’atmosphère politique que l’on respirait alors.

Bogotá, 13h05

Plinio Mendoza Neira devait parler avec Gaitán d’un sujet urgent. Il alla à son cabinet et le trouva en train de s’entretenir avec plusieurs de ses amis, parmi lesquels Pedro Eliseo Cruz, Alejandro Vallejo et Jorge Padilla. La conversation portait sur l’intervention de Gaitán le matin même, pour la défense du lieutenant Cortés, véritable succès oratoire que tous qualifièrent de brillant. Le dirigeant recevait là les derniers éloges de ses amis. Cela avait été son plus grand triomphe en tant que pénaliste et c’est pourquoi il se sentait heureux, euphorique ; « il riait avec un plaisir évident » se souvient Plinio. Ce dernier l’invita à déjeuner. « J’accepte. Mais je t’avertis, Plinio, je vais te coûter cher » dit Gaitán tout en se préparant à sortir, dans un de ses éclats de rire habituels quand il était de bonne humeur. Tous quittèrent le cabinet pour aller prendre l’ascenseur du bâtiment Agustín Nieto. Au moment de sortir par le couloir qui donnait sur la rue, Plinio le prit par le bras et lui dit à l’oreille « ce que j’ai à te dire est très bref ».

Soudain Mendoza sentit que Gaitán reculait, en essayant de se couvrir le visage de ses mains. Il entendit trois tirs consécutifs. Il tenta de l’aider. Gaitán, les traits altérés, les yeux mi-clos, un amer rictus sur les lèvres et les cheveux désordonnés. Un filet de sang s’écoulait de sa tête.

Plinio Mendoza put voir de façon absolument claire l’individu qui tirait. Il essaya de faire un pas dans sa direction pour se jeter sur lui, mais l’homme pointa son revolver à la hauteur de son visage. Plinio fit le même geste que Gaitán : il voulut se protéger en rentrant de nouveau dans le bâtiment ; à ce moment-là l’assassin baissa son arme dans l’intention de viser le dirigeant qui gisait immobile sur le sol. Puis il se retira en couvrant sa fuite grâce au revolver en main droite, vacillant.

Pedro Eliseo Cruz décrit avec précision l’image du criminel qu’il n’allait jamais oublier : trois pas le séparaient de la porte et il vit clairement le corps de l’assaillant et les trois positions des bras en mouvement, la première haute, synchrone avec les trois détonations, sans qu’il ait pu discerner l’arme, ni la main, ni la personne sur laquelle elle tirait.

L’assassin était un homme empli de passion. C’est ainsi que le définit Alejandro Vallejo. Il semble qu’à ce moment-là l’homme ait tiré dans leur direction. Puis il recula cherchant à rejoindre l’avenue Jiménez. Il faisait preuve d’une parfaite maîtrise de soi, d’une grande énergie, il y avait dans son regard l’expression d’une haine palpable.

Tout d’abord Jorge Padilla pensa qu’il ne s’agissait pas de tirs de revolver. Il pensa plutôt aux pétards que les cireurs de chaussures déposent sur la ligne du tramway. Il regarda en direction de la porte et vit que prenant appui sur le bord de la pierre à l’angle nord du bâtiment il y avait un homme, jambes repliées en position de tir, revolver en main. « Je suis sûr que c’est de cet endroit et dans cette position qu’il a tiré » se souvient Jorge Padilla. Il entendit quatre tirs en tout.

Cruz, comme il était médecin, examinait Gaitán. Lorsqu’on le releva du sol, il donnait des signes de vie. C’était une série de râles sourds. Dans les minutes suivantes on porta son corps jusqu’à un taxi qui le conduisit à la Clinique centrale.

La montre de Gaitán s’était arrêtée à 13h05. Des années plus tard, le médecin Yesid Trebert Orozco se souviendrait que d’entre les impacts reçus par Gaitán, celui qui avait pénétré le crâne à la hauteur de la protubérance occipitale, hémisphère gauche, à environ cinq centimètres avait été mortel. Il est mort sur le lieu de la fusillade. « Il a naturellement gardé une forme de vie animale, comme les taureaux de combat quand on leur donne l’estocade et qu’ils restent encore en vie mais en ayant perdu connaissance ». Lors d’une nouvelle exhumation du cadavre, dix ans plus tard, on allait trouver dans son dos le quatrième projectile.

Le cœur de Gaitán a cessé de battre à deux heures moins le quart à la Clinique centrale. L’annonce de sa mort a été gardée secrète tandis que les dirigeants libéraux débattaient de ce qu’il fallait faire ; le pays avait profondément changé en cet instant. Bogotá commença à s’enflammer. La tranquillité de la mi-journée laissa place à un volcan de passions incontrôlées. La ville, tout comme le pays, vécut une des expériences les plus dramatiques de son histoire. Le cours de l’histoire allait changer.

« Des choses très importantes que je ne peux vous dire »

L’assassin tente de s’échapper. Les cireurs de souliers en fureur crient « On a assassiné Gaitán, on a assassiné Gaitán. Saisissez-vous de l’assassin » ! Le brigadier Carlos A. Jiménez le capture. « Ne me tuez pas, mon caporal… » lui dit l’homme sur un ton larmoyant, suppliant. Les gens s’attroupent, on le désarme et on l’introduit dans la droguerie Granada pour lui sauver la vie. Elías Quesada Anchicoque est de service. Les policiers et Quesada baissent la grille. L’homme tente de s’évader en sautant par dessus l’une des vitrines de la droguerie. On le fait prisonnier et Quesada lui demande :


— Pourquoi avoir commis ce crime de tuer le docteur Gaitán ?
— Ah, monsieur, des choses très importantes que je ne peux vous dire. Ah, Vierge du Carmen, sauvez-moi… ! répondit l’homme sur un ton plaintif.

Quesada lui demanda alors :


— Dites-moi qui vous a donné l’ordre de tuer, parce qu’en ce moment c’est vous que le peuple va lyncher…
— Je ne peux pas… Je ne peux pas, répondit-il.

Quelques instants plus tard, la foule allait l’extraire de force de la droguerie Granada et le faire mourir de douleur physique.

Sa mère, Encarnacion veuve de Roa, se rappelle qu’elle était en train d’écouter la radio d’un de ses voisins, dans la maison où elle habitait, tout en arrangeant un vêtement noir pour porter le deuil de Gaitán, lorsqu’elle entendit la nouvelle selon laquelle « l’inculpé de la mort de Gaitán était Juan Roa Sierra, autrement dit l’assassin était mon fils Juan ». Lors des interrogatoires elle dit que Juan avait travaillé pendant environ un an en tant que portier à l’ambassade allemande, et aussi qu’il lui arrivait de remarquer des comportements étranges de la part de son fils, comme par exemple, se prendre pour « Santander ou quelqu’un du même genre ». Roa Sierra avait quitté son travail et restait absorbé « dans ses pensées ». Elle l’avait accompagné chez un voyant allemand qui avait examiné, en sa présence l’une des mains de Juan.

Son frère, Eduardo Roa Sierra, lors de l’enquête sur l’assassinat de Gaitán, dit que Juan était membre de la secte des Rose Croix, qu’il avait vu entre ses mains de nombreuses publications de cette secte, qu’il possédait un livre intitulé Divinités atomiques et qu’il recevait constamment de la correspondance en provenance des États Unis. Il parlait peu, se souvient son frère, coutume qui « était plutôt un caractère acquis d’homme ».

Sa femme, María de Jesús Forero de Salamanca, avec laquelle Juan avait une fille qui aurait aujourd’hui 52 ans, si elle était en vie, déclara qu’il lui arrivait d’avoir l’esprit ailleurs. Elles s’en étaient entretenues la mère de Juan et elle, « elle me disait qu’elle avait peur qu’il lui arrive la même chose qu’à Gabriel, son frère qui était à Sibaté, qu’il soit dans le même état ». Elle se souvient aussi que Juan Roa écrivit une lettre au président Ospina dans laquelle il manifestait que « parvenir à être utile à ma patrie, ma famille et à la société a toujours été, de tout cœur, mon désir ardent » et que le meilleur moyen qu’il avait trouvé était de s’adresser à « votre excellence ». Personne n’a su qui avait écrit la lettre et moins encore sur quelle machine.

Son mentor spirituel, l’homme qui lisait dans les lignes de sa main, l’Allemand Juan Umlaud, dit que le 7 avril, lors de sa visite à son cabinet de consultation, il l’avait trouvé calme et qu’en prenant congé il avait déclaré : « Je n’ai qu’à suivre le cours de ma vie. Je n’ai qu’à poursuivre mon chemin ». À ce moment-là, l’assassin avait déjà acquis un vieux revolver et était en train de négocier l’achat de balles. Juan Roa Sierra était l’instrument parfait pour un crime de cette nature.

Le cri initial fut spontané : « Au palais… ! Au Palais… ! » La multitude vibre dans sa vengeance alors qu’elle traîne le corps de Roa Sierra. Tous veulent le faire mourir de douleur pour venger le sang du chef : lui donne des coups de pied, le frapper, lui cracher dessus, le maudire, l’avilir. Le président du directoire libéral de Bogotá donne l’ordre de l’emmener au palais. Tout au long du parcours de la septième avenue en direction du sud, la multitude s’arrête et comme un essaim se retourne contre le corps inerte de l’assassin : un homme lui donne des coups de pied à la tête, un autre lui enfonce une alêne dans l’estomac, l’expression des visages de ces hommes dans la peine est terrible lorsque la vengeance déborde. Derrière, comme une trace de tout son corps, de la poussière éparpillée, des traces déposées ici et là le long de la septième avenue entre les rails du tramway ; puis les cireurs de chaussures, comme on tire une charrette, le traînent par les pieds, et ainsi continue le spectacle, sans que personne ne l’arrête, jusqu’au siège du gouvernement.

Aux portes du palais présidentiel Roa Sierra était déjà à demi nu, en pantalon ; ses vêtements, comme sa vie, étaient restés en chemin, comme des signes que doit dévorer l’oubli ; avec les matériaux de construction qui se trouvaient dans la rue on tente de l’attacher aux portes du palais et de l’y crucifier. C’était la vengeance en même temps qu’un acte symbolique qui désignait le gouvernement conservateur comme coupable, réaction soudaine d’un peuple dominé par l’émotion ; c’est alors que sort un peloton de la garde présidentielle qui fait feu. Les premiers morts. Ce fut la tentative initiale de prise du palais — acte conscient d’une population en colère. Finalement, le corps de Roa Sierra fut abandonné devant le Palais Nariño, avec deux cravates autour du cou, deux nœuds différents, un lambeau de caleçon et un anneau de métal blanc dans la main gauche, avec une tête de mort au centre d’un fer-à-cheval.

« Aux armes », après l’illusion de la prise du Palais

La nouvelle de l’assassinat s’est répandue à travers toute la ville et, comme de la fumée qui se concentre en vagues, descendent des quartiers pauvres, en une course folle, les artisans, les ouvriers, les masses qui, par instinct de conservation, cherchent immédiatement de quoi se défendre. Juste avant un fait insolite s’était produit : de nombreux policiers, par peur d’être lynchés, avaient remis leurs armes, parce que dans les informations transmises par la radio on accusait un policier chulavita de l’assassinat de Gaitán ; d’autres le firent parce qu’ils éprouvaient de la sympathie pour le dirigeant.

« Aux armes ! » — c’est le cri pressant qui jaillit des stations de radio prises d’assaut par des gens de gauche, libéraux gaitanistes et communistes, étudiants et intellectuels. Ils assaillent les quincailleries, les magasins qui vendent des armes de chasse, les entrepôts de construction… Ils assaillent les pompes d’essence et, enhardis, trempent leurs vêtements dans l’essence ; une vague d’incendies déferle sur le centre-ville. Et ce peuple enhardi s’introduit dans le parlement et détruit les bureaux, brûle des documents. Puis il envisage de surprendre à nouveau la garde présidentielle ; il remonte par la sixième avenue et descend par la huitième pour mettre à exécution la deuxième tentative. Au débouché de toutes les rues avoisinant le palais, la même scène se reproduit. Cette masse, sans aucune expérience de ce type de combat, dans l’obsession de son objectif, brandissant machettes et quelques fusils, s’élance en direction du palais avec témérité. Mais la troupe répond sans ménagements. Les cadavres s’entassent dans une étreinte finale.

Vers trois heures de l’après-midi une sauvage et terrible averse s’abat sur la ville. Depuis les toits, depuis les terrasses, les francs-tireurs sèment la mort. Et depuis le collège San Bartolomé, d’autres francs-tireurs stoppent par leurs tirs l’avalanche populaire qui tente, encore une fois, d’atteindre le palais.

Une trépidation secoue le sol. Quelqu’un parvient à voir les tanks qui arrivent par la septième avenue, du nord en direction du sud. Sur la tourelle de celui qui avance en tête flotte, en signe de paix, un drapeau blanc. Pleins d’espérance, beaucoup d’hommes du peuple mettent à flotter sur les tanks leurs drapeaux rouges. « Au palais », crie le peuple qui pense que ces tanks sont avec lui. Gaitán, lors de sa défense du lieutenant Cortés, avait alimenté l’illusion qu’il pourrait avoir une influence sur les petits gradés de l’armée. Comme de gigantesques chenilles, les tanks continuent à avancer lourdement ; sur leur passage, dans un geste de déférence, des mouchoirs blancs saluent les soldats démocrates. En arrivant près du palais, au coin de la place Bolivar, le premier tank fait pivoter sa tourelle et pointe ses mitrailleuses en direction de la foule. Juste avant s’était produit un fait peu clair et qui reste inexpliqué. Le premier tank était sous le commandement du capitaine Serpa, un militaire de conviction démocratique, sur lequel on a tiré de l’intérieur du tank alors qu’il cherchait à en sortir. Serpa mort, celui qui a pris sa place a ordonné de tirer sur la foule. Des centaines de cadavres sont restés sur la place Bolivar, entrelacés.

Dans la première étape du soulèvement qui s’était exprimé avec une spontanéité empreinte d’un contenu politique évident, la déroute avait été le douloureux point culminant ; une autre phase allait suivre, la décomposition du mouvement qui entraîna la population vers l’alcool et la mise à sac massive de la ville. Le rôle contradictoire joué par la radio a été funeste dans le mouvement anarchique de cette foule en souffrance : si elle fut à l’origine de la juste et nécessaire effervescence, elle a créé la confusion des masses populaires avec de fausses informations confondant subjectivité et imagination lorsqu’elle fit circuler partout la nouvelle que le gouvernement conservateur était tombé. Le peuple s’employa à célébrer ce triomphe radiophonique, plus particulièrement les secteurs les plus humbles ; on prit d’assaut les gargotes, les bureaux de tabac, et ce peuple, comme il ne l’avait jamais fait de sa vie, se soûla et dévora des quantités inaccoutumées. Les discours radiophoniques créèrent aussi la fausse illusion selon laquelle les libéraux allaient assumer le contrôle du gouvernement en la personne de Darío Echandía, en attendant le retour au pays d’Eduardo Santos, pour assumer la présidence de la République.

Des centaines de droits communs s’échappèrent des prisons et prirent un vif plaisir lors des assauts aux bâtiments de la ville, non seulement en brûlant les dossiers de leurs cas mais en saccageant et en incitant la population à suivre leur exemple dans cet éphémère hasard du destin. Et ce peuple digne lorsqu’il offrait sa vie lors des tentatives de la prise du palais, se trouva en ce moment décisif sans consigne à suivre ni lien avec ses dirigeants ; il fut abandonné à ses illusions et à son propre échec. C’était l’aboutissement logique d’un mouvement qui avait placé toutes ses espérances dans la parole et les promesses de son chef. Une fois celui-ci mort, tout disparut jusqu’à son ombre.

L’armée reprend l’émetteur de la Radio nationale qui avait été pendant quelques heures entre les mains des insurgés. À dix-huit heures, la ville était quadrillée, îlot par îlot, depuis le palais jusqu’à l’angle de la rue 26 et de la septième avenue. Elle avait consacré l’après-midi à protéger les établissements bancaires. Avec la nuit commence l’implacable chasse à la population enivrée et aux nombreux francs-tireurs qui continuaient à tirer depuis les toits et les terrasses. Ce serait une nuit emplie d’une mort assurée. Le petit — sans poids déterminant en tant que force politique — parti communiste, qui avait commis l’erreur historique gravissime de ne pas voter Gaitán aux élections de 1946, mais qui, fin 1947, était parvenu à un accord direct avec le dirigeant pour l’appuyer lors de la campagne présidentielle en 1950, avait lancé très tôt la consigne d’une grève générale. La consigne avait fait mouche immédiatement, non pas tant par sa force de conviction que par l’emportement spontané de la population. Dans cet océan de folie de masse personne n’écoutait. Ce n’était qu’oreilles sourdes à toute consigne, il n’y avait pas de temps pour entendre quoi que ce soit.

La ville avait été paralysée par la nouvelle de l’assassinat de Gaitán et chacun était un électron libre, conjoncture qui facilita l’adhésion momentanée à la consigne communiste, car malgré les efforts énormes que l’on fit il n’y eut pas dans Bogotá une force organique capable de lancer des consignes à même de canaliser le soulèvement. Les communistes, de même que les libéraux de gauche, tentèrent de créer une forme d’organisation, de coordination, mais tout s’avéra humainement impossible.

Issues politiques

Les épicentres politiques définitifs du conflit se profilent pendant la nuit. La Clinique du centre et le siège du journal El Tiempo furent les premiers lieux où se discutèrent les diverses options sur ce qu’il fallait faire. Dans la salle de radiographie de la Clinique on nomma Darío Echandía chef du parti libéral, tandis que dans la rue le peuple attendait, en face du vieux bâtiment, qu’on lui donne des consignes concrètes ; durant l’après-midi, il ne reçut cependant, à quatre heures, que la funeste nouvelle de la mort de son leader.

Il y avait à la clinique trois tendances très marquées entre les dirigeants libéraux. Les uns parlaient de la nécessité de rétablir L’Union nationale. D’autres désignaient le gouvernement comme l’orchestrateur de la violence. D’autres, parmi lesquels Plinio Mendoza Neira, soutenaient l’idée qu’il convenait de s’adresser à l’armée pour faire un coup d’État militaire. À la fin, c’est l’idée des partisans du rétablissement de l’Union nationale qui triompha pour en finir avec le soulèvement et l’anarchie régnante. La direction libérale récemment nommée se dirigea vers le palais. Pendant ce temps, au journal El Tiempo, on parlait d’une autre solution : le retour immédiat d’Eduardo Santos afin d’assumer la direction du pays en tant que premier mandataire.

La bataille politique commençait. Ospina Pérez avait demandé des renforts militaires au gouverneur de Boyacá, José Maria Villarreal, et ils étaient déjà en route. En outre, le président détenait l’information sûre de ce que le soulèvement était sous contrôle. La Conférence panaméricaine fut suspendue et la majorité des délégués étrangers placée sous la protection de la garde présidentielle.

Dans les locaux de la radio Últimas Noticias avait été créé la dénommée Junte centrale révolutionnaire de gouvernement qui essaya désespérément de s’ériger en élément de direction et de contrôle d’un mouvement qui, dans la soirée, en était arrivé à des débordements relevant de l’anarchie la plus totale. La junte se composait de Gerardo Molina, Adán Arriaga Andrade, Jorge Zalamea, Rómulo Guzmán, Carlos Restrepo Piedrahíta et Carlos H. Pareja. Au moyen de décrets lus à la radio, on tenta de donner des consignes d’organisation. Mais personne n’écoutait plus. Dès lors quelques-uns de ses membres se déplacèrent à la cinquième division de police — où se trouvait les policiers insubordonnés sous le commandement du capitaine Tito Orozco — qui cette nuit-là allait rester suspendue au téléphone, en ligne directe avec le palais, dans l’attente des ordres de la Direction libérale. Dans cette division de la police se serait trouvé le jeune Fidel Castro, témoin exceptionnel des événements.

Tout au long de la nuit et au petit matin les conversations du palais déterminèrent la solution politique aux événements du 9 avril. Ces conversations se déroulèrent en trois phases : entre les dirigeants libéraux et le président Ospina ; entre le président et les militaires, et entre Ospina et Laureano Gomez.

À leur arrivée au palais, les libéraux s’efforcent de calmer la tension de possibles accusations et cachent leurs intentions premières. Ils font le récit au président des péripéties rencontrées dans la rue jusqu’à leur arrivée au siège du gouvernement, et à la demande du président, Plinio Mendoza Neira fait le récit de l’assassinat de Gaitán. On dissimule les stratégies, personne ne veut jouer cartes sur table. C’est pourquoi celui qui prend le premier la parole au nom des libéraux n’est pas un homme politique avéré mais un journaliste objectif, Luis Cano. Et il le fait dans un langage indirect, nous dirions diplomatique, lorsqu’il expose au président qu’il faut envisager rapidement des mesures parce que le temps presse.

C’est Ospina qui interroge sur les mesures à prendre dans ces circonstances. Personne ne se risque à répondre. Peut-être n’y a-t-il pas d’accord entre les dirigeants libéraux, ou simplement sont-ils en train de tâter le terrain. Le président revient sur sa question. Luis Cano répond qu’il n’était pas préparé à cette entrevue. Le plus décidé est Carlos Lleras Restrepo qui indique que quelle que soit la mesure adoptée elle arrivera trop tard. Il rappelle les événements à l’origine de la rupture de l’Union nationale, qui étaient encore frais dans l’opinion publique, et fait remarquer que seul le retrait du président pourrait avoir une efficacité suffisante pour calmer la foule exaspérée. Lleras Restrepo se montre suffisamment clair en indiquant par la suite qu’ils n’étaient pas venus au palais en tant que représentants des insurgés ni en tant que porteurs d’un ultimatum que la révolution transmettrait « par notre entremise au gouvernement ». La préoccupation des libéraux était, avant tout, de sauver le système constitutionnel. Aucune autre.

Alfonso Araújo fait porter au président la responsabilité des incendies qui se répandent à travers la ville et des mitraillages de l’armée. Il compare la situation à ce qui s’était passé les 8 et 9 juin 1929 et prédit que le gouvernement ne se maintiendra que pour quelques heures. Ospina, très tranquille, répond que l’armée accomplit son devoir élémentaire qui est de défendre la Constitution. Luis Cano dans un esprit de conciliation, demande sagesse et cordialité dans les débats. Choisi comme successeur de Gaitán à la Clinique centrale, Echandía reste muet dans ce moment d’évolution décisif de la politique, et les observe tous avec une inaltérable indifférence, comme s’il rêvait ou philosophait. Il attend patiemment les résultats de ce labyrinthe de mots.

Mendoza Neira explique avec grand enthousiasme qu’Echandía, du fait de son prestige, est le seul homme capable de contenir la colère populaire, car il a été acclamé par la foule lorsque la nouvelle de la mort de Gaitán a été connue. La situation est si grave que, même la présence au gouvernement de López Pumarejo ou de Santos ne parviendrait pas à la maîtriser. C’est Ospina qui tend la perche aux libéraux pour qu’ils précisent qu’elle serait la formule. Il leur pose la question : « Ce que vous voulez, vous, c’est que le président renonce au pouvoir ? » Lleras Restrepo, immédiatement, accueille la proposition sans dissimuler sa satisfaction. Mais Ospina est le maître de la situation. Il avait devant lui, dans ce moment décisif de notre histoire, des interlocuteurs qui n’exprimaient que de « simples points de vue ». Lui, par contre, gagne du temps, car il sait tout ce qui est en train de se passer en ville et dans le pays, par le biais de rapports téléphoniques. Il leur répond qu’il ne souhaite pas rester dans l’histoire comme un traître, en répandant sur la mémoire de ses ancêtres l’affront le plus horrible. Et il leur donne un argument de poids : il faut prendre en compte ce qui se produirait dans les départements s’il démissionnait. Six d’entre eux au moins partiraient à la reconquête du pouvoir, s’il leur était enlevé. Ospina, impassible, évoque la possibilité d’une guerre civile, devant la stupéfaction de ceux dont l’unique désir était de maintenir l’ordre établi.

Ainsi se brise l’enchantement d’une possible illusion. Les visages des libéraux deviennent livides de rage, d’impuissance face à la menace d’une guerre civile. Ils ne disposent que du pouvoir des mots. Ils n’ont pas, ou disent ne pas avoir, le mandat de ce peuple que l’on est en train de massacrer dans les rues de la ville. Suivent les accusations qui rendent le gouvernement coupable de la violence, Ospina leur demande de nouveaux détails sur leur arrivée au siège de la résidence présidentielle. Lleras insiste sur la solution d’un retrait du président, et celui-ci répond qu’il sortira vivant du palais au terme de son mandat.

Les libéraux se sont trompés car ils ont toujours cru que le tempérament amène et les bonnes manières du président étaient la manifestation d’un esprit faible. Le légalisme libéral ne pouvait recevoir de la part d’Ospina qu’une réponse de la même essence. Sa démission aurait signifié, douloureusement pour les libéraux, un coup d’État. Le président n’a rien promis, rien mis en avant devant les délégués libéraux, si ce n’est son intention de rester à tout prix au pouvoir.

Les délégués libéraux se maintenaient en contact avec la direction du journal El Tiempo et avec la cinquième division de police. Il y avait là-bas 700 hommes en rébellion, sous commandement du capitaine Tito Orozco, et quelques hommes politiques, comme Adán Arriaga Andrade. Tous étaient soumis à l’attente inconfortable d’ordres venus d’en haut, car plus que toute autre motivation, ce qui les influençait le plus était une psychologie de subalternes. Soumis aux hiérarchies militaires ou politiques, s’il n’y avait pas d’instructions précises, ils ne se mobilisaient pas. Ils attendaient donc, de la part des dirigeants libéraux qui étaient au palais, l’ordre d’avancer vers le siège du gouvernement ; cet ordre n’arriva pourtant pas durant cette angoissante et longue attente de la nuit, entre sommeil et fatigue, sans que de leur côté ils prennent la décision de recourir aux armes.

Aux premières heures du 10 avril, les généraux de la république arrivèrent au palais et évoquèrent avec le président la possibilité que l’armée participe au gouvernement en tant que force décisive. Ils étaient envoyés par Laureano Gómez qui, depuis le ministère de la guerre, croyait que la solution devait être militaire et non politique ; concrètement son idée consistait à constituer une junte militaire. Les arguments avancés par les généraux se basaient sur les conséquences à prévoir du fait la grave situation d’ordre public que vivait actuellement le pays. Le haut-commandement avait mobilisé ses forces à contrecœur, mais il gardait évidemment l’espoir d’être, à un moment, le facteur de pouvoir qui ouvrirait de nouvelles perspectives au conflit. Ils indiquèrent que l’épouse de Gaitán et sa fille, avec le cadavre du leader assassiné, envisageaient de se diriger vers le palais dans le cadre d’une manifestation, circonstance qui pourrait provoquer des événements graves dans la capitale. Ils ajoutèrent que cette manifestation serait certainement accompagnée d’une attaque, en coordination avec la cinquième division de police, en rébellion et prête pour l’attaque, et que le choc pourrait être sanglant et faire de nombreux morts. Finalement, les généraux proposèrent au président la formation d’une junte militaire, et lui offrirent même pour sa personne, son épouse et ses enfants, une protection adaptée.

Ospina assure que ce qui est fondamental c’est la protection de la patrie par l’armée ; il considère que la solution de la junte militaire n’est pas constitutionnelle car elle ne fait pas partie des dispositions prévues par la Constitution. Il leur offre finalement la possibilité d’intégrer un cabinet militaire, mais les généraux répondent qu’ils ne sont pas d’accord avec cette solution, car ils ne sont pas au fait du maniement des portefeuilles ministériels. En outre ils font remarquer que tous les généraux ne pourraient pas occuper un ministère parce qu’alors il ne resterait personne pour commander les troupes dans un moment aussi délicat et décisif. Les généraux ne se sont pas montrés à la hauteur de leurs ambitions, il leur a manqué une voix de commandement. Le président, se saisissant de l’opportunité, les remercia de leur « appui » et nomma le général Germán Ocampo au ministère de la guerre.

Ospina avait affronté astucieusement la crise militaire qui s’était posée à lui. Maintenant il lui revenait d’assumer et de résoudre les conséquences de la fureur de Laureano Gómez, qui était réfugié au ministère de la guerre ; le président entra en communication avec le chef des conservateurs pour la deuxième fois au cours de cette longue nuit. Ospina avait déjà entre les mains les ficelles de la solution politique. Il dit à Gómez, alors même qu’il ne le pense pas, qu’il lui serait agréable qu’il continue à l’accompagner, cette fois au ministère des affaires étrangères. Il lui communique par téléphone la liste des autres ministres, en insistant sur le fait que sa présence au sein du cabinet est essentielle pour le gouvernement, et que au cas où il n’accepterait pas, Eduardo Zuleta Ángel occuperait sa place.

Laureano Gómez, depuis son exil volontaire à Madrid, restitua plus tard cette conversation avec la président et dit à ce propos que l’invitation d’Ospina pour qu’il reste au ministère des affaires étrangères n’avait pas été très appuyée ; en revanche le président lui indiqua que la condition pour que l’Union nationale continue à fonctionner était qu’y entrent des conservateurs très falots et des libéraux très marqués. L’unique interprétation qu’il donnait de cette conversation était que le président avait décidé de se passer de son nom. Il expliqua clairement que son opinion sur ces moments — et il insista beaucoup sur ce point — était que négocier avec les libéraux était une erreur funeste, parce que le coup d’État du 9 avril était clairement communiste et que les dirigeants libéraux qui étaient présents au palais n’avaient aucun ascendant sur ceux qui incendiaient la ville. Depuis Madrid il soutenait qu’en cas d’insurrection communiste seule l’armée pouvait sauver la société colombienne. Il se souvenait dans la peine : « ma destitution au matin du 10 avril a été la première bouchée jetée en pâture aux fauves ».

Malgré tout ce dialogue du 10 avril avait été cordial, bien que par l’intermédiaire du fil du téléphone se profilait la division des conservateurs alors que s’écroulait, à cet instant même, l’ascendant politique que Gómez exerçait sur Ospina. On découvrirait plus tard la raison de la décision du président de ne pas permettre que Gómez arriva au palais présidentiel ce matin-là, comme celui-ci le souhaitait. C’était très simple : Gómez aurait empêché quelque négociation que ce soit avec les libéraux, et ceux-ci de leur côté réclamèrent en premier lieu la tête du fougueux chef conservateur.

Épilogue

Ospina Pérez avait proposé aux libéraux la solution d’un cabinet d’Union nationale. Libéré de la contrainte du chef des conservateurs, le président appelle Darío Echandía, le matin du 10 avril, et lui communique par téléphone la liste des noms de ceux qui feraient partie du cabinet, dans lequel Echandía lui-même occuperait le poste de Ministre de gouvernement. Les libéraux acceptent. Le président, d’un point de vue politique, avait gagné la bataille ; avec cet accord a commencé à se prendre forme ce qui plus tard se connaîtrait sous le nom de Front national. Du fait de la division des conservateurs et de la soif de pouvoir des généraux allait aussi entrer en gestation le coup d’État militaire de Rojas Pinilla, le 13 juin 1953.

Pour le peuple colombien ce fut, en définitive, une immense déroute de ses espérances, une frustration dramatique, parce que cet après-midi-là mit un point final à un futur proche que l’on entrevoyait déjà. La Colombie changea de cap. Viendrait ensuite l’obscure étape de la Violence dans les années cinquante, avec, dans son sillage, l’obscure et amère vision de l’inutilité de tant de morts. Comme toujours, le peuple a offert sa vie pour des idéaux semés entre les ombres d’un brutal oubli.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3290.
 Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
 Source (espagnol) : Arturo Álape, « El 9 de abril : muerte y desesperanza », in El saqueo de una ilusión : el 9 de abril, 50 años después, Bogotá, Número Ediciones, [1997] 2002, p. 91-101.

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[1Arturo Álape, El bogotazo  : memorias del olvido, 10e édition, Bogotá, Planeta Colombiana, 1987, xxvii-653 p.

[2El saqueo de una ilusión : el 9 de abril, 50 años después, 3e éd., Bogotá, Número Ediciones, [1997] 2002, 213 p.

[3La police chulavita — on parle aussi parfois de Chulavitas — est un groupe armé d’élite formé de paysans conservateurs originaires du secteur Chulavita de la municipalité de Boavita, dans le département de Boyacá et recrutés par la police de Boyacá — note DIAL.

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