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DIAL 3111

ARGENTINE - Apprendre à survivre, entretien avec Graciela Daleo

Revue Mu

mercredi 2 juin 2010, par Dial

Dans ce numéro consacré à l’Argentine, nous publions trois textes extraits de la revue Mu, réalisée par la coopérative de travail lavaca. C’est l’occasion pour nous de saluer et de partager avec vous, lecteurs et lectrices, le travail remarquable qui est le leur. Dans cet entretien, paru dans le numéro 10 de la revue (novembre 2007), Graciela Daleo témoigne des luttes qui ont été les siennes depuis les années 70.


En 1977 elle a été séquestrée à la ESMA (École supérieure de mécanique de la Marine) pendant un an et demi. Après le retour de la démocratie elle a été emprisonnée. Elle a refusé la grâce de Menem et s’est enfuie. Jusqu’à ce que l’histoire remette les choses à leur place et qu’elle devienne un témoin clé dans le cadre du jugement des tortionnaires. À propos de ce que lui a appris ce cheminement elle fait une synthèse « Perdre, résister et, parfois, gagner ».

Dans son appartement d’Almagro [1] il y a une tapisserie zapatiste en provenance du Chiapas, un portrait de Corto Maltese, une reproduction de Pedro Figari, l’encadrement d’une fenêtre qu’elle vient de peindre en bleu et une infinité de livres. Il y a des chouettes décoratives impeccablement rangées qui nous regardent et, peut-être, chassent le mauvais sort et les histoires de terreur ; il y a des disques vinyle, et sur un des murs on voit une prière du prêtre Carlos Mugica, intitulée « Méditation dans la villa » [2]. Graciela l’a rencontré. Entre autres choses, Mugica demande pardon à Dieu pour s’être habitué « à voir que les enfants qui paraissent huit ans en ont en réalité treize ». Il y a la lumière du soleil qui sèche la peinture bleue et il y a du café noir que Graciela a préparé pour, en quelque sorte, faire chaud au cœur et se mettre à parler.

Il y a quelques jours à peine elle a dû aller s’asseoir face à des juges pour faire sa déposition dans le procès du tortionnaire Hector Febres [3], le premier porté devant le tribunal par le labyrinthe judiciaire pour commencer à condamner ceux qui ont été responsables de la transformation de l’ESMA en camp de concentration. Graciela en a été un des témoins. En fait, témoin, cela fait longtemps qu’elle l’est, depuis qu’elle s’est consacrée à dévoiler le visage d’une organisation criminelle, constituée par l’État et institutionnalisée clandestinement (et ce n’est pas un paradoxe linguistique), vouée à faire régner sur le pays la torture, le silence et la mort. Graciela a commencé à militer en politique dans les années 60 et il y a maintenant trente ans que le 18 octobre 1977 elle est devenue une parmi les milliers de personnes disparues en Argentine. Les marins ont décidé d’essayer de la « réintégrer » ou, selon ses termes à elle, de la transformer en « main d’œuvre esclave », et après un an et demi de détention clandestine ils ont également décidé de la « libérer ». C’est à partir de ce moment que Graciela a consacré chaque seconde de sa vie à dénoncer les errements et les crimes de la dictature. Elle a continué à être persécutée en pleine démocratie mais alors, par la voie judiciaire : en 1988 elle a été emprisonnée et en 1989 Carlos Menem l’a grâciée sur deux affaires judiciaires, en même temps que des militants issus du peuple et des chefs militaires. Graciela a été la seule à refuser judiciairement cette grâce. Le courage, parfois, est un choix solitaire.

Elle s’est enfuie en Uruguay et a pu en revenir lorsqu’il y a eu prescription sur l’action en justice. Aujourd’hui Graciela est coordinatrice de la Chaire libre des droits humains de la Faculté de lettres et philosophie [4], elle participe au programme radio Comptes non soldés (« Cuentas pendientes ») sur la fréquence FM de Bajo Flores, travaille comme correctrice et remplit une fonction désuète : la fonction de cohérence. C’est pourquoi Graciela est le reflet d’une façon de penser et d’une manière de se situer face à la réalité à propos de laquelle il est possible de débattre mais pas de rester indifférent.

Une des choses que j’ai apprise au cours de ces années – dit-elle – c’est à ne pas sombrer dans la tentation de ne comptabiliser que les défaites ni de me laisser endormir par les victoires. Je crois nécessaire que nous soyons capables de réfléchir à partir de nos expériences et de partager cette réflexion avec les jeunes générations.

Par exemple ?

J’ai réalisé depuis longtemps que le camp du peuple a subi une défaite très lourde avec la dictature. Mais reconnaître que nous ayons subi une défaite ne veut pas dire que nous ayons été définitivement vaincus. D’une défaite, les peuples se relèvent. Un roman d’Andrés Rivera – La révolution est un rêve éternel – me plaît parce qu’il parle d’un « perpétuel apprentissage des révolutionnaires et de ne pas confondre réalité et vérité ». Moi j’ajoute « perdre, résister et parfois, gagner ». Ce qui se passe c’est qu’aucune victoire n’est définitive, et de ce point de vue, tu ne dois jamais rester inactif sinon la lutte ne sert à rien.

Je ne comprends pas.

Je crois qu’il faut toujours se montrer insatisfait de ce que l’on obtient, mais cette insatisfaction ne doit pas impliquer une frustration absolue qui conduise à penser qu’aucune lutte n’est valable, que la seule chose qui vaille c’est la victoire du jour au lendemain. Pour moi, obtenir la condamnation des tortionnaires qui ont été actifs pendant la dictature militaire ne résout pas le problème de l’impunité. Mais à travers cette lutte nous faisons la preuve qu’ils ne sont pas tout-puissants, car c’est ce qui avait été établi pendant la dictature et renforcé avec les lois de Point final et d’Obéissance due [5] et les remises de peines. Il semblait que l’on ne pouvait désormais plus rien faire et que, les puissants, il n’y a aucun moyen de les atteindre. Quand nous avons obtenu l’annulation de ces lois, il y en a eu en 2003 pour faire remarquer : « Bien sûr, maintenant on peut les juger car ce sont des petits vieux qui n’emmerdent personne ». Je crois que ni d’un point de vue concret ni d’un point de vue symbolique il ne faut dévaluer cette victoire. D’abord ce ne sont pas des « petits vieux ». Et en tout état de cause l’âge d’un Etchecolatz [6] m’importe peu parce que cela pose un référent symbolique qui montre que, oui, la sanction juridique a de l’importance pour les puissants, on voit bien la réaction…

Julio López ?

Julio López [7] et aussi la multitude de choses qui se sont passées au long de ces années. Parce que la disparition de Julio est aujourd’hui ce qu’il y a de plus extrême. Mais ce n’est pas ce qui est advenu en premier. Dans ce pays il y a eu des soulèvements militaires dans les années 87, 88 et 90 pour empêcher procès et châtiments. C’est pourquoi je crois que ce qu’il y a d’inestimable c’est que collectivement nous ayons brisé l’idée que l’impunité est intouchable. Nous n’avons pas atteint le but ? Certes, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais l’important c’est de nous affirmer par cette victoire parce que ce qu’elle prouve c’est que pour obtenir quelque chose, il faut se battre.

Causes et effets

Dans le cadre de cette logique victoire/défaite, Graciela modère à nouveau son enthousiasme.

Il faut aussi reconnaître que toutes les luttes justes n’aboutissent pas à des victoires. Rien n’est garanti. Mais je dis aussi que pour atteindre la victoire, il faut lutter. Si, dans les années 90, au moment de la dernière vague de grâces, on avait baissé les bras nous n’en serions pas là où nous en sommes aujourd’hui. Maintenant cela ne signifie pas non plus que la police, qui tue des gamins, ait mis un terme à sa façon criminelle d’agir, ni à son impunité.

Quelle analyse peut-on faire de l’avenir des procès liés aux droits humains ?

Personnellement je propose de ne pas parler de « procès liés aux droits humains » parce que si tel était le cas nous contribuerions à réduire le problème des droits humains à ce qui s’est passé pendant la dictature militaire et cela seulement. Disons qu’il s’agit de procès contre les tortionnaires de la dictature militaire, auxquels viennent maintenant s’ajouter ceux qui ont un lien avec les crimes de la Triple A [8]. Il y a des centaines d’affaires dont beaucoup ont été ouvertes lors de l’annulation des lois d’Obéissance due et de Point final. Ce que l’on maintient ou que l’on va maintenir ce sont des processus d’inculpations avec des issues diverses. Je dis des issues diverses parce que le droit est un terrain de luttes politiques, il n’est pas fixé pour l’éternité comme des lois mathématiques. Il faut se rappeler que nous n’en sommes pas encore au stade des plaidoiries dans plusieurs procès car les défenseurs des militaires se livrent à une infinité de jeux de manches juridiquement possibles et cela aboutit en cassation où le tribunal met les dossiers au placard.

En ce qui concerne l’affaire de l’ESMA, par exemple, que peut-il se passer ?

Actuellement on en est au stade des plaidoiries à l’encontre d’un des tortionnaires, Hector Febres, à propos de quatre cas. Certains disent : avec tout ce que ce type a sur le dos et pour quatre cas seulement ! Mais les instances judiciaires ne voient pas les choses ainsi et ces quatre cas seront jugés. Il se passe la même chose qu’avec Etchecolatz, que l’on a condamné par rapport à six cas parmi les centaines et les centaines de plaintes déposées à son encontre. Ce qu’il y a de positif c’est que le tortionnaire est jugé et condamné. Ce qui pose problème c’est que ce n’est que pour quatre cas ; même si ensuite il devra être traduit en justice pour d’autres cas. Cela requiert un effort juridique et politique énorme et oblige les témoins à aller déposer autant de fois que nécessaire, et à tout mettre sur la table. Avec, en outre, tout ce que cela suppose, car depuis la disparition de Julio López, on a peur de s’exposer à ce point.

Et comment vaincre cette peur ?

Il faut comprendre que ce n’est pas quelque chose qui se règle en famille, avec des associations de défense des droits humains, des avocats, des magistrats, des survivants et des tortionnaires. C’est quelque chose qui se règle sur le terrain de la lutte populaire lorsqu’elle s’exprime dans la sphère juridique. C’est pourquoi je trouve encourageant que tant de gens suivent le déroulement des procès avec intérêt et veuillent savoir. J’ai conscience qu’ils sont beaucoup plus nombreux que lors des étapes passées.

À quoi cela se remarque-t-il ?

À ce que l’on comprend de mieux en mieux que l’histoire n’a pas commencé le 24 mars 1976 mais que le peuple a traversé un processus politique qui ne se réduit pas à la dictature. Il y a eu de nombreuses étapes différentes. Lorsque je suis revenue d’exil en 1984 je disais que la société que j’avais devant les yeux ne se posait plus de questions. Je pense que depuis peu, dans les années 90, on a commencé à retrouver cette capacité à poser des questions, à interroger, et cela coïncide avec le moment de l’apparition de H.I.J.O.S. (l’organisation qui regroupe les enfants de disparus). Et voici les enfants de la génération des années 70 qui se mettaient à poser des questions.

Comment vit-on cette étape pendant laquelle le gouvernement va à la ESMA et reçoit les survivants ?

C’est une situation réellement compliquée à vivre. Il y a deux types de positions, et je ne m’en sens pas partie prenante. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent « ce gouvernement est celui des enfants des Mères » [9]. parce que sa politique sur le terrain n’est pas celle que nous voulions faire. Je parle de la génération des militants révolutionnaires au sens le plus large. Ce pays n’est pas la patrie socialiste, « le capitalisme pour de vrai » n’a jamais été une consigne des militants des années 70. Or c’est un peu ainsi que se caractérise lui-même ce gouvernement. Mais je ne me reconnais pas non plus dans l’autre position qui soutient que ce gouvernement n’est pas différent de la dictature, est identique à celui de Menem ou de De la Rúa. Je ne suis pas davantage d’accord avec ceux qui disent que ce gouvernement nous a volé nos idées phares. Je crois que ce gouvernement s’est trouvé dans l’obligation de faire certaines choses. Ses motivations m’importent peu parce que pour la psychologie, je vais aux séances de thérapie ou j’en discute au café. Ce que je sais, c’est que ce gouvernement, et concrètement, Kirchner [10], a insisté en 2003 pour que se pose le problème de la nullité des lois de Point final et d’Obéissance due et qu’on le résolve favorablement. Que cela ait été fait par des législateurs qui pendant des années ont refusé de les reconsidérer pour des raisons de convenance du moment, c’est sûr. Je crois que ça a été le résultat de la lutte du peuple. Pour moi ce n’est pas un cadeau de ce gouvernement, il ne nous a volé aucune de nos idées phares.

Concrètement, qu’est ce que cela signifie ?

On a de nouveau ouvert les procès, très bien. Mais pour faire avancer les choses on a besoin d’acteurs juridiques, politiques et même de l’appui de l’État en termes budgétaires. Lorsque vous évoquez le fait d’être allés à l’ESMA, je crois que Kirchner et sa femme nous ont accompagnés, mais, nous les survivants, avons été les acteurs réels et je crois que ce fut un moment important, un geste politique important. Si un groupe de militants justicialistes [11] utilisent cela pour leurs magouilles politiques c’est parce qu’ils minimisent le fait. Je crois que ça a été un geste politique important dans la lutte pour la justice, la mémoire, la façon dont on considère la lutte du peuple. Cela et rien de plus.

C’est là où il faut éviter la polarisation. D’un côté on confond acquis partiels et victoire totale en attribuant à cet État, à ce gouvernement une politique globale qu’il n’a pas. Parce que ce gouvernement n’agit pas de la même manière au regard des violations des droits humains qui continuent à se produire aujourd’hui et dont l’État continue à être responsable. D’autre part, je ne suis pas non plus d’accord pour dire que tout est à mettre sur le même plan et que ce sont des actes sans importance. Parce que je crois, moi, qu’il y a des différences. L’importance de reconnaître ces différences je la vois en relation avec le fait que chaque moment politique exige des stratégies politiques différentes Je connais des organisations dont l’axe unique de réflexion est de savoir s’il faut être pour ou contre le gouvernement. Cela ne peut pas définir ton organisation. Je me dis parfois : coño (« putain ! ») – souvenir de l’exil espagnol de Graciela – une victoire dans le cours de notre lutte, une victoire qui n’a pas été totale mais qui a ouvert une brèche dans le mur de l’impunité, on finit par en faire une défaite soit en en faisant cadeau au gouvernement soit en disant « le gouvernement nous a piqué nos revendications ».

Qu’est ce qu’on éprouve quand on rencontre des camarades et des militants devenus fonctionnaires d’État ?

Il y en a beaucoup avec lesquels j’ai des différences politiques profondes mais pas antagoniques et qui continuent à être des camarades. C’est une situation très différente par rapport à ceux qui se sont mis à la remorque du ménémisme au moment opportun, il y en a eu et avec eux, j’ai rompu. Certains avaient à cela des raisons personnelles que je ne partage pas, mais d’autres y sont parce qu’ils pensent sincèrement pouvoir faire quelque chose. Et puis il y a des courants politiques qui soutiennent ce gouvernement car selon leur interprétation nous sommes dans une étape de construction et de consolidation du pouvoir populaire afin, ensuite, d’avancer et de rebondir vers d’autres instances. Que sais-je encore ? C’est une façon de voir les choses que l’on peut mettre en résonance avec ce qu’était la nôtre dans les années 70. Dans les grandes avenues de la patrie péroniste, le péronisme n’était pas révolutionnaire dans sa totalité. Ce qui me préoccupe c’est que ces forces politiques au lieu de construire sur une base logique – « nous sommes ici mais pour aller plus loin » – et pour repousser les limites, ce qu’elles font c’est accompagner la pensée officielle. C’est-à-dire laisser le pouvoir exécutif imposer son rythme. Je reconnais que les choses ne sont pas faciles. L’État en tant qu’institution est un monstrueux éléphant. Sa logique vise à paralyser. Même si l’on songe aux personnes les plus acceptables de ce gouvernement, ceux qui veulent en faire un peu plus…, ils sont isolés.

Nous avons parlé d’avancées dans des secteurs déterminés. Est-ce qu’on ne peut pas les comparer à des emplâtres alors qu’on ne touche pas à la structure ?

Mais ça ce n’est pas nouveau, car le réformisme c’était ça. Que faisons nous, nous, dans cette situation ? C’est la question qui se pose. Si nous ne nous la posons pas, ce qui va nous arriver c’est que l’unique possibilité de changement soit : je m’endors aujourd’hui dans le capitalisme et je me réveille demain dans le socialisme. Je crois que ce paradoxe a toujours existé dans la lutte pour la justice, pour une vie digne. Il y a des avancées partielles. Qu’est ce que tu en fais de ces avancées ? Parce que tu peux être sûr que le pouvoir va vouloir nous les bouffer, mais tout dépend du point de vue à partir duquel tu fais la lecture de ces victoires. Je crois que tant que le monde existera, ce sera la même histoire : avancer, perdre, se lancer dans la lutte, consolider les acquis et continuer à aller plus loin. Il y en a parmi nous qui disent en plaisantant : « nous gagnons, nous perdons, nous perdons toujours », on sait rire de soi-même. Quoi que ce soit que tu fasses un autre peut piquer l’idée, l’inverser et la retourner contre toi. L’important est de connaître ses limites et de savoir si tu te dis : nous avons touché au but et je n’ai plus rien à faire. Mais ce n’est pas une question « subjective » et encore moins individuelle. C’est collectif, on ne pense ni n’agit en solitaire.

Graciela pense face aux problèmes actuels, que « c’était bien plus relaxant d’évoluer dans un contexte de vérités et de certitudes fermées, de penser en termes dichotomiques, et non problématiques ».

De mon militantisme passé je présenterai comme une sorte d’autocritique le fait qu’évoluer dans ce contexte de certitudes avait pour conséquence qu’on se posait moins de questions. Mais je crois aussi que ces certitudes ont permis d’aller de l’avant, bien que je ne puisse pas me servir de cette formule éternellement, parce qu’on doit se poser des questions pour chercher les réponses et agir, puis de nouveau se poser des questions. D’un certain côté c’était plus relaxant. Actuellement ça me pose problème, je ne m’en sors pas. Bien sûr nous avions alors un capital important : un projet, une stratégie, un cheminement en fonction de ce projet ; ça me fait de la peine que ce projet ait essuyé une défaite. Ce qui reste c’est l’objectif de justice et le capital de valeurs. Et aussi le fait de continuer à réfléchir.

Après avoir été arrêtée, portée disparue, prisonnière, exilée, qu’est ce que la liberté ?

Si tu me demandes si je me sens libre, toujours, je te dirai que non. Après être sortie de la ESMA je n’ai commencé à me sentir libre qu’après avoir pu témoigner publiquement devant quelqu’un et après avoir pu me risquer à interroger sur ce qui se passait en Argentine.

Quand est ce que je perds cette liberté ? Je ressens que l’on me renvoie à mon état d’emprisonnée chaque fois que l’on m’interpelle par un « Et toi, pourquoi es-tu en vie ? Si tu es vivante, il doit bien y avoir une raison. ». Cette question, quand elle est posée sur le ton de l’accusation me renvoie à ma captivité. Je crois que la liberté se construit, ce n’est pas seulement ne pas être prisonnière. Je crois que la liberté c’est pouvoir dépasser ses propres limites et avancer un peu plus loin.

Et lorsque ce n’est pas une accusation mais une vraie question ?

Cette question si quelqu’un se l’est posée c’est d’abord nous-mêmes. La question c’était : pourquoi est-ce qu’ils ne me tuent pas ? pourquoi est-ce que je suis en vie alors qu’un camarade a été emmené ? C’est la question que se pose celui qui survit, je ne dis même pas « le survivant », celui qui survit dans les limites du possible. Et cette interrogation naît d’une mise en question et d’un sentiment de culpabilité. J’ai été très apaisée par la lecture de Bruno Bettelheim, Primo Levi, Jorge Semprún. Avoir intégré l’Association d’exemple-détenus pendant plusieurs années m’a permis d’élaborer un raisonnement sur la question du « pourquoi sommes-nous en vie. ». Et ainsi comprendre que le fait que des gens restent en vie entrait dans le programme de la répression. Concevoir que beaucoup de gens se posent la question, comme je l’aurais posée moi-même à un survivant d’Auschwitz : « comment se fait-il que tu ne sois pas mort, qu’ils ne t’aient pas tué ? »

Et dans ce cas quelle est la réponse ?

Ce fut une question très angoissante, je me la posais intérieurement, parce que, par dessus le marché, j’étais convaincue qu’ils allaient tous nous tuer. Quant à la réponse je suis passée par différentes phases. Lorsque j’ai été libérée en même temps que d’autres camarades, nous avons attribué notre survie et notre mise en liberté aux particularités de la ESMA. Ensuite, lorsque nous avons rencontré des survivants d’autres camps de détention, ensemble nous avons compris et évalué les raisons. Dans tout grand massacre, il y a eu des survivants. En voyant cela, nous en avons déduit que nous étions restés en vie de par la volonté des bourreaux qui avaient la prétention de nous utiliser pour prêcher en faveur du repentir et pour que nous diffusions l’horreur. Ils n’y sont pas parvenus.

Nous parlions de liberté définie comme un dépassement de ses propres limites. Au quotidien comment cela se passe-t-il ?

Je ressens continuellement que je fais beaucoup moins que ce que je devrais et que ce que je suis capable de faire.

Dure avec toi-même ?

Mais je t’avoue aussi qu’il y a des moments – je parle à au niveau individuel – où je ressens une joie profonde à propos de choses que je suis arrivée à faire. Pour illustrer d’un exemple : un des moments de plus grande vraie liberté, je l’ai vécu quand j’ai signé le refus de grâce. Cela a été une des actions les plus libres qu’il m’ait été donné de faire.

Peut-être la clé est-elle là et Graciela, de diverses façons, ne cesse de signer son refus des remises de peines qui tendent vers l’impunité, le silence, la paralysie et l’oubli.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3111.
 Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
 Source (espagnol) : Mu, revue mensuelle de la coopérative de travail lavaca, n° 10, novembre 2007.

En cas de reproduction, mentionner au moins la source, la traductrice, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Un quartier de Buenos Aires – note DIAL.

[2Les villas sont des quartiers populaires – note DIAL.

[3Le préfet Hector Febres – un des bourreaux qui avait la responsabilité des femmes enceintes à la ESMA et par conséquent des bébés disparus – a commencé à être jugé le 18 octobre 2007, non pour ce délit mais pour quatre cas de séquestration et de torture. « Avez-vous des surnoms ou sobriquets ? », lui demanda le premier jour le président du Tribunal 5, Guillermo Gordo. « Non », mentit sans sourciller cet homme qui pendant les séances de torture se faisait appeler Daniel le gros, Orlando ou Selva. Plus de 40 hommes et femmes ont témoigné des humiliations subies aux audiences publiques qui se déroulaient devant les tribunaux de Comodoro Py et étaient ouvertes au public.

[4De l’Université de Buenos Aires – note DIAL.

[5En 1986 et 1987 – note DIAL.

[6Miguel Osvaldo Etchecolatz – commissaire général de la police de Buenos Aires pendant la dictature. Condamné à la prison à vie le 19 septembre 2006 – note de la traductrice.

[7Julio López est porté disparu depuis son témoignage dans le procès d’Etchecolatz – note de la traductrice.

[8L’Alliance anticommuniste argentine (triple A) est un escadron de la mort, actif dans les années 70, qui aurait fait environ 1500 victimes parmi les militants de gauche – note de la traductrice.

[9Des Mères de la Place de mai – note DIAL.

[10Néstor Kirchner a été président de la République argentine du 25 mai 2003 au 10 décembre 2007 – note DIAL.

[11Du parti justicialiste, fondé par Juan Domingo Perón en 1945 – note DIAL.

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