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DIAL 2289

CUBA - Femmes. esquisse d’un profil, paroles pour une histoire

María López Vigil

jeudi 1er avril 1999, mis en ligne par Dial

La révolution cubaine a-t-elle réussi à transformer profondément la situation des femmes ? C’est à éclaircir cette question qu’est consacré l’article ci-dessous. Il le fait tout à la fois sous forme de récits, d’inventaires et de propos recueillis. Le chemin qu’il nous invite à parcourir part du début de la révolution (1959) pour nous conduire jusqu’à la « période spéciale » actuelle. On lira ci-dessous les principaux extraits de cet article publié sous la signature de María López Vigil dans Envío, novembre 1998 (Nicaragua).


La Révolution a transformé notre vie

À partir du 1er janvier 1959, depuis le Cap Saint Antoine jusqu’à la Pointe de Maisí, Cuba a commencé à changer. La vie des Cubains et des Cubaines a amorcé un processus de transformation à marche forcée. Il ne s’agissait pas seulement du renversement d’une dictature, bien moins encore d’un changement de gouvernement, ni de la répercussion en Amérique latine de la guerre froide, pas plus que du pari géostratégique d’un des empires pour en finir avec l’autre. Il s’agissait de construire un monde, un autre monde. Et dans cette entreprise, les femmes jouèrent un rôle à l’égal des hommes.

Des portes ouvertes

Pour que change la vie des femmes la première des choses était qu’elles étudient, qu’elles travaillent, qu’elles aient des opportunités, qu’on leur donne leur chance. Les garderies où l’on s’occupait des enfants de celles qui, pour la première fois, ouvraient la porte de leur maison et sortaient étudier ou travailler, furent la première pierre de la construction du changement. Les garderies commencèrent à se propager à travers l’île avant même que ne soit fondée la Fédération des femmes cubaines (FMC). Et lorsque en 1960 naquit la FMC, la tâche prioritaire dont la chargea Fidel Castro lui-même fut la promotion et la multiplication de ces nouveaux kinder - ainsi appelait-on les garderies - désormais à la portée de tous. Des milliers de jeunes étudiantes quittèrent les villes pour aller alphabétiser les campagnes. Puis des milliers de jeunes paysannes quittèrent les campagnes pour aller étudier en ville et prendre conscience de ce que le monde s’étendait au-delà de leur hameau. Des cent mille alphabétiseurs 59 % furent des femmes et du million d’alphabétisés en 1960-61, 55 % furent des femmes. À la suite de la campagne d’alphabétisation vinrent des cours dans des écoles polytechniques et des universités pour les femmes les plus marginalisées : paysannes, femmes au foyer, domestiques et prostituées. Petit à petit les femmes prirent leur place dans tous les espaces de vie. Et petit à petit les hommes se rendaient compte de ce changement. Tous et toutes se mirent à changer.

Des chiffres qui parlent

« Une révolution dans la révolution », c’est par ces mots que Fidel désigna la promotion de la femme mise en place à Cuba à partir de 1959. Tous les indicateurs font la preuve que cette révolution a été un succès. Vingt ans après, en 1980, la vie des femmes cubaines avait déjà radicalement changé : elles étaient massivement présentes dans la société et le monde du travail, avec un niveau d’éducation et en mesure de décider du nombre d’enfants qu’elles désiraient.

Dans les vingt premières années de la révolution la force de travail féminine fit plus que se multiplier par deux et la fécondité se réduisit d’un peu plus de la moitié. Après l’augmentation de la natalité entre 1961-1964, une courbe descendante s’amorça à partir des années 70.

En 1981, près de 60 % des femmes citadines entre 20 et 45 ans travaillaient hors de chez elles. Dans les campagnes cet indicateur pouvait aller au-delà, mais il présente un caractère relatif.

Entre 1970 et 1981 la proportion de citadines en âge d’enfanter qui possédaient un niveau moyen d’instruction se multiplia par deux. De 30 elle était passée à 61 %. Dans les zones rurales elle se multiplia par trois et dépassa les 30 %.

Ces avancées se poursuivirent sans cesse dans les années suivantes. Aujourd’hui dans le monde plus de 400 millions de femmes sont analphabètes, mais aucune n’est cubaine. Plus de 100 millions de fillettes n’entrent pas à l’école primaire. Aucune n’est cubaine.

Des changements importants et rapides au dehors, beaucoup moins de changements dans les foyers. Les femmes prirent beaucoup plus en charge l’espace de la vie publique que les hommes ne le firent avec l’espace de la vie privée. Au milieu des années 70, préoccupé par le fait que peu de femmes étaient proposées et élues à des postes à responsabilité dans les instances du pouvoir populaire, le Parti communiste de Cuba (PCC) réalisa une enquête qui mettait en lumière la différence de temps que hommes et femmes consacraient aux tâches ménagères. Le film Portrait de Thérèse se base sur l’une de ces études. On commençait alors à prendre conscience de ce que les femmes réalisaient une double journée de travail ; problème d’autant plus aigu que leur ascension sociale avait été vertigineuse et qu’elles n’avaient que peu de possibilités d’être soulagées dans les tâches ménagères. Dès ces années-là on signale comme problématique cette double journée de travail ; soit pour s’y attaquer, soit pour l’accepter avec résignation. Lorsque la mère de Thérèse entend sa fille se plaindre de l’absence de solidarité de son mari, elle lui dit sur un ton fataliste : « Qu’on le veuille ou non, la femme sera toujours la femme et l’homme sera toujours l’homme, c’est ainsi que Dieu l’a voulu. Même Fidel ne peut rien y changer ! »

La Fédération des femmes cubaines

La Fédération des femmes cubaines (FMC) vit le jour en 1960, avec pour objectif de regrouper toutes les Cubaines de plus de 14 ans et de faire progresser leur développement personnel - études, qualification, orientation, planning familial, ateliers - ainsi que leur participation aux tâches de la révolution : travail volontaire, milices, missions internationalistes. Nombreux sont ceux qui considèrent que de toutes les organisations révolutionnaires c’est la FMC qui obtint dans les premières années de la révolution les résultats les plus surprenants. Deux en particulier : l’éradication presque totale de la prostitution en donnant aux femmes qui s’adonnaient à cette activité des opportunités d’études et de travail, et l’alphabétisation de toutes les femmes des campagnes en faisant preuve d’une audace qui brisait, comme à grands coups de machette, le machisme ancestral de la culture rurale.

Dans les années 60 et 70 les intérêts de la majorité du peuple cubain coïncidaient avec les propositions de la révolution. Leurs routes convergeaient. La condition féminine était partie intégrante du secteur social. La FMC représentait parfaitement les intérêts des femmes cubaines, elle apportait des réponses adéquates à leurs réclamations et leur proposait des tâches et des buts qui contribuaient à leur développement. Le temps passa, et une fois ce développement réalisé leurs exigences devinrent différentes et leurs rêves se parèrent de couleurs diverses. À partir du milieu des années 80 les routes commencèrent à se dessiner plus clairement et, sans être divergentes, elles ne coïncidaient plus autant. En 1991, lors de la grande enquête d’opinion publique que représentèrent les contributions préparatoires au IVème Congrès du Parti communiste de Cuba, un pourcentage significatif de Cubaines proposa que la FMC soit dissoute au prétexte qu’elle ne leur servait « à rien » ou « à presque rien ». La FMC survécut, mais sans grands changements. Aujourd’hui elle rassemble 97 % des femmes, plus de trois millions de Cubaines qui, malgré les divergences quelles qu’elles soient, ou la distance prise, continuent à payer ponctuellement leur cotisation mensuelle de 25 centimes.

La triple journée

Le thème de la journée double de la femme qui travaille hors du foyer et qui, avant de partir de chez elle ou lorsqu’elle y revient doit laver, repasser, cuisiner, nettoyer et s’occuper des enfants, apparaît avec force dans toute analyse de la situation des femmes. La journée de travail payée et celle qui n’est ni payée ni prise en compte pèsent de tout leur poids sur des centaines de millions de femmes dans le monde entier. Elles pèsent aussi sur les femmes cubaines et ceci malgré tant d’années de révolution. Une enquête de 1988 a montré que dans 81 % des foyers d’un arrondissement de La Havane, 83 % de ceux d’une banlieue de Cienfuegos et presque 96 % de ceux des zones rurales de la province d’Oriente, les femmes continuaient à assumer toutes seules toutes les tâches domestiques.

Depuis les années 60, ce qui était propre à Cuba ce n’était pas la double journée mais la triple journée : tâches ménagères, activités professionnelles, activités communautaires qu’exigeaient les précieux, importants et multiples engagements révolutionnaires. Sans abandonner aucune de leurs responsabilités les femmes en prirent de nouvelles à leur charge. Outre ce qu’elles faisaient sur leur lieu de travail et au foyer, toutes, d’une façon ou d’une autre, se virent intégrées à la vie de la communauté : en tant que collaboratrices des établissements éducatifs, organisatrices de centres pour personnes âgées, intervenantes dans les cercles de la jeunesse, travailleuses sociales ou culturelles, brigadistes des équipes sanitaires, responsables enthousiastes des tâches multiples que projetaient les Comités de défense de la Révolution.

La famille

Les années 70 furent celles de l’institutionnalisation de la révolution. Pendant ces années-là on s’attacha à « la mise en ordre » des transformations des années antérieures. En 1975 le Code de la famille fut adopté. Le Code établit que les relations familiales doivent être fondées sur l’amour, le respect mutuel, l’aide réciproque et le partage des responsabilités. Et il propose une version à valeur normative de la famille : la famille nucléaire, avec père, mère et enfants.

Toutes les études sur la famille à Cuba - quelque peu tardives et plutôt simplificatrices pendant longtemps - tendent à présenter la famille nucléaire comme le référent, voire l’idéal. Cela semble curieux, car du fait du nombre important de divorces et des problèmes de logement, les familles construites sur le modèle nucléaire ne se sont pas multipliées dans la Cuba révolutionnaire. Voici, d’après ce que m’indique une chercheuse cubaine, une accusation parmi d’autres portées aujourd’hui contre ce Code, « une législation qui a donné beaucoup d’importance à la famille sans assumer les problèmes concrets qui se trouvaient hors du cadre de cette volonté légale ». D’autres critiques mettent en évidence que la loi s’est davantage employée à mettre en place les règles du divorce que celles de la famille. Certains critiquent ce Code pour avoir identifié les droits de la femme aux droits de la mère, comme le faisait dans ces années-là, la législation du travail, bien que cette identification représentait une avancée par rapport à l’époque pré-révolutionnaire. C’est à partir des années 70 qu’apparurent quelques études sur la famille, qui la considéraient « en crise ». Ces études, au départ très statistiques, très démographiques se multiplient aujourd’hui alors que c’est Cuba toute entière qui est en crise. Il y a des analystes qui affirment que l’étude de la famille cubaine implique une réflexion de fond et sérieuse sur le thème de la race qui, à ce jour, est en suspens. J’ai rencontré une féministe cubaine qui m’a dit que par-delà toutes ces limites, « le Code de la famille aurait pu être mille fois meilleur. Mais je crois qu’il a contribué à une prise de conscience de la part d’hommes et aussi de femmes et à faire naître une opposition contre le machisme au premier degré. Ce n’était pas une loi qui obligeait quiconque à faire la vaisselle chez lui, mais qui, ça oui, a éduqué les hommes dans l’idée qu’ils doivent faire la vaisselle. Et beaucoup de femmes dans l’idée que c’est aussi l’affaire des hommes ! »

Le divorce

Cuba compte aujourd’hui parmi les pays du monde qui ont un des taux les plus élevés de divorces, le chiffre a augmenté d’année en année : de 0,6 % des couples en 1961 il est passé à 5,2 % en 1994. Pendant les années 90 la moyenne a été de 23,5 divorces sur 100 mariages. Les mariages précipités, et à de très jeunes âges - fruit d’une très large liberté sexuelle - ainsi que la pénurie de logements - qui complique la vie de couple dès le premier jour - ont eu une incidence sur un taux aussi élevé. Les jeunes Cubaines se marient pour la première fois, en moyenne, à 18,4 ans, ce qui représente l’âge le plus jeune en Amérique latine.

Légalement, lorsque l’homme cubain divorce, il se voit dans l’obligation de payer à sa femme une pension mensuelle. Cette pension, outre qu’elle est très faible, n’est pas toujours payée. Dans les années 80, la FMC fit une étude sur ce sujet et découvrit que plus de 200 000 hommes ne donnaient pas un centime à leur ex-épouse, et qu’il devait y avoir beaucoup plus d’irresponsables encore. Beaucoup de femmes ne les dénonçaient pas car elles travaillaient, se sentaient autosuffisantes et ne voulaient rien devoir à leurs anciens maris.

Femmes chefs de famille

Le tiers des foyers de la planète a, à sa tête, une femme seule - mère célibataire, veuve, séparée ou divorcée. À Cuba ce pourcentage est un peu plus élevé : entre 33 et 40 % selon que l’information est ou non officielle.

À la différence de ce qui se passe dans d’autres pays latino-américains, ce ne sont pas seulement l’irresponsabilité masculine ou la misère et l’instabilité de l’emploi qui se cachent derrière ce chiffre des foyers dont le chef de famille est une femme. À Cuba, cela s’explique aussi et surtout par le degré d’indépendance économique et de formation atteint par les femmes, par l’augmentation de leur espérance de vie et par les facilités à leur disposition pour obtenir le divorce. Cela s’explique aussi par le fait que les femmes les plus cultivées donnent la priorité aux relations basées sur les sentiments. Avec la révolution commencèrent à augmenter les unions par consentement mutuel pleinement reconnues par la loi. En 1987 déjà, sur cinq femmes en situation matrimoniale, âgées entre 15 et 49 ans, il y en avait quatre unis par consentement.

L’éducation des enfants

À la fin des années 70 on promulgue le Code de l’enfance et de la jeunesse, qui reconnaît le rôle et l’autorité de la famille sur la formation physique, morale et spirituelle des jeunes, tout en mettant l’accent sur les responsabilités de l’État dans l’éducation.

La révolution démantela les familles cubaines. Elle les dispersa. L’exil massif a séparé des milliers de familles, toujours séparées aujourd’hui. Les missions internationalistes, massives également, ont provoqué de profondes fractures. Les bourses pour les adolescents et pour les jeunes de la province, bien d’autres « tâches révolutionnaires » ont fait de la famille une réalité beaucoup plus diversifiée qu’elle ne l’est dans les autres pays d’Amérique latine. À propos des responsabilités familiales dans l’éducation des enfants, le psychologue cubain Manuel Calviño fait ce commentaire : « On a réclamé de l’adulte cubain une participation à la vie sociale telle que cela a joué sur sa possibilité de se consacrer à la vie familiale : parents séparés de leurs enfants par de longues périodes vouées aux tâches imposées et des mères qui travaillent, assistent à des réunions et collaborent dans les campagnes aux travaux agricoles, tout cela ne correspond pas au prototype traditionnel. » Et il ajoute une nuance fondamentale pour comprendre la logique de la famille cubaine qui s’est forgée dans le processus révolutionnaire : « Chez nous un homme peut être récompensé pour une activité professionnelle de 14 heures par jour, mais jamais personne ne lui demande ce qui se passe avec ses enfants. La reconnaissance de l’homme cubain, et aussi de la femme, ne leur vient pas de l’espace familial mais de l’engagement social. Je ne connais aucun dirigeant, aucune travailleuse, aucun médecin, qui ait mis en question son efficacité professionnelle en raison de sa négligence du cercle familial. »

Le monde du travail

Dans les années 80 la participation des femmes au monde du travail était une réalité évidente pour n’importe qui. Elles étaient présentes dans tous les secteurs de l’économie. Une femme sur trois était technicienne ou avait une activité professionnelle, chiffre remarquable dans l’espace latino-américain. Plus de dix ans plus tard 60 % des techniciens, travailleurs et scientifiques du pays sont des femmes. Il y en a dans tous les secteurs : médecins, ingénieurs, mineurs, géologues, économistes, biotechniciens. La préparation professionnelle a été de haut niveau et a concerné des milliers de femmes. Mais cela n’était pas suffisant. Elles travaillaient mais on ne tirait pas tout le profit possible de ce qu’elles avaient appris. Elles travaillaient mais elles ne dirigeaient pas. Elles travaillaient mais elles continuaient à être « inférieures ». Déjà dans les années 80, la journaliste Mirta Rodriguez Calderón, une des premières à aborder le problème du sexisme à Cuba, regroupa en un livre divers reportages qu’elle avait écrits pour la revue Bohemia, pour dépister une infinité de cas. « J’ai voulu montrer à travers cela - dit Mirta - comment les femmes étaient, dans le travail, en butte à la discrimination, comment elles étaient maltraitées par leur

chef, comment, même, quelques-unes étaient harcelées, comment on les voulait de préférence jolies. J’ai voulu le démontrer pour signifier que cela pouvait peut-être se produire dans n’importe quel autre pays mais qu’à Cuba cela était scandaleux. »

Selon les indications de ce livre, 98 % de la force de travail dans l’industrie textile était alors constituée par des femmes mais tous les responsables étaient des hommes. Il existait déjà de nombreux cas de jeunes filles qui ne voulaient pas faire le choix d’une carrière, sûres d’avance qu’on les placerait sur un poste de travail sans lien avec leurs études. « Comment est-il possible que dans des centres de travail où la composition du personnel est majoritairement féminine, tous les responsables ou presque tous soient souvent des hommes ? » s’interroge la journaliste, et elle donnait la parole à une ingénieur chimiste spécialisée en technologie sucrière, frustrée de constater que ses compagnons hommes étaient placés sur des postes correspondants à leur profil professionnel alors que pour elle et ses compagnes leur spécialisation d’ingénieur n’était pas allée au-delà du diplôme. Dans ces années-là il y avait au ministère de l’industrie sucrière 1 378 travailleurs : 769 hommes et 609 femmes. Les 6 vice-ministres étaient des hommes, les 32 directeurs étaient des hommes et des 108 responsables de secteurs, 96 étaient des hommes et 12 seulement des femmes.

Au fil du temps les choses n’ont pas beaucoup changé. Aujourd’hui la présence d’une majorité de femmes est évidente dans le secteur des services - 61 % des travailleurs - et dans l’administration - 88 % - ce qui tend à prouver que en ce qui concerne les Cubaines aussi, on peut parler d’une tendance qui est universelle : lorsque la femme accède au monde du travail elle s’oriente sur ce terrain dans le prolongement des occupations auxquelles elle s’adonnait dans son foyer. Malgré tant d’études et des ouvertures vers de nombreux secteurs au début des années 90, lorsque commença la période de crise, 4,6 % seulement des travailleuses cubaines occupaient des postes de direction.

Le monde des décisions

En 1997 les femmes occupaient 30,5% des postes de direction dans l’administration centrale de l’État. Leur participation était plus importante au niveau des responsabilités moyennes et de base. La même chose se passait dans les syndicats : 56 % des dirigeants syndicaux de base étaient des femmes. Sur le plan municipal le pourcentage baissait à 41,6 %. S’agissant du niveau provincial il était plus bas encore : 32,7 % et au niveau national il baissait à 26 %.

Alba Aguirre, fonctionnaire cubaine au Fond des Nations unies pour la population, fit ce commentaire à son retour du Sommet sur la femme en 1996 à Beijing : « La femme dans le schéma cubain a des connaissances, des aptitudes et une confiance en elle-même, qualités revendiquées par le document final du sommet, comme des conditions nécessaires à la participation de la femme au développement. Mais, à Cuba, participons-nous pleinement ? Sommes-nous présentes aux niveaux où s’élaborent et se décident les politiques, où se structure le gouvernement, où se décide la vie publique ? »

Le monde de la politique

Selon les Nations unies, par le pourcentage de représentation féminine aux postes politiques, Cuba occupe la 15ème place parmi les pays du monde et la 1ère en Amérique, mettant ainsi en pratique le nouveau concept de démocratie paritaire. C’est en 1986, année de grande stabilité, que furent atteints les taux les plus élevés de femmes candidates et élues aux Assemblées du Pouvoir populaire. Aux élections municipales de 1997, puis provinciales et nationales de 1998, les taux baissèrent. En 1998 les électeurs cubains élirent à l’Assemblée nationale du Pouvoir populaire, le Parlement, 17,2 % de femmes. Cinq ans avant ils en avaient élu 22,7 %. En 1991 les femmes représentaient 16 % des membres du Comité central du Parti communiste cubain (PCC) et 12 % des membres du Bureau politique. En octobre 97, le Bureau se réduisit à 25 membres dont deux femmes seulement. Même ainsi les pourcentages restent élevés en regard des autres pays latino-américains. Le pourcentage moyen de femmes dans les instances législatives d’Amérique latine est de 10 % et celui de femmes à des postes où se prennent effectivement les décisions politiques est de 3 % seulement.

« Les chiffres sont meilleurs que dans d’autres pays mais, outre que nous ne nous en contentons pas, parce que ce n’est pas pour rien que nous avons fait une révolution, ces chiffres trompent - m’explique une politologue cubaine - car lorsque les femmes arrivent au Parlement, lorsqu’elles prennent la parole, si elles la prennent, elles le font à partir d’une position calquée sur leurs collègues hommes. Je n’ai jamais entendu aucune élue au Parlement s’exprimer en tant que femme. Elles s’expriment au titre de leur pouvoir. Si tu les écoutes sans les regarder, ce n’est que par la voix que tu sais que c’est une femme qui parle. Elles s’expriment selon des schémas masculins, avec des mots qui se réfèrent à la révolution ou au sujet en débat, mais sans un regard de femme sur ce sujet. Et cela se produit parce que le concept de féminisme est encore très peu manié par les femmes cubaines. » Une autre politologue analyse ainsi les chiffres : « Certes, elles arrivent au pouvoir, mais une par une, et lorsqu’elles y sont, elles n’utilisent pas leur influence pour mettre en place des politiques qui permettent à beaucoup d’autres femmes d’accéder au pouvoir, et à un pouvoir véritable. Elles sont autoritaires, elles imitent les hommes. Moi, je les appelle des femmes à moustache. »

Le planning familial

« Les enfants naissent pour être heureux » ce fut une des premières consignes qui accompagna la vie des femmes cubaines au début de la révolution. Depuis lors, mettre au monde n’a plus été pour les femmes l’équivalent d’un risque à courir. Et depuis lors les enfants venaient dans un monde stable, qui assurait les fondements du bonheur. Les indices s’améliorèrent année après année. Ils sont aujourd’hui équivalents à ceux des pays les plus développés du monde.

Toutes les Cubaines enceintes ont l’assurance de 11 à 15 visites prénatales gratuites et 99,9 % accouchent dans des maternités dûment équipées.

Les cas de mortalité maternelle sont de 2,6 morts sur 10 000 naissances, un des taux les plus bas du monde. En ce qui concerne la mortalité infantile - avec 6,9 morts sur 1 000 naissances - Cuba se situe parmi les 25 pays qui ont les indices les plus positifs, à égalité avec l’Allemagne ou la Suisse.

Les lois garantissent des aides à la grossesse, la maternité et l’allaitement. Un effort continu et structuré est fait pour la prévention dans le domaine de la santé féminine.

Rendre possible le planning familial a été une des priorités. Aujourd’hui 85 % des femmes à l’âge de la fertilité utilisent une forme de contraception. L’interruption de grossesse jusqu’au troisième mois est un droit pour toutes les femmes et l’avortement un service sûr et gratuit.

(...)

Le triomphe de Lucía

Le film Lucía de Humberto Solas dépeint, de façon inoubliable à travers trois « Lucías », l’amour conjugal, la sensibilité féminine, la position de la femme dans la société, à trois moments clés de l’histoire cubaine : 1895, 1927 et 1960. La Lucía de 1895, dans la Cuba encore coloniale, brise son enfermement de bourgeoise blanche qui se contente de prier et de coudre en errant à travers les rues de Trinidad, victime ingénue que la trahison d’un homme marié, dénonciateur de son frère, combattant pour l’indépendance, a rendue folle. La Lucía de 1927, métisse et de classe moyenne, travaille dans une fabrique de tabac de Cienfuegos. Par conscience politique et par amour à l’égard d’un homme engagé contre l’oppression, elle conspire et prend des risques, mais elle ne parvient pas à équilibrer une relation inégale et se retrouve seule. La Lucía de 1960 est une femme de la campagne qui travaille, est alphabétisée, prend du plaisir avec son homme, se bagarre avec lui, est capable d’exiger de lui, bien en face et avec volonté, un amour dans l’égalité. Le film se termine sur l’image d’une petite fille de la campagne qui rit et c’est tout un symbole de confiance dans le futur : Lucía gagnera la bataille contre le machisme.

Lorsque, en 1989, les murs de l’Europe orientale commencèrent à tomber et que l’URSS éclata en de multiples républiques, tout à Cuba entra en crise. Il n’y a pas aujourd’hui d’endroit sur la planète où on ne parle pas de crise. Ce siècle s’achève entre les crises financières des bourses et les crises éthiques des valeurs. La crise cubaine porte le nom de « période spéciale ». Très spéciale, non par un aspect festif mais par ses particularités. Tout, ou presque tout, changea brutalement et d’un seul coup pour une population massivement habituée à des niveaux de vie acceptables, à la sécurité des personnes, à la stabilité de la société. La période spéciale est faite, avant tout, d’incertitude. En 1989, une majorité de Cubaines et de Cubains regardaient le passé avec orgueil, le présent avec confiance et le futur avec optimisme. Du jour au lendemain, la nourriture, la lumière, l’eau, les transports, le travail, le salaire, cette ligne d’horizon stable, se mit à osciller. On est d’accord pour reconnaître que ce sont les femmes qui supportent le plus le poids quotidien d’une crise qui se prolonge dans le temps. Mais aussi pour reconnaître que ce sont les sacrifices, la solidarité et la créativité des femmes qui ont le plus contribué à atténuer les effets de la crise.

Les sacrifices de la « période spéciale »

Les femmes ont cessé de travailler ou définitivement ou de façon temporaire pour faire face à la crise dans leur foyer. Et beaucoup parmi celles qui continuent à travailler peuvent le faire parce qu’une autre femme - mère, grand-mère, sœur - les aide à la maison. Les mises à la retraite avant 55 ans sont nombreuses et les aspirations professionnelles sont laissées de côté en faveur d’un retour au foyer, où il revient aux femmes « d’inventer » le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner, de faire des queues interminables pour acheter ce qu’il y a, quand il y a quelque chose, de gérer la pénurie, de prendre soin avec des moyens amoindris des parents ou beaux-parents âgés ou handicapés. Ce qu’il y a de plus « spécial » dans cette crise c’est que tous ces sacrifices inespérés et difficiles, les femmes cubaines les font non seulement pour que survivent leur famille, leurs enfants - comme cela se passerait dans n’importe quel pays du monde - mais pour la majorité d’entre elles, pour que survive le projet révolutionnaire auquel elles ont participé et au nom duquel elles se sacrifient.

Travailleuses et chômeuses

Le réajustement économique cubain, même s’il est « spécial », a provoqué aussi un chômage structurel. Comme dans d’autres pays, les usines qui ont fermé sont nombreuses. Et on lutte avec ténacité pour maintenir la qualité des services publics de santé et d’éducation. Comme les femmes ont toujours été minoritaires dans la population ouvrière et majoritaires dans le secteur de la santé (80 % des techniciens moyens et supérieurs) et dans celui de l’éducation (87 % des maîtres du primaire et 54 % dans les premier et second degrés), le chômage les a moins affectées. Leur participation importante au secteur du tourisme (44 %) ou à la recherche (42 %) - secteurs prioritaires - contribue aussi à ce que le chômage féminin se remarque moins. Les femmes sans emploi appartiennent essentiellement aux diverses branches de l’industrie légère. 46 % des travailleurs disponibles - comme on les appelle à Cuba - sont des femmes.

Dans la revue Bohemia de février 1997 on peut lire cette réflexion pertinente et préoccupante d’une journaliste attentive aux changements : « Je n’ai pu trouver nulle part, bien que je cherche depuis longtemps, une donnée significative pour l’analyse de la relation actuelle des femmes au travail : quelle part du fonds des salaires de l’ensemble de la nation aboutit entre des mains féminines ? J’en suis arrivée à croire - comme me l’a assuré la vice-ministre Mayra Lavigne - que cette donnée n’est pas contrôlée par le Bureau national des statistiques et que l’on ne sait pas. Mais le savoir me semble très important. La théoricienne Kate Young, experte en la matière, a défini depuis longtemps les catégories de condition et de position. Elles sont éclairantes lorsqu’on les applique à l’analyse de l’emploi en relation avec le sexe : il peut y avoir, comme cela se passe à Cuba, 42,3% de femmes en situation de travail, mais à quel niveau se situent-elles, combien sont responsables d’un organisme, directrices, présidentes, combien disposent de bureaux et s’expriment en tribune ? De cela le salaire est un indicateur. C’est une donnée dont il serait intéressant de disposer. On sait qu’à Cuba à travail égal, hommes et femmes reçoivent un salaire égal. Je ne suis pas sûre, cependant, que les femmes occupent en parité avec les hommes, les postes les mieux rémunérés. » La journaliste indique également qu’il est pratiquement impossible de connaître le pourcentage qui revient aux femmes dans la production alimentaire de la campagne et on n’a même pas entendu parler d’une volonté de quantifier, dans le Produit intérieur brut du pays, le volume colossal de travail non rémunéré réalisé par les femmes quotidiennement.

Les plus touchées par l’appauvrissement

Un des changements économiques décidés par le gouvernement cubain lorsqu’il n’a plus pu garantir le plein emploi à la population en âge de travailler, a été l’autorisation de travailler à son propre compte. Excessivement réglementé, stigmatisé par l’idéologie officielle et avec des hauts et des bas tout au long des quatre dernières années, les « travailleurs à leur compte » sont arrivés à « trouver des solutions ». Ils survivent. En février 1997 on calculait que 30 % des travailleurs à leur compte étaient des femmes, et que dans le secteur de la fabrication de produits alimentaires elles représentaient une majorité indiscutable. Dans le secteur du porte à porte elles sont aussi majoritaires. On les appelle puertapropistas (soit littéralement : porte-à-porte à leur compte).

Cuba a réalisé ces changements économiques sans les accompagner de politiques spécifiques pensées en fonction de l’inégalité des sexes. On n’a pas assez pris en considération l’opinion de femmes sur les problèmes du chômage structurel et inévitable, ni sur l’autorisation de travailler en indépendant. Lorsque, fin 1996, on a augmenté les impôts des travailleurs à leur compte, parmi les catégories les plus imposées se trouvaient celle de la fabrication de produits alimentaires. Personne n’a fait de recoupement entre cette hausse et le pourcentage élevé de femmes dans cette catégorie ni avec le pourcentage élevé de celles qui étaient chefs de famille. En 1997 on a fortement imposé ceux qui louaient une chambre à des touristes. Là non plus on n’a pas fait de recoupement et cela aurait été nécessaire car dans leur majorité les loueurs sont des femmes. Et la plupart des femmes seules. Pour la première fois, et étant donné l’avalanche de réajustements économiques nécessaires à la survie de l’île, on peut appliquer à Cuba aussi, bien que dans une moindre mesure, cette réalité dont on se met tant à parler dans le reste de l’Amérique latine : la féminisation de la pauvreté.

Le retour au foyer

Pour celles qui travaillent, la journée double est devenue plus dure et plus compliquée avec la crise. L’électricité, l’eau, le savon manquent. Et quand ils ne manquent pas on n’a que trop peur qu’ils se remettent à manquer. Et bien que les hommes - surtout les grands-pères retraités - aident davantage à la maison, les symptômes du machisme, du plus grossier au plus imperceptible, resurgissent dans les foyers. En même temps, la journée triple, ou elle s’est compliquée à l’extrême ou elle a disparu. La participation féminine à la vie politique et sociale a diminué car elle supposait un taux prohibitif de sacrifice personnel. « Aujourd’hui, lorsqu’on propose à une femme un poste à responsabilité elle ne l’accepte pas, pas même comme figurante. Nous en avons bien assez avec la charge de la maison. Nous sommes épuisées, nous ne pouvons pas faire face à tout, et il faudrait faire plus ? » dit une femme qui, depuis 1994, n’a accepté aucune responsabilité qui l’entraîne au-delà des quatre murs de sa maison. Une autre ajoute : « Quand je vote, je choisis des hommes comme délégués du Pouvoir populaire, car ils ont davantage de temps à consacrer à leur charge, davantage de possibilités. Je sais qu’une femme ne le peut pas, et si c’est une de mes amies, raison de plus pour ne pas la choisir. Je ne vais pas lui faire la crasse de la choisir car je sais qu’elle ne peut pas assumer ! »

Les jineteras [1]

Depuis 1989 l’économie cubaine essaie de s’adapter à la nouvelle situation mondiale. Elle a entamé un effort titanesque sur tous les fronts, tous les jours. Cuba gagne des batailles et en perd d’autres. L’issue unique est d’ouvrir un marché fermé et stable aux incertitudes de l’économie mondiale actuelle. Des investisseurs, des entrepreneurs et des touristes du Premier monde sont les bienvenus dans l’île. Leurs dollars, leurs projets, leurs entreprises et les liens que l’on peut établir avec eux sont absolument nécessaires à la survie de Cuba et à la continuité de son développement. Autour des étrangers, - hier rejetés ou controversés, aujourd’hui privilégiés - un monde de prostitution féminine mais aussi masculine s’est développé.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2289.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Envío, novembre 1998.
 
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[1Du mot jineta qui signifie écuyère (NdT).

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