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Cubanitées
Atilio Boron
lundi 16 mars 2020, mis en ligne par
Jeudi 27 février 2020 - Qu’est-ce que Cuba ? Quel est le mystère de cette île rebelle ? J’essayerai de le dire en quelques mots, comme le faisait le grand Eduardo Galeano, bien que je n’ai pas son talent.
Cuba est musique et encore musique. Musique partout : quand commence une cérémonie, quand elle se termine, pendant la pause. Avec des musiciens jeunes ou vieux ou même des enfants. Dans un théâtre, dans la rue ou à l’intérieur, dans une maison ou une institution. Musique populaire, musique classique, Mozart et Beethoven, qui se mêlent à celle d’ Ernesto Lecuona et de Buena vista social club. C’est Chucho Valdés et Daniel Barenboim. C’est Omara Potuondo, Polo Montañéz et Benny Moré avec Pavarotti, Plácido Domingo ou John Lennon et les Beatles. C’est Alicia Alonso dansant avec Noureev, c’est la « Colmenita » et les « Van van ». Cuba c’est le Son, la salsa, c’est Compay Segundo, la Nueva Trova, c’est Silvio, le reguetón, la cumbia, le jazz, c’est le gaguancó, la rumba, le bolero. Tout, absolument tout à Cuba devient musique, se fait en musique, se commémore en musique, se célèbre en musique. Avec des pianos à queue, des saxos, des violons, des guitares, des hautbois et des flutes traversières, sans oublier le güiro, le chékéré, le bongo et les tumbadoras. À toute heure : le matin, l’après midi et la nuit. Cuba est musique, des couples qui dansent dans la rue, sur le Malecón [1], dans les jardins du magnifique Hôtel Nacional, dans les maisons, n’importe où et à n’importe quelle heure. Les Cubains ont la musique dans le sang et ne cessent de le prouver. La révolution a eu pour mission de cultiver plus que tout ce gène magnifique qu’ont les Cubaines et les Cubains, en multipliant dans toute l’île une l’infinité d’écoles et de conservatoires où, gratuitement, le peuple apprend à jouer des instruments les plus variés et à chanter de façon professionnelle.
Mais Cuba est aussi littérature, poésie, romans, contes, histoires, revues, livres, cafés littéraires, tables rondes. Cuba est science et conscience, est humanisme et pensée critique. C’est Carpentier, Guillén, Lezama Lima, Vitier et ausssi Cortázar, Walsh et le Gabo [2] et Retamar qui nous a quittés il y a peu pour aller les rejoindre. Ce sont ses deux contributions indispensables et incontournables à la culture et à l’identité latino-caribéenne : la Casa de las Américas [3] et l’ICAIC [L’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (Instituto cubano de artes e industria cinematográficos) est une institution dédiée à la promotion de l’industrie cinématographique créée en 1959, 83 jours après le début de la Révolution cubaine – NdT]]. C’est aussi sa Foire du livre [4] qui attire une foule immense, organisée, ce n’est pas un hasard, sur le premier territoire libre d’analphabétisme des Amériques. La Havane est un des principaux centres culturels du monde, non seulement de l’Amérique latine et de la Caraïbe. Son offre, pour ce qui est du théâtre et des spectacles est incroyable, comparable à celle des plus grandes citées du continent, à l’égal de Buenos Aires, de Mexico ou São Paulo.
Cuba c’est la résistance à un blocus criminel, sans perdre le sens de l’humour subtil et critique, la capacité de rire de soi et de se moquer de la grossièreté de ses bourreaux décérébrés. C’est aussi la solidarité militante, pratique, concrète. Sans aucun doute le pays le plus solidaire au monde. Elle distribue ce qu’elle a et aussi ce qu’elle n’a pas, sans rien espérer en échange. Tandis que l’Empire et ses vassaux pillent les autres pays et envoient à l’extérieur des troupes, des espions, des bourreaux, des tueurs à gage, Cuba envoie des médecins, des alphabétiseurs, des professeurs de musique et de danse, et des entraineurs sportifs. La différence morale est écrasante. La différence c’est Martí, Mella, Guiteras, le Che, Camilo, Vilma ; c’est Frank País, Armando Hart, Abel et Haydée Santamaría. Et bien évidemment Fidel, qui est partout, bien qu’aucune place, rue, avenue, aucun stade, édifice publique, pont, port ou chemin ne porte son nom car le Commandant l’avait interdit expressément, ce qui est respecté à la lettre. Point besoin de le nommer car son esprit et son héritage imprègnent toute l’île. Il est mort mais il y a des millions de Fidel. Aujourd’hui toutes et tous nous sommes Fidel.
Cuba c’est La Havane, Santiago, Guanabacoa et Trinidad ; c’est Cienfuegos et Holguín ; c’est Birán et Sancti Spiritus ; c’est la Moncada et la Sierra Maestra ; Playa Girón et le Deuxième front, c’est Santa Clara et le Granma. C’est, aussi incroyable que cela puisse paraître, les sept fusils avec lesquels Fidel, les brandissant avec fermeté, a dit à un Raúl interloqué, « nous avons déjà gagné la guerre », peu après le débarquement chaotique du Granma et la dispersion dans la montagne des expéditionnaires tentant de ne pas être mitraillés depuis les airs par l’aviation de Batista. La volonté révolutionnaire dans son expression suprême s’est conjuguée dans Fidel, avec un réalisme formidable à l’heure de faire une lecture correcte de la conjoncture politico-militaire.
Cuba c’est un bon repas avec moros y cristianos (« maures et chrétiens ») [5], des haricots rouges et des tostones [6], des filets de porc. De l’agneau rôti, des langoustes et des poissons farcis de crevettes. Des tamales à la casserole [7] et du manioc dans sa sauce à l’ail, le chicharrón [8] au citron. En plus des soupes qui te revigorent, des glaces délicieuses, des desserts plus sucrés les uns que les autres et un élixir du nom de café. Cuba c’est le mojito, la piña colada, et, pour finir le banquet en beauté, le régal à l’infini des rhums délicieux et des cigares incomparables, uniques au monde.
Cuba c’est aussi ses cayes innombrables, ses centaines de kilomètres de plage de sable blanc et d’eaux turquoise. Et la mer venant se briser tout au long du splendide malecón havanais, les vagues qui s’élèvent vers le ciel, dessinant pour un instant des figures splendides et d’un blanc immaculé, qui hypnotisent les promeneurs.
Cuba, ce sont les splendides édifices de La Vieille Havane qu’un gouvernement harcelé et bloqué par des décennies s’efforce de restaurer. Leur restituer leur splendeur et leur beauté originelles est confié à l’historien de la ville, un humaniste génial, nommé Eusebio, [9] dans lequel c’est réincarné, à La Havane, l’esprit de la Renaissance grâce aux prières de la santería cubaine. Il a pour mission de la reconstruire, et il le fait en dépit du blocus.
C’est le pays où tu ne vois pas d’enfant des rues, qui mendient pieds nus, en haillons, fouillant dans les ordures pour trouver quelque chose à manger. Tous ses enfants, absolument tous, vont à l’école, bien vêtus et chaussés. Un pays où il n’y a pas d’hommes et de femmes, ou de familles entières qui dorment dans la rue comme dans tant de villes de Notre Amérique et même des États-Unis. Où l’alimentation est garantie, de même que la santé publique pour toutes et tous. Cuba c’est l’éducation universelle, gratuite et de qualité, du jardin d’enfant au secondaire. Cuba c’est la sécurité citoyenne, la circulation dans les villes sans les craintes qui perturbent les citadins de tant de pays dans le monde.
Ces réussites auraient été impossibles sans la clairvoyance et le courage de Fidel et l’ingéniosité admirable du peuple cubain, dont un mot les caractérise, le verbe « résoudre ». Ils résolvent tout, quoi que ce soit ; dans le cas contraire le blocus les aurait mis à genoux. Ils sont capables de faire parfaitement fonctionner une Ford, une Buick ou une Chevrolet des années cinquante, une véritable prouesse mécanique qui suscite l’admiration (parfois la jalousie) des touristes états-uniens ; ou de transformer une berline déglinguée d’une de ces marques en une magnifique décapotable, en éliminant le toit d’origine et faisant les transformations qui s’imposent. Voitures qui suscitent la convoitise d’Hollywood qui paierait des fortunes pour les faire venir dans ses studios. Mais c’est le patrimoine de Cuba et il ne quittera pas l’île. Ce ne sont que des voitures états-uniennes ? Non ! Il en va de même, par une opération de rafistolages franchement miraculeux, avec une Lada soviétique de l’année 1985 capable d’aller de La Havane à Santiago sans aucun problème en dépit de son confort approximatif.
Cuba ne dispose que d’une seule connexion physique par laquelle circulent les données d’internet : le câble sous-marin de la fibre optique qui est arrivé du Venezuela en janvier 2011, grâce à l’aide de Chávez, pour briser le blocus informatique dans lequel se trouvait l’île. En dépit de l’insuffisance de ce câble pour répondre aux demandes nombreuses et croissantes des internautes de l’île, les Cubaines et les Cubains « résolvent » avec une grande ingéniosité les énormes difficultés que suppose l’accès via le satellite à internet ; cela leur permet d’accéder à des programmes « made in Cuba » (que je n’ai vu dans aucun autre pays), à presque tout ce qui circule sur le réseau. Je sais que Bill Gates et les entreprises de la Silicon Valley ne savent pas quoi inventer pour attirer les ingénieux informaticiens cubains.
Il y a un problème ? « Vas-y et résous-le » est le signe de l’identité des Cubains. Faut-il soutenir le gouvernement de Mouvement de libération populaire de l’Angola (MPLA) pour empêcher que les racistes sud-africains ravagent ce pays ? C’est là que s’est manifestée l’ingéniosité des Cubains qui a accompli un autre miracle : transporter, grâce aux innombrables voyages d’un vieux quadrimoteur à hélice, le Bristol Britannia, un grand nombre de personnel militaire et de munitions cubaines, et franchir, après une préparation spéciale de cet aéronef (vieux réservoirs supplémentaires de combustible, charge non militaire réduite au minimum, régulation de la vitesse et de la hauteur, etc.), les 10 952 kilomètres qui séparaient La Havane de Luanda. Les avions à leur arrivée n’avaient presque plus une goutte de combustible dans leur réservoir. Fidel s’est personnellement impliqué dans la logistique de l’opération, en supervisant tout, depuis les tonnes de chargement possibles jusqu’à la vitesse et la hauteur de croisière nécessaires pour garantir l’issue heureuse du vol. Ni Washington ni Moscou ne pouvait croire que ce pont aérien fonctionnerait avec ce vieil engin. Mais c’est arrivé, les Cubains ont « résolu » le défi et Cuba et le MPLA ont gagné la guerre.
Pour cette raison la société et la culture cubaine ont résisté soixante ans aux blocus en tout genre. Malgré cette agression, qui par son ampleur et sa durée n’a pas de précédents dans l’histoire universelle, Cuba réussit dans des domaines sensibles comme l’alimentation, la santé, l’éducation, la sécurité citoyenne, ce que presque personne n’a réussi. Et le barbare de la Maison blanche dit que le socialisme est un échec ! Imaginons un moment ce que serait Cuba si elle n’avait pas dû subir le blocus imposé par les États-Unis, avec sa kyrielle d’agressions, de sabotages, d’attentats et de harcèlements de tous ordres. Un paradis tropical. Raison pour laquelle l’île est un très mauvais exemple que Washington a combattu et combattra sans cesse, recourant aux pires méthodes et violant toutes les normes de la légalité internationale. Oscar Wilde avait raison quand il a écrit « les États-Unis sont le seul pays qui soit passé de la barbarie à la décadence sans passer par la civilisation ».
Cuba est le David de notre époque qui a mis fin à l’apartheid en Afrique du Sud ; le pays qui a soigné des centaines de milliers de malades dans plus de cent pays et qui a créé la célèbre École latino-américaine de médecine (ELAM) qui forme des médecins pour qu’ils soignent ceux qui n’en ont jamais vu un seul de leur vie. C’est Cuba qui a pris en charge les enfants de Tchernobyl quand l’Europe et les États-Unis, l’Ukraine et l’Union soviétique même, leur tournaient le dos. Sans rien demander en échange.
Cuba c’est la collaboration avec toutes les luttes de libérations nationales menées dans le Tiers monde, sans s’approprier les richesses d’aucun pays et ne ramenant à la maison que les dépouilles des Cubains tombés au combat. Ses détracteurs, Mario Vargas Llosa en tête, accusent Cuba d’être « isolée du monde ». Les chiffres contredisent ce mensonge : non seulement des millions de visiteurs année après année défient les interdictions et les chantages de Washington et viennent parcourir l’île, jouir de ses beautés, de ses habitants, de ses saveurs, sa musique, sa joie, sa culture, sa gastronomie. La traduction de l’extraordinaire rayonnement international de la Révolution cubaine et de son intégration active dans le monde, c’est aussi, à La Havane, rien moins que 114 ambassades contre 86 à Buenos Aires, 66 à Santiago, 60 à Bogotá et 43 à Montevideo. Qui est la plus isolée ?
Cuba c’est la volonté farouche de construire le socialisme même dans les pires conditions possibles, de résister, de brandir le drapeau des plus nobles aspirations de l’humanité. La dette de nos pays à Cuba est immense pour ses décennies d’aide et pour n’avoir pas permis que s’éteigne le phare qui orientait notre quête du socialisme. Imaginons ce qui se serait produit en Amérique latine et dans la Caraïbe si l’île rebelle s’était rendue, harcelée par ceux qui, au commencement des années quatre-vingt-dix, conseillaient à Fidel d’oublier le socialisme, car le capitalisme avait triomphé, et c’était la fin de l’histoire. Le « cycle politique » progressiste et de gauche commencé en 1999, avec la présidence de Chávez, n’aurait pas existé et l’ALCA, comme grand projet annexionniste de l’Empire, se serait concrétisé à Mar del Plata en 2005 [10]. Si cela ne s’est pas produit nous le devons, plus que tout à Cuba et à Fidel. Évidemment aussi à Hugo Chávez Frías, l’aide de camp du stratège cubain, et aussi à Néstor Kirchner et Lula da Silva qui se sont embarqués dans cette aventure homérique. De toute évidence, sans l’obstination vertueuse du Commandant pour construire le socialisme, ni Chávez, ni Lula, ni Néstor, ni Evo, ni Correa, ni Tabaré, ni Lugo, ni Cristina, ni Dilma, ni el Pepe, ni Maduro, ni Daniel n’auraient jamais existé.
Ils auraient été sans aucun doute des politiciens importants, mais difficilement des gouvernants de leurs pays, car ils n’auraient pas bénéficié du contexte historique que leur a donné la permanence insolente de la Révolution cubaine ; elle leur a permis de jouer un rôle aussi digne que remarquable, ces vingt dernières années. Pourquoi ? Parce que les hommes et les femmes sont les architectes de l’histoire, oui, mais seulement dans des circonstances déterminées. Celles-ci ont été créées par cette révolution dans la plus grande des Antilles, en se maintenant debout tandis que l’Union soviétique s’écroulait, que disparaissait le COMECON, que le Pacte de Varsovie se désintégrait, que les « démocraties populaires » de l’est de l’Europe se tournaient en masse vers leur passé réactionnaire et se prosternaient aux pieds de l’empereur d’outre Atlantique et que les scribes de l’Empire célébraient l’avènement du « nouveau cycle américain » qui, – comme l’avait prévu Fidel – n’a même pas duré une décennie.
En un mot, Cuba est ce qu’elle est parce que pour des millions de personnes dans le monde elle incarne ici et maintenant l’histoire des beaux rêves du Quichotte quand il disait que sa mission était de « rêver un rêve impossible, lutter contre l’ennemi impossible, de se précipiter là où les vaillants n’ont pas osé, atteindre l’étoile inatteignable ? C’est mon destin ». Pour toutes ces raisons : « Avec Cuba pour toujours ! »
Dr. Atilio A. Boron est écrivain et directeur du Centre culturel de la coopération Floreal Gorini (PLE) à Buenos Aires (Argentine). Il a reçu le Prix Libertador de la pensée critique en 2013. Blog : www.atilioboron.com.ar
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/204950.
[1] Le Malecón, à La Havane, est une promenade de front de mer de 8 km – NdT.
[2] Surnom de Gabriel García Márquez – NdT.
[3] La Maison des Amériques : un organisme culturel créé à La Havane le 28 avril 1959 par le gouvernement de Fidel Castro après sa prise de pouvoir la même année – NdT.
[4] La Foire internationale du livre de La Havane (Feria Internacional del libro de La Habana) s’est tenue pour la première fois en 1982 – NdT.
[5] Plat traditionnel cubain de haricots noirs et de riz – NdT.
[6] Rondelles frites de bananes plantains vertes – NdT.
[7] Chaussons à base de maïs, cuits à la vapeur dans l’enveloppe d’un épi de maïs – NdT.
[8] Des rillons de porc – NdT.
[9] Le cœur historique de La Havane, classé au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, en 1982, est l’un des plus grands centres-villes coloniaux d’Amérique latine. Après deux siècles de quasi-abandon, le quartier retrouve sa splendeur grâce aux travaux de restauration conduits par Eusebio Leal Spengler, historien et essayiste – NdT.
[10] L’ALCA, projet d’une communauté économique qui aurait pu succéder à l’ALENA, a été fortement poussé par le gouvernement des États-Unis. Il prévoyait la suppression des droits de douanes sur plusieurs types de produits, notamment des produits manufacturés et agroalimentaires. Il aurait englobé 34 pays, soit toute l’Amérique excepté Cuba, la France (DROM), le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Ce projet était vivement critiqué, essentiellement en Amérique du Sud, par des associations, des syndicats et des partis politiques car il aurait eu selon eux des conséquences sociales très négatives – NdT.