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DIAL 2477

EL SALVADOR - La dollarisation : un tremblement de terre déstabilisateur

Ismael Moreno

vendredi 1er juin 2001, mis en ligne par Dial

Le gouvernement de El Salvador a vendu aux États-Unis l’image d’une « économie stable » où la dollarisation pourrait être expérimentée. Ce que n’ont pu prévoir ni l’un ni l’autre de ces gouvernements, ce sont les cataclysmes de la terre instable sur laquelle repose cette économie. Article de Ismael Moreno, paru dans Envío, mars 2001 (San Salvador, El Salvador).


« Seul ce qui est mauvais se planifie dans le secret » a estimé l’évêque Gregorio Rosa Chávez lorsque le gouvernement rendit publique sa décision de dollariser l’économie nationale. La décision avait été planifiée avec zèle et conservée secrète pendant huit longs mois. Les personnes qui en avaient connaissance, soigneusement sélectionnées par le président de la République, jurèrent de n’en parler à personne, même à leur entourage entre les quatre murs de leur domicile.

Le refus de la dollarisation grandissait dans tout le pays en même temps que la confusion des gens et la propagande enthousiaste du gouvernement. Très rapidement, les tremblements de terre du 13 janvier et du 13 février, apportèrent des facteurs nouveaux à une situation déjà critique. Ce n’est pas seulement le refus de la dollarisation qui attise le bouillonnement politique de ce début du millénaire ; il est aussi attisé par l’inefficacité des réponses du gouvernement aux tragiques conséquences du tremblement de terre ; il est aussi attisé fortement par l’indignation des sinistrés. La première marche de sinistrés - quelque deux mille - à San Salvador à la fin de février et la riposte du gouvernement, avec gaz et matraques, a été une sinistre anticipation de la nouvelle conjoncture qui s’est ouverte à ce pays perturbé par des failles sismiques et des incertitudes économiques. Le présentateur d’une émission de radio de la capitale a fait ce commentaire très juste : « El Salvador a souffert presque simultanément de trois tremblements de terre : celui du 13 janvier de 7,6, celui du 13 février de 6,1 et celui de la dollarisation de 8,75. » Il décrivait l’intensité des phénomènes sismiques et le change du dollar à 8,75 colons établi par la loi d’intégration monétaire en vigueur depuis le 1er janvier.

Dollariser la région ?

Le 2 février, dans la situation d’urgence provoquée par le premier tremblement de terre, l’Université nationale de El Salvador (UES) exprima publiquement son rejet de la loi d’intégration monétaire parce qu’elle ne résolvait pas de manière adéquate les problèmes économiques des Salva-doriens. Selon l’UES, le gouvernement ne respecta pas la société salvadorienne en approuvant hâtivement et sans consultation une loi si importante : « Si l’essence de la démocratie réside dans la souveraineté du peuple, alors l’actuel gouvernement a fait du peuple un souverain qui n’a pas été consulté » a dit l’UES, dénonçant cette mesure comme étant forcée de l’extérieur dans le but de dollariser toute la région centre-américaine. Si on voulait une intégration monétaire, pourquoi ne pas la faire ouvertement et progressivement ? Les pays européens éduquent depuis deux ans leurs populations à l’usage d’une nouvelle monnaie commune, l’euro, sans que la monnaie d’aucun de ces pays ne s’impose à celle des autres.

Les risques de la dollarisation

Les risques que les économistes indépendants du gouvernement voient dans la dollarisation sont grands :

 Toute crise financière dont souffriront l’économie des États-Unis et le dollar entraînera avec elle El Salvador, le pays étant ainsi totalement exposé à des va-et-vient extérieurs.

 La population qui a les revenus les plus faibles supportera d’une manière directe l’augmentation des prix, du fait que l’on arrondira les centimes et les quantités fractionnelles. Cela a déjà été démontré dans le peu de temps qui s’est écoulé depuis que la loi est en vigueur.

 Des opérations à grande échelle de blanchiment d’argent et de falsification de dollars trouvent là des possibilités nouvelles et plus vastes.

 Les « taux passifs d’intérêt » sont diminués, décourageant ainsi l’épargne des particuliers dans le système financier national.

Un boomerang dangereux

L’UES a souligné l’importance du rejet de la majorité de la population et a considéré que le gouvernement doit être audacieux et faire machine arrière sur cette loi. Elle a proposé pour cela :

 que l’Assemblée législative déroge à la loi d’intégration monétaire ;

 que le gouvernement convoque le peuple à un référendum pour qu’il décide s’il veut remplacer le colon par le dollar ;

 que la Cour suprême de justice accélére la procédure pour déclarer l’inconstitutionnalité de la loi.

Javier Ibisate, jésuite, économiste de l’UCA de San Salvador, met en garde sur les conséquences des attentes que le gouvernement fait naître avec la nouvelle loi monétaire. Ces attentes « peuvent se retourner comme un boomerang contre le gouvernement qui a édicté la loi et contre les partis qui l’ont approuvée ». Les attentes et les promesses proclamées par le gouvernement sont si nombreuses que, si elles ne sont pas tenues, « elles se traduiront en protestations et en manifestations », prophétise Ibisate, qui considère la dollarisation comme « un processus contre la montre, [élaboré] sans consultation et dans le plus grand secret. »

Ibisate reprend l’argument du président Flores selon lequel la loi d’intégration monétaire répond à la nécessité de « sortir de l’impasse » l’économie salvadorienne et affirme qu’en parlant ainsi, le président de la République reconnaît que le modèle néolibéral mis en marche avec le gouvernement d’Alfredo Cristiani en 1989 « a mis dans une impasse » l’économie salvadorienne. Et il estime que vouloir sortir le pays de l’impasse en le soumettant à une autre mesure néolibérale encore plus drastique comme la dollarisation, ne résoudra rien.

Le colon : une monnaie mensongère

Ibisate souligne le danger que la loi d’intégration monétaire ne favorise le contraire, c’est-à-dire un processus de « désintégration monétaire » à trois niveaux : la désintégration de la monnaie nationale, la désintégration de la politique monétaire et la désintégration de l’intégration économique centraméricaine.

« Le colon est voué à une prompte euthanasie » affirme Ibisate. Il cite Manuel E. Hinds, ministre de l’économie dans l’administration de Calderón Sol : « En Amérique latine, nous avons deux monnaies, l’une véritable et l’autre mensongère : la véritable est le dollar, la mensongère est la monnaie locale de chacun de nos pays. Le dollar est la véritable monnaie parce c’est à elle que nous pensons en termes de conservation de la valeur, ce qui est la fonction principale de l’argent. C’est ainsi parce qu’en Amérique latine dans le passé les monnaies locales ont perdu très souvent leur valeur, causant de graves difficultés aux consommateurs, entrepreneurs, travailleurs, épargnants et investisseurs. »

Pour Ibisate, il n’y a pas de doute que la loi d’intégration monétaire ne soit orientée vers la disparition du colon ; il rappelle que « la grande masse des monnaies scripturales figure en dollars : toutes les épargnes, tous les dépôts, tous les titres et valeurs de la Banque centrale de réserve, toutes les épargnes des fonds de pension, et peu à peu tous les titres de la bourse des valeurs ». Ibisate signale qu’avec la perte du colon, on perd d’autres valeurs économiques et il insiste sur les divers styles de vie qui coexistaient dans le pays et qui se différenciaient monétairement. « Jusqu’à maintenant, des styles de vie différents utilisaient des monnaies ou des mesures de valeur différentes. Maintenant, avec la dollarisation, un salaire minimum de 1 260 colons équivaut à 144 dollars, ce qui représente le coût d’une nuit dans un hôtel élégant de San Salvador. Cela correspond-il à une réalité économique ? Le productivité d’un mois de travail sera-t-elle égale à celle d’une nuit d’hôtel ? »

Ibisate conclut avec une question de fond : « notre économie pratiquait déjà deux mesures de valeur, la dollarisation fera-t-elle quelque chose de plus ? »

Sans timonier pour la nation

Selon l’analyse d’Ibisate, la politique monétaire nationale se désintègrera aussi. La Banque centrale de réserve (BCR) n’est plus la banque nationale, perdant ainsi la capacité de prendre les principales mesures de politique monétaire, précisément au moment où on demandait l’autonomie et la non-politisation pour le BCR. Maintenant la mission et les objectifs de la BCR ont changé et l’instance qui définissait la politique monétaire perd son rôle. « C’est un véritable changement de cap » dit Ibisate, commentant la propagande officielle en faveur de la dollarisation. La BCR est devenue une « mini-banque centrale » dont la fonction est strictement « d’informer la Surintendance du système financier du pourcentage de réserves liquides des banques et d’élaborer les statistiques économiques du pays. Plaise au ciel, qu’elles soient maintenant plus transparentes et fiables », note Ibisate. Le gouvernement perd le contrôle de la politique de change et de la politique monétaire ; il conserve uniquement la politique fiscale.

Pays désunis d’Amérique centrale

Finalement, Ibisate se demande si l’intégration monétaire n’impliquera pas aussi la désintégration de l’Amérique centrale. Face au Mexique, c’est un bloc d’au moins trois pays qui a négocié : El Salvador, le Honduras et le Guatemala. La dollarisation manifeste la décision salvadorienne de faire bande à part, accentuant ainsi la sotte tendance des pays d’Amérique centrale de faire de grands discours sur les avantages de l’intégration alors qu’ils donnent la priorité à des alliances bi-latérales. La dollarisation de El Salvador est une preuve de plus de ce que nous sommes réellement : les pays désunis d’Amérique centrale.

« Pour moi, il n’y a aucun doute : l’unique issue sérieuse pour ce pays en ruine est que le gouvernement ait le courage de déroger à la loi d’intégration monétaire ». C’est ainsi qu’a commencé l’économiste Salvador Arias dans son entretien avec [la revue] Envío. Pour cet économiste du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), la dollarisation n’apporte rien de positif au pays ; pour pouvoir mettre en marche un programme qui réellement affronte le désastre qui a frappé le pays après les tremblements de terre, le gouvernement doit faire marche arrière. « La dollarisation doit disparaître et le pays tout entier doit se mettre en recherche d’un modèle nouveau qui soit national, global, populaire et, pourquoi ne pas le dire, révolutionnaire », affirme Arias.

Salvador Arias a été l’économiste du FMLN, responsable de l’élaboration de la première proposition présentée par le Front au gouvernement à la mi-février sur des alternatives à la crise économique, comme point de départ pour la concertation et le dialogue, en vue de la réunion à Madrid du Groupe consultatif début mars.

Le gouvernement repoussa catégoriquement la proposition et le parti de gauche a été exclu de l’élaboration de la proposition de reconstruction et de développement que le gouvernement présenterait aux organismes internationaux et aux gouvernements qui appuieront la reconstruction du pays.

« Les accords sont une gêne ! »

Le président Francisco Flores s’est rendu le 5 mars à Madrid et a laissé, comme un sillage derrière lui, malaises et divisions en déclarant que, si le FMLN n’appuyait pas la proposition de El Salvador, au moins qu’il ne lui nuise pas. Il confirmait ainsi son orgueil habituel, plus discutable encore à un moment où le pays a un besoin urgent de concertation pour trouver des solutions à tant de calamités.

A la mi-février, il avait manifesté cette même attitude lorsque s’arrogeant non seulement le rôle de porte-parole mais aussi d’unique porte-parole des victimes, il déclara que ce n’était pas le moment de se concerter ni d’arriver à des accords politiques avec quiconque. « En ce moment, les accords politiques sont une gêne » a-t-il déclaré, faisant avorter ainsi toute possibilité de débat.

Les intérêts du Nord s’expérimentent au Sud

Appartenant au secteur orthodoxe du FMLN, Salvador Arias, un représentant authentique de l’aile la plus radicale de la gauche, partage avec d’autres économistes du pays l’opinion que la dollarisation ne répond pas à une nécessité réelle du pays. Elle a plus à voir avec l’intérêt du colosse du Nord qu’avec la vie et la réalité de ce petit pays du Sud. La dollarisation de El Salvador répond à l’intérêt des États-Unis : unifier le commerce et l’économie latino-américaine pour renforcer sa capacité de concurrencer avec succès les Européens. Si l’Europe a progressé vers une économie unifiée avec l’euro comme monnaie unique, l’intérêt des États-Unis est de contrôler le marché latino-américain avec le dollar comme monnaie unique. Le gouvernement salvadorien a très bien vendu au gouvernement des États-Unis l’image d’une économie stable, où on pouvait expérimenter la dollarisation pour analyser ainsi les comportements économiques, sociaux et politiques à prendre en compte pour l’étendre ensuite à d’autres pays d’Amérique centrale et d’Amérique latine. Ce que n’ont pu prévoir ni le puissant gouvernement des États-Unis ni le gouvernement servile de El Salvador, c’est que cette « économie stable » repose sur une terre terriblement instable, traversée par des failles, sans aucun contrôle sur les tremblements de terre et les cataclysmes. Cette incertitude géologique sera-t-elle ce qui nous sauvera de la fausse certitude économique qu’on veut nous imposer avec la dollarisation ?

 


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2477.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Envío, mars 2001.
 
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