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Histoire d’une sans-papiers : Traversée du désert de Sonora-Arizona, préface et prologue
Ilka Oliva Corado
dimanche 20 décembre 2015, mis en ligne par ,
Préface
Lire Ilka vous oblige à franchir un seuil et plonger brutalement dans un tourbillon de mots qui font surgir une multitude de sentiments qui ne vous laissent pas indemne et, une fois que vous l’avez lue, il vous est impossible de l’oublier.
J’ai connu Ilka, plus exactement nous nous sommes connues, d’une façon particulière, même si je pense que, de même, des milliers de rencontres ont lieu dans ce monde, chacune avec ses propres caractéristiques. J’avais demandé à mes étudiantes un travail qui, au cours de leurs recherches virtuelles, les a mises en contact avec elle ; elles m’ont alors donné l’adresse de son blog. J’ai cru, au début, qu’elle était européenne, mais quand j’ai vu sa photo, je n’ai pas pu déterminer son origine. Grande fut ma surprise quand j’ai su qu’elle est ma compatriote, non seulement du même pays mais aussi de la même région que moi et que sa famille, du côté paternel, est du village où je suis née.
Il me revient donc de parler de son livre, de sa Traversée, qu’elle entreprit il y a un peu plus de dix ans, quand elle largua les amarres et se lança dans l’aventure du voyage vers le nord. Ce voyage, que beaucoup ont effectué, elle nous le relate dans ses moindres détails. Traversée est divisée en onze chapitres, épisodes, progressions, avancées. La lecture de chaque étape de son voyage donne au lecteur l’envie de connaître l’étape suivante. Certains lecteurs ne manqueront pas de l’accuser d’exagération, ajoutant que son histoire ne peut pas être vraie, qu’elle nous ennuie avec cette histoire rabâchée des migrants, qu’elle veut sûrement jouer à l’héroïne. Et pourtant, qui d’entre nous n’est pas le héros ou l’héroïne de sa propre vie ?
Ilka, qui, selon ce qu’on rapporte, correspond au prénom Hélène en hollandais et en hongrois, se lève un matin, laisse derrière elle le Guatemala et, ce faisant, sa vie, ses traditions, les coutumes de sa famille. Depuis l’instant où elle pose sa dernière tasse de café jusqu’au moment où elle fait ses adieux à l’aéroport et embarque pour le Mexique, constitue le premier chapitre. Dans le second, nous assistons à son arrivée à Mexico, où l’attend une « tante affectueuse » qui l’introduit dans le dédale du trafic des personnes sans-papiers. À bord de l’avion, elle avait reçu une invitation, quoique non officielle ou formelle, que beaucoup d’arbitres lui auraient enviée, à visiter les installations de la Fédération mexicaine de football. Mais impossible d’accepter. Sa traversée devait l’amener jusqu’à un petit village de l’État de Morelos où elle constaterait qu’elle pouvait facilement passer pour une native de Vera Cruz.
Les chapitres trois, quatre et cinq nous conduisent jusqu’à Agua Prieta, Sonora, limitrophe de la ville de Douglas, Arizona. Ces deux villes sont séparées par la ligne, cette limite maudite, là où sont morts des milliers de personnes qui ont tenté de passer de l’autre côté. Ilka a souffert dans sa chair l’horreur du passage de la frontière, des viols, de la drogue, de la trahison… On lui découvre là un autre nom, Chilipuca, celle qui a de la chance, qui l’a accompagnée jusqu’à maintenant. Il est impossible de répéter ce qu’elle nous raconte, car tout être qui a vécu les mêmes drames se refuse à les évoquer ; il se tait, une part de lui est morte, cette lumière intérieure, qui souvent nous sauve du cynisme, est éteinte à jamais. Il est impensable d’imaginer, alors qu’on se trouve si près des États-Unis, que le passage est à ce point cauchemardesque : en sautant les grillages, des êtres laissent des lambeaux de peau et de chair sur les barbelés qui séparent les deux pays, sur cette frontière inhumaine, baptisée par le sang et le feu.
Au chapitre six apparaissent deux pierres, qu’elle garde en guise d’amulette, et un guide adolescent. Elle est arrivée en Arizona, et c’est alors que se révèle à nouveau une Ilka combative qui, grâce à l’endurance forgée par sa jeunesse en pleine nature, parvient à parcourir les kilomètres de désert qu’elle doit maintenant traverser. Elle n’avance pas toute seule, elle est avec un groupe, mais celui qui ralentit trop est abandonné dans ce pèlerinage des solitudes.
Le chapitre sept, comme le huit, semblent sortis d’un jeu vidéo, de ceux qui, de nos jours, amusent tant les enfants et les adolescents, sur leurs téléphones portables, leurs tablettes, leurs ordinateurs ou sur de gigantesques écrans plats. Ce sont des jeux de chasse à l’homme dans lesquels l’acteur ou le joueur tire et tue en série ses « ennemis ». Un article, publié dans la revue Psychology Today, explique que le succès de ces jeux tient au fait que le joueur a la possibilité de se glisser dans la peau du héros, et d’entrevoir la vie à laquelle il aspire secrètement. Cependant l’article souligne que cela va bien au-delà d’un moyen de fuir la réalité ; les joueurs ne fuient pas quelque chose ils s’engouffrent dans autre chose. C’est pour cette raison que le récit d’Ilka est un exemple de la barbarie à laquelle peuvent s’adonner des gens qui se sentent puissants, une arme à la main, ou ceux à qui le pouvoir officiel permet d’abuser des personnes sans défense. Ces chapitres m’ont mis les nerfs à vif et j’ai éprouvé terreur, angoisse, douleur et envie de crier, au nom des innocents qui, chaque jour, périssent sur cette frontière de la mort.
Il semblerait que le dénouement de cette traversée s’approche quand nous lisons les chapitres neuf et dix, mais non, il y en aura bien d’autres, car Ilka continue à écrire depuis la petite pièce dont elle a fait son bureau, dans l’appartement où elle vit actuellement. Durant la traversée, le groupe avec lequel elle était s’est perdu dans le désert. Blessés, le corps couvert de plaies et d’ecchymoses, ils n’ont pas cessé de marcher, ce qui les a conduits presque jusqu’à Tucson, les éloignant de Douglas. Ils ont fait preuve de courage car voir mourir quelqu’un n’est pas un jeu. Le sang a une odeur particulière qui s’incruste dans la mémoire, tout comme les coups de feu et les cris. Ce sont les démons qui, plus tard, engendrent des insomnies et des troubles psychologiques qui ne sont pas traités car ils ne remontent pas à la surface. Qui sait ce que diraient Freud, Jung, Rogers et tant d’autres s’ils écoutaient les migrants et si ces derniers osaient raconter ce qu’ils ont vécu.
Je termine mon commentaire avec le chapitre onze, la fin de la traversée, qui s’achève le onze novembre 2003. Pour quiconque cette date sera probablement comme n’importe quel autre jour des 364 restants du calendrier. Pour Ilka, ce furent les retrouvailles avec sa sœur, et maman à la fois, et, pour moi, le jour où mon père fête son anniversaire.
Cette traversée a été aussi réelle que l’est Ilka, humaine, franche, sensible, elle est surtout un cri qui résonne de la souffrance des migrants. Que se taisent ceux qui n’ont jamais reçu un dollar marqué par la sueur de celles et ceux qui travaillent dans l’ombre de la migration.
Priscila Casasola Vargas
Zacapa, juin 2014
Prologue
Immense est la distance qui sépare l’imagination de la réalité. Ilka Oliva Corado en a pris conscience au cours de ses périples et a reçu les coups réels des dangers et des humiliations ; non pas ces images que crée notre esprit et que l’instinct de conservation aide à contrôler, mais celles qui laissent un goût amer de défaite et une immense frustration.
J’ai suivi de près la création de ce livre et je dois dire que, si l’audace de l’autrice à relater des épisodes aussi douloureux, aux limites du supportable, me surprend, je suis encore plus surprise par sa volonté de poursuivre l’exploration intime et complexe de sa terrible aventure.
C’est pour cela, sans doute, que la poésie n’est pas présente ici. À l’inverse de toute sublimation, il s’agit ici d’un reportage, d’un journal de voyage, dont l’unique note de romantisme – si toutefois il y en a une – se manifeste dans la solidarité entre êtres humains, unis dans une situation de danger extrême – lien tissé entre ceux dont le plus grand exploit a été de laisser derrière eux le passé et qui savent, malgré tout, que ce passé sera le seul point de référence qui les rattachera à leur propre identité.
Ilka Oliva n’a pas eu cette enfance heureuse ni cette adolescence insouciante qui aurait donné un cachet littéraire à ses textes. Sa jeunesse a eu pour cadre les us et coutumes d’une société machiste et misogyne, où la violence contre les enfants, et tout particulièrement contre les filles, est un mode de vie. Ilka a reçu les coups que cela implique et a grandi marquée par les stigmates de son sexe et de la pauvreté.
Forte, aguerrie, elle a choisi une voie inhabituelle pour tenter de se réaliser. Elle a alors enseigné l’éducation physique et arbitré des matchs de football, endossant les maillots officiels jusqu’à ce qu’on lui signifie l’inutilité de ses efforts pour briser les modèles et se faire une place dans un monde d’hommes. La frustration est un moteur puissant qui pousse à prendre les décisions les plus risquées : c’est ainsi qu’Ilka est partie pour le Nord.
L’histoire que nous raconte Ilka Ibonette Oliva Corado dans les pages qui suivent est celle de millions d’êtres humains en quête d’un destin meilleur, loin de leur pays. Migrants sans-papiers, aliens, intrus, dos mouillés… Nombreux sont les qualificatifs dont les intolérants prétendent les affubler, sans autres raisons que les intérêts économiques et sociaux des gouvernements des pays d’arrivée.
En quoi est-ce un délit d’aspirer à un destin meilleur pour soi et sa famille ? Prêts à exécuter les tâches les plus dures, subissant abus et humiliations, ces citoyens apportent une énorme contribution avec l’argent qu’ils envoient dans leurs pays d’origine, avec leur volonté de réaliser leurs rêves.
Ilka n’est qu’une personne parmi tant d’autres, mais c’est une femme qui a osé dénoncer, qui a eu l’audace de raconter dans ces pages les épisodes qu’elle a gardés enfouis, durant des années peut-être, au plus profond de sa mémoire.
Le fait qu’ait été rendue publique, ces dernières semaines, la situation de milliers de fillettes, de jeunes garçons et d’adolescents qui traversent la frontière pour retrouver leurs parents ou pour échapper à leurs familles – ou à l’extrême pauvreté dans laquelle elles survivent – est une coïncidence qui donne à ce livre une légitimité supplémentaire.
Ce ne sont pas des histoires d’épouvante : c’est l’histoire de la traite qui prospère au grand jour comme le plus légitime des commerces, sous les yeux et avec la complaisance des autorités. La contrebande, le narcotrafic, les extorsions ont atteint de telles extrémités que la population fuit, tout simplement. Mais ce n’est pas nouveau, voilà des années que cela dure ; ce qui est nouveau c’est la dénonciation des aspects atroces de ce trafic démentiel.
Les détails de ce livre démontrent que les systèmes et les structures qui régissent la migration illégale, par la frontière sud des États-Unis, ont toutes les caractéristiques de modes opératoires clandestins, sauf qu’ils s’effectuent, dans ce cas, sous l’apparence de la légalité et sous le prétexte de la surveillance de la frontière. Il s’agit pourtant de véritables chasses à l’homme, marquées par le racisme le plus extrême, et au cours desquelles sont commis des viols et des assassinats qui ne seront jamais jugés.
Le livre que vous avez entre les mains est une œuvre de courage, un récit puissant par sa valeur de témoignage, car il révèle au grand jour non seulement les détails d’un périple semé de dangers, mais aussi les expériences les plus intimes de l’autrice. C’est, en outre, une excellente description des épreuves et des situations vécues, rédigée par une femme qui s’est lancée sans filet dans l’écriture. Le talent naturel d’Ilka nous laisse penser que, si elle persévère dans son activité littéraire, elle pourrait aller encore plus loin. C’est ce que je crois et j’espère qu’elle y parviendra.
Carolina Vásquez Araya
Guatemala, 18 juillet 2014