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DIAL 3084

BOLIVIE-BRÉSIL - Le gouvernement d’Evo Morales ferme les yeux sur les barrages de Lula

Bernard Perrin

mercredi 2 décembre 2009, mis en ligne par Dial

Cet article de Bernard Perrin sur la Bolivie et le Brésil, a été publié dans Le Courrier (Suisse) du 31 octobre 2009. Il vient compléter l’article de Raúl Zibechi sur l’Équateur dans la description des ambiguïtés des politiques menées par les gouvernements de gauche au pouvoir dans les trois pays. Il revient aussi sur des questions abordées dans des articles publiés par DIAL en 2007 sur l’intégration sud-américaine et l’IIRSA (Initiative d’intégration de l’infrastructure de la région d’Amérique du Sud) d’une part, et sur le projet de complexe hydroélectrique du rio Madeira [1] d’autre part


Que la gauche remporte ou non le scrutin bolivien de décembre, le rio Madeira, n’échappera pas aux dommages écologiques et sociaux des deux futurs barrages brésiliens.

Que restera-t-il dans une décennie du « poumon de la terre » et des populations indiennes qui l’habitent ? Que les gouvernements du Brésil ou de Bolivie soient « de gauche » ou « indianiste » n’y change rien. Entre les mégaprojets énergétiques, les exploitations pétrolières ou minières et les monocultures d’agrocombustibles, l’Amazonie, et ses richesses naturelles stratégiques, est aujourd’hui plus que jamais l’ultime digue face au capitalisme. À la frontière bolivienne, le Brésil vient de lancer sa version amazonienne des travaux d’Hercule : la construction du plus grand projet hydroélectrique du continent sud-américain. Sur le rio Madeira, principal affluent du fleuve Amazone, le gouvernement du président Luiz Inácio Lula da Silva va débourser d’ici 2013 plus de 10 milliards de dollars pour la construction de deux mégabarrages, à Jirau et San Antonio, qui généreront au total près de 7000 MV [2]. Les travaux, qui ont démarré cet été, sont dirigés par Odebrecht, la plus grande entreprise de construction d’Amérique latine, dont le chiffre d’affaires a atteint, en 2007, 17 milliards de dollars, un montant supérieur au PIB de la Bolivie et du Paraguay réunis.

Les promoteurs du projet espèrent que les deux ouvrages permettront le développement d’un gigantesque pôle agroindustriel au cœur de l’Amazonie, en plus d’alimenter, par une ligne à haute tension, les industries de Sao Paulo, à plusieurs milliers de kilomètres au sud-est.

Si ces ouvrages seront sensiblement moins grands que le fameux barrage des Trois Gorges en Chine, le plus puissant du monde (18 200 MV), ils auront par contre un impact écologique énorme au vu de la topographie extrêmement plate du bassin amazonien. De quoi inquiéter le voisin bolivien, dont la frontière se situe à moins de 90 kilomètres du premier des deux barrages, celui de Jirau.

Certes, les études menées par des scientifiques brésiliens ont conclu « à l’absence d’impact des barrages sur le territoire bolivien ». Mais Jorge Molina, expert à l’Institut d’hydraulique et d’hydrologie de l’Université Mayor de San Andrés, à La Paz, n’en décolère toujours pas : « Les Brésiliens ont carrément manipulé les modèles mathématiques pour calculer par exemple la sédimentation au fond des lacs de retenue », accuse-t-il. « C’est absolument inacceptable pour le scientifique que je suis. Explicable toutefois : il ne s’agissait pas d’études, mais d’opinions émises par des chercheurs payés par... Odebrecht, le maître de l’ouvrage ! »

La réalité risque donc bien de virer au cauchemar pour les habitants du bassin du rio Madeira. « Notre dernière étude démontre en effet que l’élévation du niveau du fleuve après la mise en service des deux barrages se situera entre 1 et 2,2 mètres », poursuit M. Molina.

Populations déplacées

« Nous n’avons pas les relevés topographiques exacts de toute la zone », regrette pour sa part Marc Pouilly, chercheur à l’IRD, l’Institut de recherche pour le développement. Mais les premières études menées du côté bolivien arrivent à la conclusion qu’au minimum 500 km2 de terres riveraines seront définitivement inondées.

La communauté scientifique est dès lors montée aux barricades. « Le bassin du rio Madeira, c’est plus d’un million de km2 (25 fois la Suisse). C’est donc une folie de réaliser de tels barrages sans avoir au préalable effectué des études sérieuses », poursuit Marc Pouilly. Celles menées récemment par l’ONG Faunagua donnent le frisson. « Plus de 300 espèces de poissons migrateurs seront menacées d’extinction, mettant en péril, pour le seul territoire bolivien, la survie économique de 16 000 pêcheurs traditionnels, de leurs familles et de leurs communautés », explique Paul van Damme.

Manuel Antonio Valdès, chercheur à l’Université fédérale de Rondonia, au Brésil, estime pour sa part que du côté brésilien, la construction des barrages nécessitera le déplacement d’au moins 15 000 personnes : « Ce sera un drame social. Ces gens déracinés, coupés de leur culture, viendront gonfler les banlieues de Porto Velho... Et tomberont dans la misère et son cortège habituel : délinquance, prostitution, trafics en tous genres. » Un problème presque habituel au Brésil : « En trente ans, l’État a construit plus de 600 barrages, déplaçant plus d’un million de personnes, dont au moins 70% n’ont jamais reçu la moindre indemnisation. »

Face à la menace, la Bolivie a tardé à réagir. Depuis 2006, le ministre des affaires étrangères David Choquehuanca a certes fait régulièrement part de la « préoccupation » de l’État bolivien face aux répercussions environnementales des deux barrages. Mais si certains ministères, comme celui de l’environnement, ont combattu le projet brésilien, d’autres, comme celui de l’énergie, ou les cercles proches du président, à commencer par le vice-président Alvaro García Linera, y sont ouvertement favorables.

Pour l’électricité

Pour eux, il est en effet vital de répondre avant tout aux besoins de la population. Et Pablo leur fait volontiers écho. Ce paysan et pêcheur de la région de Cobija, dans le département de Pando, à la frontière avec le Brésil, est venu jusqu’à La Paz pour défendre la construction des barrages : « Ce que nous voulons, c’est vivre mieux, ne plus nous éclairer à la bougie. On accepte volontiers le désastre s’il vient avec le développement et l’électricité ! »

Jean Rémy, professeur à l’Université fédérale de Rio de Janeiro, l’a toutefois prévenu : « Il ne faut pas se faire d’illusions. Tous les projets antérieurs ont montré que les populations locales n’en bénéficient pas. Elles restent dans l’obscurité ! » Le Bloc des organisations paysannes et indiennes du Nord amazonien (BOCINAB) ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Il a exigé l’arrêt immédiat de la construction des barrages et déposé dans la foulée une demande de mesures provisionnelles devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Pour l’heure sans succès : le rouleau compresseur brésilien semble impossible à arrêter.


« Transnationalisation » de l’Amazonie

« Accélérer le développement économique : c’est une constante dans la politique brésilienne, depuis la seconde moitié du XXe siècle », explique Olivier Dabène, professeur à Sciences Po et président de l’Observatoire de l’Amérique latine et des Caraïbes. C’est d’ailleurs à ce prix que le géant sud-américain pourra assurer sa place de nouvelle puissance économique mondiale du XXIe siècle. « Lula a beau être de gauche, il est coulé dans le moule des intérêts prioritaires du pays », poursuit le chercheur.

Le Brésil s’est ainsi mué en véritable empire, constituant son propre « pré carré » sur le continent. Lorsque la BNDES (Banque nationale de développement économique et social) décide d’investir dans les pays voisins, c’est en effet à condition que les projets soient accordés ensuite à des entreprises... brésiliennes. La centrale hydroélectrique de San Francisco, en Amazonie équatorienne, a ainsi été construite grâce à un prêt de 243 millions de dollars accordé justement par la BNDES... sous condition d’adjudication du contrat à l’entreprise brésilienne Odebrecht !

« Mais le projet des barrages du rio Madeira ne peut toutefois se comprendre que si on le replace dans le cadre de l’IIRSA, l’Initiative pour l’intégration des infrastructures régionales sud-américaines », souligne Marco Octavio Ribera, chercheur à la Lidema, la Ligue bolivienne de défense de l’environnement. L’objectif de l’IIRSA, adoptée en 2000 par douze présidents sud-américains ? « C’est le développement d’infrastructures et de centres de production d’énergies dans un corridor d’intégration qui remonte toute l’Amazonie. L’IIRSA prévoit notamment une voie navigable de 4200 kilomètres qui permettra le transport fluvial – puis terrestre via la construction de nouvelles routes – du soja et des agrocombustibles produits en Amazonie vers les ports de la côte pacifique, pour les exportations vers l’Asie », poursuit le chercheur. « Et ces voies de communication sont dessinées en fonction des échanges commerciaux et de la chaîne de production des transnationales nord-américaines et brésiliennes, commente Evelin Mamani, sous-directrice du Fobomade, le Forum bolivien sur l’environnement et le développement. Les entreprises qui financent l’IIRSA, ce sont notamment les grands producteurs de soja et les entreprises de la filière de l’agroalimentaire. » Dans le numéro d’avril de l’édition « Cono sur » du Monde diplomatique, le journaliste français Christophe Ventura confirme que « Lula a passé des engagements avec les firmes de l’agrobusiness comme Monsanto, Syngenta, Cargill ou encore Nestlé pour réaliser son rêve de convertir le Brésil en premier producteur mondial de soja, de canne à sucre et d’éthanol ».

« On peut donc aujourd’hui véritablement parler de transnationalisation de l’Amazonie, conclut Evelin Mamani. Au détriment de la santé humaine, de la conservation de la nature et du droit des peuples indiens de vivre selon leurs modes de vie. »


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3084.
 Source (français) : Le Courrier, 31 octobre 2009.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source originale (Le Courrier - www.lecourrier.ch) et l’une des adresses internet de l’article.

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[1Le rio Madeira (bois en portugais) prend sa source à l’ouest de Cochabamba (Bolivie) sous le nom de Río Grande ou Río Guapay et se jette dans l’Amazone après un parcours de 3380 km. En Bolivie, on l’appelle río Madera (bois en espagnol).

[21 Mégavolt (MV), c’est 1 million de volts – note DIAL.

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