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BOLIVIE - Luis Arce : « Je déplore la convergence d’Evo et Milei »
Gustavo Veiga
vendredi 12 juillet 2024, mis en ligne par
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Vendredi 5 juillet 2024.
Le président Luis Arce Catacora a réinvesti la Grande Maison du peuple qu’avait inaugurée Evo Morales en 2018 et que la putschiste Jeanine Añez avait cessé d’occuper lors de son gouvernement de facto. Concrètement, c’est un édifice de style brutaliste qui remplace le Palais Quemado, de style classique européen. Il a 29 étages, un héliport et pour accéder jusqu’à la salle où nous recevra le chef de l’État il faut monter jusqu’au 23e étage.
Une semaine après qu’un groupe de militaires et de civils, mené par le général Juan José Zúñiga, ait tenté de briser l’ordre constitutionnel, ce sujet a été l’essentiel de notre dialogue avec cet économiste titulaire d’une maîtrise de l’université de Warwick, en Angleterre, et qui a remporté les élections de 2020 avec 55,11 % des voix.
La tentative de coup d’État contre votre gouvernement ayant échoué et une fois détenus les hiérarques militaires, l’ex-président Evo Morales et le chef d’État argentin, Javier Milei, continuent à parler d’un auto-coup d’État. Que pouvez-vous en dire maintenant ?
Le mieux ce sont les preuves, qui sont plus claires que n’importe quel discours politique. Nous comprenons parfaitement la logique qui est celle de monsieur Milei. Nous savons qu’il défend le courant de l’école autrichienne de Friedrich Von Hayek et toute cette histoire. Mais ce sujet est clairement politique, c’est une position politique. Nous déplorons qu’on adopte cette position. On parle de coup d’État quand il y a des preuves et notez ce qu’a déclaré le général Zúñiga. Il parlait de reconstruire la démocratie, il disait que bientôt il y aurait un nouveau cabinet. Et les recherches en cours corroborent qu’il ne s’agissait pas simplement de le faire d’un jour à l’autre. Il y avait là une logique de long terme, une élaboration, remontant à un certain temps.
Et pas seulement. Il est évident que ce jour-là précisément, le matin du coup d’État, à l’état-major étaient réunis les militaires avec leurs pairs retraités qui ont participé au coup d’État de 2019, ainsi que du personnel civil. Étrange coïncidence ? Ce n’est pas que les militaires y aient été réunis. On découvre peu à peu un certain nombre de détails de tout cela. Nous avons été informés plus tard car, à ce moment-là, nous ne le savions pas, de ce qu’il y avait des francs tireurs à La Paz qui avaient été amenés exclusivement depuis Cochabamba.
Pourquoi avait-on besoin de francs tireurs ? Dites-moi. Et ensuite vient le plus évident. Eux disent que c’est un auto-coup d’État et c’est ce que déclare comme par hasard Zúñiga après s’être rendu à l’état-major. Et là il est certain que ses assesseurs lui ont dit de déclarer ça pour faire en sorte que l’investigation n’avance pas dans des secteurs qui doivent être impliqués et pour détourner l’attention.
Dans quel but président ?
Pour en minimiser l’effet. Mais le peuple bolivien le sait et c’est pour cette raison qu’il est descendu dans la rue. Eux peuvent dire tout ce qu’ils veulent et là je déplore la convergence entre Evo Morales et Milei. Cette convergence ne vous paraît-elle pas étrange ?
La sortie des militaires avec leurs tanks vers la Place Murillo ne peut-il pas avoir été une répétition de coup d’État pour évaluer la capacité du peuple bolivien à réagir ?
Évidemment. Heureusement nous connaissons bien l’histoire. Ce qui s’est passé avec Pinochet au Chili est un bel exemple. D’abord cela a été le Tanquetazo, la tentative de coup d’État, et ensuite le coup d’État final. Ici, en Bolivie le 1er novembre 1979, il y a eu la tentative de putsch de Natusch Busch et j’y étais, tout jeune, sur la place San Francisco, défendant la démocratie. Et en 80, en juillet, le coup d’État définitif de García Meza qui a été sanglant.
Marcelo Quiroga Santa Cruz a été tué et beaucoup d’autres sont morts. Nous connaissons l’histoire et comme pour nous ce n’est pas fini, nous disons qu’il faut faire une enquête. Nous avons constaté la nervosité dans les rangs de certains qui se hâtent d’émettre la thèse de l’auto coup d’État. Pour rester en marge et pour que, quoi qu’il puisse se produire demain, ils soient protégés par un parapluie politique.
Il y a une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux du général en retraite Tomas Peña et Lillo qui a annoncé qu’il entrait en clandestinité. Que pouvez nous nous dire de cela ?
Pourquoi entre-t-il en clandestinité s’il n’a rien à voir avec les faits ? Parce qu’il est l’un de ceux qui ont participé à la réunion dont je vous ai parlé. C’est un militaire en retraite, il y était, et qui a participé au coup d’État de 2019. Les choses sont claires et celui qui ne veut pas les voir ne les voit pas. C’est pour cette raison que je déplore la position d’Evo, car Milei le prend comme source d’information. Vous réalisez ce que je vous dis (il sourit). C’est comme si von Hayek en référait à Karl Marx ou Marx à von Hayek, en quelque sorte. C’est un paradoxe.
Le gouvernement argentin a été le dernier de la région à se prononcer sur la tentative de coup d’État. Qu’en pensez-vous ?
Moi, cela ne m’étonne pas, ça ne m’étonne pas du tout.
Vous avez été critiqué par l’opposition du gouvernement des États-Unis en raison des contacts que vous entretenez avec la Chine et la Russie, sans compter votre rencontre avec Vladimir Poutine. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Nous, en tant que pays, nous avons déjà pris une décision. Nous avons demandé à entrer dans les BRICS [1]. Moi, j’ai assisté à la réunion quand l’Argentine allait y entrer en tant que membre plénier et je me disais : je les envie car nous aimerions en faire partie. Et voyez maintenant ce qui s’est passé en Argentine alors que l’entrée leur a été refusée. Dans notre cas la configuration de la planète au niveau mondial est claire. Ce qui se passe : la faiblesse des États-Unis, la faiblesse de l’Union européenne, et ce qui est clair aussi est que nous avons et nous sommes la première réserve mondiale de lithium. Que nous suscitons aussi des convoitises car nous avons des minerais rares, des terres rares, de l’eau douce, et la cheffe du Commando Sud nous l’a déjà dit, ce qui se passe est clair.
Pour cette raison et compte tenu du panorama on ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu un coup d’État. En tenant compte de toutes ces informations on pourrait dire que par calcul électoral on devrait rester aveugle face à la réalité. La réalité c’est que oui, il y a eu un coup d’État et eux le savent car nombreux sont ceux qui y ont participé. Pour cette raison, que les investigations se poursuivent et que la vérité éclate génère une certaine fébrilité. Mais Le peuple bolivien a le droit de connaitre la vérité.
C’est comme ce qui s’est passé en 2019 : certaines choses ne sont toujours pas élucidées, telles que l’envoi de gaz et d’armes de l’Argentine à la Bolivie pour le coup d’État. Nous, nous allons faire en sorte que le peuple sache la vérité, qui ont été les acteurs, qui a été derrière tout ça, même si cela doit engendrer une nervosité compréhensible.
Au cours de cet entretien vous avez parlé de preuves. Y-a-t-il aussi des preuves de facteurs extérieurs à la Bolivie pour ce coup d’État ?
C’est ce sur quoi nous enquêtons.
Où en sont les relations diplomatiques avec les États-Unis qui avaient déjà été mauvaises jusqu’à la rupture sous le gouvernement d’Evo Morales ?
Au début nous n’avons pas eu de problèmes, mais dernièrement certaines actions de la Chargée du commerce en Bolivie ont été remises en cause par notre Chancellerie. Nous n’avons eu aucune réponse à ce sujet. Certains enregistrements ont circulé sur les réseaux sociaux de scènes supposées, que filmerait la Chargée d’affaires actuelle, au sujet desquelles le gouvernement états-unien n’a pas donné d’explications.
Quand je vous ai interviewé pour le programme Derribando muros [Faisons tomber les murs] en 2019 alors que vous étiez ministre de l’économie, vous étiez fier de la baisse considérable du coefficient de Gini, qui évalue les inégalités dans les pays. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Quand a eu lieu le coup d’État de 2019, le discrédit impressionnant que nous avions connu a été suivi d’une remontée substantielle du gouvernement de facto et tout ce que nous avons fait pendant tout ce temps est d’avoir obtenu à nouveau des indicateurs antérieurs à ceux du coup d’État. Nous avons récupéré ce que nous avions perdu et la tendance à la décroissance de l’indice de Gini. C’est-à-dire que la redistribution s’améliore, et c’est heureux, grâce aux mesures que nous avons prises. Nous avons appliqué un impôt sur les grandes fortunes, nous restituons l’IVA aux secteurs aux plus bas revenus, car notre indice de Gini était très haut quand nous sommes entrés au gouvernement. Maintenant la situation revient à la normale, le modèle fonctionne et nous allons résoudre les problèmes économiques et sociaux.
Est-il possible de restaurer la relation politique avec Evo Morales et que le MAS cesse de se diviser ?
Avant tout je veux clarifier la chose suivante. Je n’ai jamais critiqué Evo Morales de ma vie mais lui a constamment critiqué mon gouvernement depuis 2021,cela pour commencer. S’il y a des divergences, elles viennent de lui par rapport à nous. Comme nous l’avons prouvé nous avons respecté nos principes de gauche. Nous n’avons pas pactisé ni signé d’accords avec la droite, comme Evo l’a affirmé devant le Sénat. Nous ne sommes pas d’accord avec Milei pour ce qui est de ses déclarations sur l’auto-coup d’État.
Nous, nous sommes des hommes de principes, nous sommes de vieux militants de gauche, socialistes, et nous savons exactement où nous nous situons. Et nous n’avons pas reculé d’un centimètre. Plus encore, ce que nous faisons ne plait pas au nord pour ce qui est de nos relations avec la Chine, la Russie, les Brics. Quelqu’un qui trahit les principes de gauche n’agit pas ainsi. N’est-ce pas ? Notre position politique est claire. Celui qui doit préciser la sienne c’est lui.
Gustavo Veiga est journaliste depuis août 1978. Il a suivi des cours de Licence (inachevée) en Histoire de la UBA. Il est enseignant recruté par concours de la formation en Communication sociale de l’Université de Buenos Aires (UBA) et de la spécialité du journalisme sportif de l’Université de La Plata (UNLP) (cours Communication, sport, et droits humains). Il est analyste pour Página12 et collaborateur du Centre latino-américain d’analyse stratégique(CLAE)
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://estrategia.la/2024/07/04/luis-arce-lamento-la-coincidencia-entre-evo-y-milei/.
[1] L’acronyme BRICS désigne initialement le rapprochement de quatre pays aux vastes territoires, les BRIC : le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, auxquels s’est intégré l’Afrique du Sud en 2011 – NdlT.