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DIAL 3049 - Dossier « Dans les quartiers populaires de Buenos Aires »

ARGENTINE - Aider les « pauvres » ou apprendre d’eux ?

Raúl Zibechi

mercredi 1er avril 2009, mis en ligne par Dial, Raúl Zibechi

Dans ce dossier, nous publions deux articles sur les villas – les quartiers populaires – de Buenos Aires. Les deux ont été rédigés par Raúl Zibechi pour le Programme des Amériques. L’auteur, enseignant et chercheur, travaille aussi pour l’hebdomadaire uruguayen Brecha.


L’idéologie qui émane des organismes financiers internationaux soutient que les pauvres souffrent de « carences », que la pauvreté est un fléau à combattre et le chemin pour ce faire est « d’aider » les pauvres. Au contraire, les prêtres qui vivent parmi les pauvres croient que l’on doit apprendre d’eux.

L’église de Notre Dame de Caacupé se situe au centre de la Villa 21 [1] de Buenos Aires qui est connue aussi sous les noms de « Villa de Barracas » ou « Villa des Paraguayens ». C’est une paroisse dans la rue Osvaldo Cruz, la principale de la villa, par où circulent quelques voitures et des dizaines de personnes qui vont et viennent sur l’asphalte. Pourtant, les premières impressions sont trompeuses : de proche en proche, partent des voies qui bifurquent en petits passages étroits et irréguliers où vivent les 40 000 personnes de la villa.

Sur le côté de l’église, il y a un bâtiment avec d’immenses fresques des prêtres Carlos Mugica et Daniel de la Sierra, bras ouverts, en signe d’espérance et d’accueil. Mugica est la référence obligée de tous les curés des villas car il a été assassiné en 1974 par l’Alliance anticommuniste argentine (AAA). Quant à de La Sierra, il fut le fondateur de la paroisse où il est maintenant enterré. Dans une petite pièce se tient le père Pepe, José Maria di Paola, cheveux longs, vêtements simples, 46 ans dont 10 dans la villa.

La paroisse fut fondée en 1987 quand elle est devenue indépendante de la basilique traditionnelle du Sacré-Cœur à quelques encablures de la villa. « Le curé Daniel a demandé aux gens quel nom ils voulaient lui donner et la majorité a choisi celui de la patronne du Paraguay », dit Pepe. La villa se trouve dans le quartier de Barracas (où la ville de Buenos Aires est limitée au sud par le Riachuelo [2]), un quartier ouvrier plein d’usines abandonnées.

Le quartier compte 65 pâtés de maisons, mais si on ajoute la Villa 24 et les implantations précaires, on atteint les 90 hectares. Tandis que dans la Villa 21 prédominent les Paraguayens, dans la Villa 24 ce sont en majorité des Argentins du Nord, de Santiago del Estero et Tucumá́́́n. Un recensement réalisé par le gouvernement de la ville de Buenos Aires affirme que la population des deux villas vit dans trois types d’habitations : 31% dans des maisons qui ont un sol en dur ou l’eau courante, 32% dans des maisons au sol en terre battue ou qui n’ont pas l’eau et 33% habitent dans des masures beaucoup plus précaires encore. Un habitant sur cinq est un enfant ou un adolescent entre 10 et 19 ans.

Le stigmate de la violence

La Villa 21 fit parler d’elle il y a quelques mois lorsque cinq personnes furent tuées dans un échange de tirs. Presque tous les mois les villas apparaissent dans les journaux pour des faits similaires : les médias associent systématiquement violence à délinquance et drogues, comme cela se passe dans toute l’Amérique latine. Mais la violence et la délinquance ont un côté politique, chose que les médias cachent.

Bernardo Kliksberg, assesseur du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour la région, affirme que la criminalité et la violence sont perçues comme le problème majeur par la population d’Amérique latine, comme le montrent les données du Latinobaromètre [3]. En effet le taux d’homicides pour cent mille personnes a augmenté, de 12,5 en 1980 à 25,1 en 2006. En comparaison, la Norvège présente 0,9 homicides pour cent mille habitants, le Danemark 1,1, le Canada 1,5, la Finlande 2,2 et les États-Unis, qui présentent le taux le plus élevé du monde développé, atteignent seulement 5,5. Mais São Paulo et Rio de Janeiro atteignent 60 homicides pour cent mille personnes, chiffres supérieurs à ceux qu’ont les pays en guerre.

En 1980, l’Amérique latine avait 136 millions de pauvres. Elle en a aujourd’hui 200 millions soit 40% de la population. Il s’agit de la région la plus inégalitaire du monde. Entre les revenus des 10% les plus riches et ceux des 10% les plus pauvres, il y a une différence de 1 à 50. En Bolivie de 1 à 168, en Colombie de 1 à 63, au Paraguay de 1 à 73. Par contraste, en Espagne, la relation entre les plus riches et les plus pauvres est de 1 à 10, et en Norvège de 1 à 6. « L’inégalité est la raison principale de la pauvreté en Amérique latine » conclut Kliksberg.

La violence et le crime ont augmenté dans la même période où sont montées en flèche l’inégalité et la pauvreté. Si l’on ne parle pas du contexte, dit Kliksberg, « on a l’impression que dans la société il existe un groupe de fous qui commettent des délits ». C’est pourquoi les niveaux élevés de pauvreté et d’inégalités font de l’Amérique latine « un continent plein de tensions, avec une cohésion sociale très faible. Ce n’est pas la même chose d’être pauvre dans une société de pauvres que d’être pauvre dans la société la plus inégalitaire du monde. Le niveau de tension ainsi généré est effrayant. Et le comble, c’est d’être pauvre après ne pas avoir été pauvre », explique Kliksberg.

Pour le prouver, il présente un tableau inédit sur l’accès aux biens en Amérique latine, qui compare 1995 et 2007. Les données sont impressionnantes : en 1995, 90% avaient l’eau potable, aujourd’hui seulement 83% l’ont ; en 1995, 85% avaient un réfrigérateur, aujourd’hui 77% ; ceux qui accèdent au tout-à-l’égout sont passés de 78% à 64% ; les lave-linge de 57% à 48% ; l’eau chaude courante de 57% à 35% ; la voiture de 33% à 22%. Et cela, alors que le continent connaît depuis cinq ans une croissance soutenue et que les données de 2003, bien pires, n’apparaissent pas.

Débat au sujet de l’aide

Les quartiers pauvres d’Amérique latine possèdent beaucoup de traits communs, surtout les quartiers ressemblant aux villas argentines, aux callampas chiliennes, aux cantegriles uruguayens et aux favelas brésiliennes. Toutes les données se rejoignent : ces quartiers s’accroissent de façon exponentielle dans presque tous les pays, surtout depuis que, dans les années 90, s’est établi le modèle néolibéral qui fut ressenti comme une véritable dépossession par une partie considérable de la population.

Le Père Pepe a une vision complètement différente de ceux qui voient dans la pauvreté quelque chose de négatif ou une « carence ». Comme exemple, il donne le cas de la paroisse de Caacupé qui fut agrandie et remodelée en 2000 par les habitants, lors de journées de travail prises sur les fins de semaine, pendant lesquelles plus de cent personnes se relayaient. Le Père croit que les villas s’agrandissent parce que la solidarité y existe, « parce qu’ici, quand il y a quelqu’un de malade, on lui fait une place dans la maison ». Il va plus loin et affirme qu’« ici il y a une société différente ».

Semblable affirmation mérite une longue explication. « Lors de la campagne électorale, nous avons bien vu que tous avaient une position erronée, aussi bien les conservateurs que les progressistes. Pour donner des informations sur la villa, il n’y a que la presse jaune [4] qui dénonce les défauts, ou bien les technocrates qui te font une maquette et disent comment doit être le quartier mais ne travaillent pas en lien avec les gens et ne les écoutent pas. Cela les empêche de voir l’homme véritable de la villa qui a bâti son histoire depuis 40 ou 50 ans dans un environnement en marge de la ville, là où interagissent une culture rurale, que la majorité porte en elle, et une culture de quartier que nous, nous voyons liée au christianisme populaire. »

Comme tous les « curés de villas », le Père se méfie de l’aide institutionnalisée et professionnalisée, si différente de l’aide inconditionnelle et spontanée que pratiquèrent les premiers chrétiens. Un regard critique sur la dite « aide au développement » soutient que l’aide est « une manière de discipliner », vu que la coopération est devenue une véritable stratégie élaborée et appliquée de l’extérieur. « L’aide est offerte pour des raisons de sécurité nationale propres à celui qui aide, et dans le but de maintenir sa propre prospérité ».

La coopération actuelle, selon les critiques du développement, établit, entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent l’aide, une relation « quasi féodale, en raison du différentiel de pouvoir qu’elle-même établit ». En conséquence, ils dénoncent l’aide qui génère une relation de supériorité/infériorité, laquelle se résume à « la honte de celui qui reçoit et l’arrogance de celui qui donne ».

Le Père Pepe remet en question le concept « d’aide » et à la place il soutient que « nous devons apprendre des pauvres ». Une fois de plus, il recourt à des exemples, cette fois, la manière dont on construit les habitations dans le quartier : quand on fait les dalles ou les toits en ciment, plusieurs familles coopèrent durant toute la fin de semaine, de façon spontanée. « Tandis que les hommes font la dalle, les femmes cuisinent et les enfants jouent à côté et participent, et la fête est l’élément central, ici rien ne se fait sans fête » dit Pepe.

Quand une autre famille décide de construire son propre toit, les autres collaborent avec elle et procèdent ainsi par roulement, ce n’est pas une « organisation » formelle mais naturelle. Le premier travail communautaire fut de combler les terrains qui s’inondaient. Puis vint la lente construction du logement familial, qui peut durer jusqu’à dix ans et abrite des familles élargies, c’est-à-dire parents et enfants mais aussi grands-parents, les enfants qui se marient et ont à leur tour des enfants, et même des cousins ou des parents éloignés.

La force du lien communautaire permet de faire baisser les coûts, de sorte que le prix de la construction correspond au seul prix des matériaux. « Si nous avions dû confier cette église à une entreprise de construction, elle aurait coûté des dizaines de milliers de dollars. Mais elle n’a rien coûté. On l’a construite avec la main d’œuvre solidaire et en faisant des fêtes pour acheter les matériaux. De cette manière nous avons même pu édifier une grande tour avec des cloches », explique Pepe.

Il s’agit d’une économie populaire communautaire qui a été capable de construire des quartiers entiers, avec tous leurs équipements. Les constructions communautaires et les travaux d’aide sociale interne seraient impossibles sans la solidarité du quartier. Une liste incomplète des activités que développe la paroisse, qui n’est pas l’unique entité du quartier à travailler avec les habitants, inclut six chapelles qui organisent les mêmes activités que la paroisse et fonctionnent en fait comme de véritables centres sociaux-culturels.

Il existe en outre huit cantines directement prises en charge par la paroisse, mais dans le quartier il y en a beaucoup plus, peut-être vingt cantines populaires. Il y a aussi des groupes de soutien scolaire et de prévention contre les drogues, des restaurants, des programmes de sports et de camps où l’on a emmené plus de mille jeunes du quartier ces dernières années. La base est le travail volontaire, mais quelques programmes bénéficient du soutien des autorités municipales et de Caritas.

« La prochaine fin de semaine, j’emmène 200 enfants à la campagne », dit Pepe. « En outre, nous avons deux centres pour adolescents, l’un pour garçons, l’autre pour filles, et une école des métiers, où l’on fait de la menuiserie, de la ferronnerie et de l’artisanat en bougies et céramique avec deux filles du quartier qui dirigent les ateliers. Chez les éclaireurs, il y a 850 enfants et nous commençons le travail le plus difficile qui est la récupération de la drogue, le paco [5] comme on dit ici ».

Le pouvoir des réseaux sociaux

La manière dont on tire les adolescents de la drogue révèle la profondeur de l’engagement et les ressources humaines auxquelles on fait appel. On a créé un centre de jour pour recevoir les jeunes dépendants qui disposent d’une petite ferme où vivent déjà huit jeunes en cours de récupération. Mais la ferme est loin du quartier, dans un environnement naturel où on leur offre la possibilité de rompre avec la drogue. Le pas suivant est la réinsertion dans le quartier, où ils peuvent de nouveau entrer en contact avec les drogues.

« À la ferme il y a un environnement idyllique où il est plus facile de laisser tomber la drogue. Mais revenir dans le quartier est un vrai défi. Pour faire ce retour de façon graduelle, nous avons voulu une étape intermédiaire : ils sont dans le quartier mais pas chez eux ni dans leurs ruelles. Ils mènent pendant six mois une vie communautaire dans la villa avec des ateliers de ferronnerie et d’autres travaux. Ils recommencent ainsi une vie plus solide avec d’autres amitiés, avec d’autres horizons mais près de la famille », raconte Pepe avec enthousiasme.

Le paco est considéré comme la drogue la plus destructrice, qui touche les enfants dès l’âge de 8 ans et a laissé sans réponse tous les gens qui travaillent dans le domaine de la drogue. « Depuis 2000, ce problème a beaucoup changé, la drogue s’est généralisée. Avant, ceux qui se droguaient pouvaient vivre avec la drogue, ils pouvaient aller au collège et même travailler sans que personne ne le remarque, mais maintenant cela a changé et un travail d’urgence s’impose car le paco détruit en peu de mois » dit Pepe avec une inflexion triste dans la voix.

On travaille aussi avec le troisième âge, qui est un autre secteur très vulnérable. Beaucoup ont travaillé au noir, sans cotisations de retraite, et quand ils n’ont plus pu travailler, ils se sont retrouvés seuls et ont dû venir dans les villas en dernier recours. Pepe explique à nouveau : « Nous avons formé un groupe, puis une cantine et un foyer où vivent dix anciens, et nous essayons qu’ils jouent vraiment un rôle : beaucoup cuisinent dans les cantines, d’autres surveillent les portes, ou font des commissions, histoire qu’ils se sentent utiles. Quelques-uns étaient alcooliques, couchés dans la rue, et ils sont arrivés à s’en sortir grâce à l’aide de la communauté. Les gens disent que ceux qui se droguent viennent dans les villas parce qu’on y vend de la drogue. Nous disons, nous, qu’ils viennent ici parce qu’ici on ne va pas les laisser mourir, même s’ils sont couchés dans la rue, on leur donne de la nourriture, des vêtements, un bain ».

La manière d’aborder la violence domestique est intéressante aussi. On fait des retraites séparées d’hommes et de femmes, par groupes de 60 à 70, durant toute une fin de semaine. Le Père Pepe parle de l’homme qui donne des coups et il se fait un long silence. Apparemment, il ne se passe rien. « Durant la retraite des hommes, on donne la possibilité, lors de l’entretien individuel, qu’apparaisse le thème de l’alcool et de la violence. Peu après, les gens commencent à se fixer comme objectif le changement, ils se mettent à parler et quelque temps après on voit qu’ils vont aux Alcooliques anonymes ou viennent parler de leurs problèmes. Beaucoup débutent pendant la retraite un processus qui se poursuit après, car les gens sont très seuls et n’ont pas la possibilité que quelqu’un leur dise ce qui ne va pas ».

Pepe ne croit pas faire quelque chose de spécial. Il sent que tout consiste à se mettre du côté des gens, à les écouter, apprendre, et ne pas leur dire ce qu’ils ont à faire. « Il ne s’agit pas de leur faire prendre conscience qu’ils doivent se libérer, mais de les écouter et voir ce qu’ils font, d’être leur interprète plutôt que de les diriger. Prêter l’oreille… »


Références

Andrew GRAHAM-YOOLL, « Aquí la vida es más humana », entrevue avec le Père Pepe, Pagína 12, 23 février 2004.

Bernard KLIKSBERG, « Hacia una visión renovada e integral de cómo enfrentar la inseguridad ciudadana en la región », exposé présenté lors du séminaire international sur « El rol de los medios masivos de comunicación en la inseguridad ciudadana » [6], Montevideo, 10 septembre 2008.

Entrevue personnelle avec le Père Pepe, Buenos Aires, 6 novembre 2008.

« Los jóvenes del barrio Zavaleta y la Villa 21-24 y su relación con el consumo de “paco” », sur le site www.legislatura.gov.ar.

María ZAPATA, « Acerca de los planes de vivienda en la Villa 21-24, sur le site www.emic.org.ar.

Wolfgang SACHS, Diccionario del desarrollo, Galileo, México, 2001.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3049.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Programma de las Américas, 9 février 2009.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française ([Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Villas est le nom des quartiers populaires en Argentine, l’équivalent des poblaciones chiliennes.

[2Le mot désigne un petit cours d’eau.

[3Enquêtes quantitatives réalisées périodiquement au niveau régional, l’équivalent de l’Eurobaromètre en Europe.

[4Le prêtre parle de « presse jaune » comme on parle parfois en France de « syndicat jaune ».

[5Le paco est de la pâte de cocaïne (pasta de cocaina), récupérée dans le fond des récipients qui ont servi à la préparation de la cocaïne. C’est donc une forme de crack.

[6« Le rôle des médias de masse dans l’insécurité citoyenne. »

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