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DIAL 2510

CHILI - Dans le rapport faisant suite à la Table de dialogue. En dépit de ses engagements, l’armée a fourni sur les disparus des renseignements parfois inexacts et contradictoires

Elizabeth Lira

jeudi 1er novembre 2001, par Dial

Dans un accord signé le 13 juin 2000, les forces armées avaient reconnu leur responsabilité dans la violation des droits de l’homme sous la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990) et s’étaient engagées à fournir toute information disponible concernant les disparus. Le rapport faisant suite à cet accord ne répond pas réellement à l’engagement pris par les forces armées du fait qu’il contient de fausses informations sur le sort de certains disparus. La crédibilité du rapport est donc gravement en cause. Article publié sous la signature de Elizabeth Lira dans Mensaje, juillet 2001 (Chili).


Aveu et engagement des forces armées

Au bout de presque dix mois de travail commun [entre les avocats des droits humains et les représentants des forces armées], et après avoir discuté d’un grand nombre d’aspects liés aux problèmes pour lesquels ils avaient été convoqués, les participants s’accordèrent, entre autres choses, sur la nécessité d’assumer « […] la tragédie, non élucidée encore, des détenus disparus [...]. Afin de surmonter les problèmes du passé et d’avancer vers la réconciliation de tous les Chiliens, nous invitons à réaliser un grand effort national qui engage très activement les plus hautes autorités du pays, les institutions civiles, militaires, religieuses et morales, ainsi que la communauté nationale dans son ensemble, dans la perspective de retrouver les restes des détenus disparus ou, quand cela ne sera pas possible, d’obtenir au moins l’information qui permette d’élucider leur sort. »

Pour atteindre ce but, « les institutions des forces armées et de la police s’engagent solennellement à déployer, dans un délai de six mois suivant l’entrée en vigueur de la législation que nous proposons, le maximum d’efforts possibles pour obtenir les informations permettant de retrouver les restes des détenus disparus ou d’établir leur sort. »

Le « dialogue » a permis que les forces armées reconnaissent que les violations des droits humains ont effectivement eu lieu pendant le régime militaire, c’est ce point de l’accord final qui est essentiel. Les différentes visions et fidélités des « dialoguants » entrèrent cependant plusieurs fois en conflit, et s’exprimèrent à diverses reprises, et notamment lors du retour au pays du général Pinochet en mars 2000.

Les forces armées insistèrent sur le fait que « la vérité ne pourrait être atteinte tant que nous n’arriverions pas à créer les conditions sociales, politiques et juridiques pour que les informations qui pourraient exister soient livrées, de façon à satisfaire les demandes bien compréhensibles des familles de victimes, non seulement parce l’Armée n’est pas insensible à la douleur, mais parce qu’elle a souffert dans sa propre chair la perte de beaucoup de ses membres. »

L’engagement pris devant le pays impliquait de « rechercher » ces informations, puisque les forces armées avaient formellement déclaré que les institutions militaires ne possédaient pas les informations demandées.

Quelques heures après la signature de l’accord, le président Ricardo Lagos le fit connaître au pays, soulignant entre autres choses que « [...] les forces armées, les institutions morales, assument une grande responsabilité, dont j’apprécie toute la valeur. [...] Résoudre ce problème, qui est la blessure la plus profonde qui affecte l’âme du peuple chilien, va nous permettre de renouer le fil de notre histoire, en nous élevant au-dessus des clans qui divisent la nation. Voilà la raison d’être de cette Table, et pour cette raison, au nom du Chili, je veux remercier pour l’accord atteint. »

Recherche d’informations

De leur côté, les secteurs qui s’étaient opposés à la Table essayèrent de discréditer l’accord en prêtant aux participants l’intention d’établir une loi du point final et de garantir l’impunité par la voie politique. Dans les mois suivants, lors de la procédure judiciaire concernant ladite « Caravane de la mort », le général Pinochet se vit retirer l’immunité sénatoriale. Les alternatives de la procédure amenèrent les autorités militaires à signaler que les résultats de la recherche d’information - dans le cadre des accords de la Table de dialogue - se verraient affectés, en raison du découragement des informateurs potentiels, non seulement par le cours pris par la procédure judiciaire contre le général Pinochet, mais aussi par les nombreuses procédures dans lesquelles étaient impliqués des membres des forces armées à la retraite ou en service actif.

L’application de la loi d’amnistie de 1978 avait été confrontée à de nouvelles interprétations et les juges avaient commencé à enquêter scrupuleusement au lieu de procéder à son application routinière. Les plaintes contre le général Pinochet se multipliaient et l’on mettait à jour de nouveaux détails sur la répression politique exercée non seulement en relation avec la « Caravane de la mort » mais aussi dans des cas plus récents comme celui de Tucapel Jiménez et des personnes assassinées dans l’opération Albanie en 1987.

L’instruction rendait compte d’homicides commis au nom du bien commun, perpétrés avec un déploiement de cruauté abyssale, qui ne pouvait être compatible avec les valeurs permanentes des forces armées, et encore moins avec une éthique de la politique dans une société démocratique. Les résultats de la recherche d’informations sur les détenus disparus étaient affectés par la diffusion publique de ces faits avérés et par les conflits de fidélités que ces thèmes engendraient. Ces conflits n’étaient pas seulement le résultat de perceptions idéologiques ou politiques contradictoires. Ils faisaient aussi partie de l’histoire d’affects, de solidarités, de croyances et de valeurs essentielles pour les uns et les autres, ainsi que de l’impossibilité de justifier les crimes commis au nom du salut de la patrie, dans un contexte politique national et international qui exigeait non seulement la reconnaissance de ce qui s’était passé, mais aussi le jugement et le châtiment des responsables. Malgré tout, grâce au dialogue, on avait établi que la localisation des détenus disparus était un thème politique crucial pour l’unité nationale et la paix sociale et n’était pas qu’une affaire privée concernant les victimes et leurs familles. Cette façon de voir impliquait, par ailleurs, de redéfinir en termes éthico-politiques les responsabilités réciproques de tous les secteurs pour construire la paix sociale de l’avenir.

Le rapport de janvier

En janvier 2001, dans un climat de grande expectative, les Églises, la franc-maçonnerie et les forces armées remirent au président de la République l’information regroupée concernant le sort final et la localisation des restes de détenus disparus, conformément aux accords de la Table de dialogue. D’après les informations des journaux, ce rapport donnait des renseignements sur 200 personnes, la majeure partie correspondant aux années 1973 et 1974. Pour 49 d’entre elles, les informations fournies devaient permettre de localiser leurs corps. Les 151 autres auraient été jetées dans des rivières, des lacs ou à la mer.

Dans l’introduction du Rapport, les forces armées déclarèrent que dans cette recherche d’informations « [...] l’action des institutions fit appel à la participation et à l’engagement de l’ensemble des niveaux hiérarchiques ; ceux-ci, de par la diffusion des objectifs poursuivis parmi le personnel actif et à la retraite, ne cessèrent de souligner que la réussite dans l’effort entrepris était nécessaire au pays et constituait un apport important en vue de la réconciliation nationale. »

Elles signalaient cependant plus loin que ces intentions s’étaient vues affaiblies par des faits qui avaient altéré « le climat de confiance nécessaire », précisant que « la réinterprétation de la Loi d’amnistie de 1978, en des termes sans rapport avec les objectifs de paix politique et sociale avec lesquels elle avait été promulguée, avait eu des répercussions négatives sur les efforts entrepris par les institutions, affectant, de plus, les bases de la réconciliation nationale. » Finalement, « [...] elles se montraient convaincues d’avoir accompli pleinement et exactement leur engagement [...]. »

Inconsistances du rapport et réactions

Ce Rapport - qui fut reçu par le président de la République, remis à la Cour suprême et communiqué aux familles directement concernées – serait contesté par différents secteurs. La première difficulté surgit de l’analyse des cas élucidés lorsqu’ils furent comparés aux bases de données disponibles. Dans plus de 50 cas, les inconsistances quant à la date de détention, et probable date de mort, mettaient en doute l’ensemble des informations. La deuxième difficulté apparut lorsque des juges effectuèrent des recherches dans les endroits indiqués dans le Rapport. Après d’épuisantes journées de recherche, on découvrit à Cuesta Barriga quelques restes qui corroboraient l’information selon laquelle des corps auraient été enterrés là à un moment donné. Pourtant, comme cela devait arriver à d’autres endroits, la recherche donnait l’impression que les corps avaient bien été enterrés là, mais que, plus tard, ils avaient été enlevés.

La troisième difficulté apparut lors du processus d’identification des corps trouvés dans le Fort Arteaga : en effet, les restes correspondaient à une des personnes mentionnées comme ayant été jetées à la mer. Ce fait provoqua un énorme choc chez les membres de la famille de Juan Luis Rivera Matus, dirigeant communiste, dont beaucoup vivaient hors du pays. À la publication du Rapport, ils avaient fait une cérémonie familiale face à la mer pour assumer le départ définitif du père et grand-père disparu, et voilà que trois mois après, ils se retrouvaient confrontés à un rituel qui leur faisait revivre la douleur de la perte et des longues années de recherche infructueuse.

Toutes ces contradictions et inconsistances minaient la crédibilité du Rapport, malgré l’inégalable contribution qu’impliquait la reconnaissance, par les forces armées, de la détention, de l’assassinat et de la dissimulation postérieure du crime dans les cas mentionnés. La connaissance de ce problème a eu un fort impact sur l’opinion publique, mais en même temps a généré une grande frustration dans beaucoup de secteurs. Le Rapport laisse de côté les 356 cas de disparus attribués à la DINA. Seulement 27 d’entre eux apparaissent dans le document remis au président Lagos. Les cas mentionnés comprennent des membres des comités directeurs du PC et du PS disparus entre 1975 et 1976. Des parents de certains d’entre eux sont aujourd’hui des personnalités publiques, et l’aveu qu’ils ont été jetés à la mer peut être compris comme une manière symbolique de confirmer leur mort, mais on ne dit rien en réalité sur leur sort final.

Les données du Rapport ont fait naître aussi incertitudes, méfiances et incrédulités. Les informations données se rapportent à la destinée de Chiliens qui trouvèrent la mort dans des conditions illégales, sans procès, après avoir subi des cruautés indescriptibles qui plongèrent leurs parents dans une souffrance qui a affecté leur vie pendant un temps devenu interminable. Ces informations sont une connaissance fragmentaire et parfois contradictoire dans le détail et, par là-même, ont été considérées par beaucoup de secteurs comme une réponse insuffisante.

Les réactions et les problèmes ont été divers. On a porté plainte contre les commandants en chef des forces armées pour obstruction à la justice. En même temps la connaissance des tortures infligées à des prisonniers dans le procès « Caravane de la mort » a brutalement lézardé les tentatives faites pour « surmonter » ces problèmes au nom de l’unité nationale, avec, comme conséquence, le dépôt de plaintes pour tortures contre des autorités des forces armées. La Cour suprême, à la demande du gouvernement, a désigné des juges spéciaux pour ces procès. L’exécutif a réorganisé la Commission de réparation et réconciliation disparue en tant que telle en 1996 pour se transformer ensuite en un programme du ministère de l’intérieur, afin de prêter assistance juridique et sociale aux familles de détenus disparus, et renforcer le travail de réparation. En revanche, ces deux derniers mois, on s’est interrogé sur les capacités professionnelles du service médico-légal à répondre aux demandes d’identification des restes retrouvés, car on avait eu vent des difficultés de coordination et de compétence pour une tâche de cette envergure. À leur tour, les forces armées ont reconnu que le Rapport contient des inexactitudes, et elles seraient disposées à comparer les données et, éventuellement, à rechercher plus d’informations.

Répondre aux familles des victimes

La Table de dialogue constata combien la violence politique eut le pouvoir de briser la notion d’appartenance commune, et, en conséquence, que des milliers de Chiliens ne se sentirent plus en sécurité et « chez eux » dans notre pays. Ils furent arrêtés, torturés, durent s’exiler... Ce furent des disparus. Tel fut le résultat de la violence répressive de l’État. La tendance à en faire le pendant de la violence propre à de petits groupes, pour justifier ce qui s’est passé, n’est pas convaincante et ne facilite pas la tâche. D’un autre côté, on lance des invitations au pardon et à la réconciliation, qui, en guise d’argument, soulignent l’appartenance à une patrie commune, mais qui ne réalisent absolument pas les conséquences et les effets de cette violence. On observe aussi une tendance à considérer comme réglés les problèmes de droits humains pour la raison simple et sans appel qu’ils appartiennent au passé.

La Table de dialogue, dans ses réussites comme dans ses difficultés, montre la nécessité de rendre compatibles les politiques globales et leurs conséquences, avec les vies concrètes des personnes. Pour l’avenir du Chili, la reconnaissance par les forces armées de leur responsabilité dans la disparition de Chiliens a une valeur considérable. Mais, pour chaque parent, ce geste est insuffisant. Une brèche s’est ouverte qui ne peut être colmatée par d’illusoires appels à la réconciliation et au pardon, car dans l’histoire du pays ils ont toujours été synonymes d’impunité. Comment assumer et réunir le bien commun de la patrie et le bien particulier de chaque famille de détenus disparus ? Comment répondre à cette demande légitime de vérité particulière qui est la condition de la paix personnelle ?

Peut-être la Table de dialogue a-t-elle donné une clé fondamentale : cette souffrance est une affaire qui nous concerne tous, nous les Chiliens, car la paix de l’avenir dépend précisément de notre capacité à reconstruire une éthique de la politique, fondée sur les droits inaliénables de la personne humaine.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2510.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Mensaje, juillet 2001.
 
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
 
 

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