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SUISSE - Contre les multinationales irresponsables
Sergio Ferrari
lundi 28 septembre 2020, mis en ligne par
26 août 2020, Berne (Suisse) - Le coup de sifflet d’envoi de la fin de la partie a sonné. Les derniers jours d’août étaient le début de la dernière ligne droite de la campagne en faveur de l’« Initiative pour les multinationales responsables ». Trois mois précisément avant que les citoyens suisses se présentent aux urnes, le dimanche 29 novembre, pour se prononcer sur un thème délicat qui, selon les résultats, peut avoir des répercussions régionales.
Si elle est acceptée la nouvelle norme constitutionnelle s’appliquera à environ 1 500 grandes entreprises. Les 580 000 petites et moyennes entreprises helvétiques (PME) qui comptent moins de 250 travailleuses et travailleurs en seront exemptées.
On déclinera ainsi un thème qui jusqu’à il y a moins de dix ans était un tabou national. Et qui de nos jours dépasse les Alpes et est présent dans une bonne partie de l’Europe, suscitant un vif débat de société.
Au loin là-bas, tout est bon
À Cerro de Pasco, au Pérou, l’eau est empoisonnée par des métaux lourds. La responsable : une mine gigantesque de l’entreprise Volcán – contrôlée par la multinationale suisse Glencore. Dans cette région habitent 70 000 personnes et les conséquences, bien que générales, touchent particulièrement les enfants, filles et garçons. De nombreux cas d’anémie, de paralysie et divers types de handicaps sont monnaie courante au sein de la population enfantine.
À mille kilomètres de là, à Yavatmal, au centre de l’Inde, en quelques semaines à peine, 800 travailleurs agricoles ont été intoxiqués par des pesticides employés dans les plantations de coton. Le « Polo », une des substances chimiques utilisées dont la substance active est le diafentiuron qui vient de Suisse. La transnationale sous bannière helvétique Syngenta en a exporté vers ce pays 75 tonnes en 2017.
Bien que sa vente soit interdite en Suisse et dans l’Union européenne, ce pesticide est toujours commercialisé dans de nombreux pays d’Amérique latine (Colombie, Équateur, Pérou, Mexique, Costa Rica etc…). Syngenta même reconnaît que ce produit est « toxique par inhalation » [1].
Un reportage récent de la chaîne nationale de télévision a révélé le drame de « La Rinconada », à Puno au Pérou, où des milliers de mineurs artisanaux, dans des conditions sanitaires et sociales infrahumaines, cherchent de l’or qui sera vendu quelques centavos à la Raffinerie Metalor, dont le siège central se trouve dans le canton helvétique de Neuchâtel. Des ONG suisses affirment qu’entre 60 et 70% du commerce international de l’or passe par les quatre raffineries helvétiques, au nombre desquelles Metalor.
La relation problématique entre le holding argentin Vicentín et la multinationale Glencore, associés dans l’entreprise Renova, ne fait que susciter des interrogations sur les droits syndicaux et environnementaux en vigueur, dans une conjoncture de tension extrême sur le futur de cette société céréalière exportatrice.
L’exploitation des enfants dans les plantations de café du Guatemala destiné à l’entreprise Nespresso (de la transnationale suisse Nestlé), documentée dans un reportage de la chaîne Channel 4 anglaise, prouve les violations systématiques de droits humains.
Ainsi se multiplient, dans la presse nationale et internationale, des exemples de violations des droits humains et environnementaux. Des démentis formels, des communiqués insipides ou des déclarations rhétoriques, de la part de nombre de multinationales helvétiques constituent leur principale ligne de défense contre les critiques.
Obligation universelle
L’initiative populaire fédérale « Entreprises responsables pour protéger l’être humain et l’environnement » (de son nom officiel) exige que les grandes sociétés helvétiques et leurs filiales à l’extérieur – principalement installées en Amérique latine, en Afrique ou en Asie – respectent les droits humains et environnementaux selon les normes qui doivent être respectées en Suisse même. C’est-à-dire qu’elle tente de leur imposer un cadre juridique d’action, de portée planétaire, en conformité avec les canons actuels définis, entre autres, par les Nations unies [2].
Si elle est acceptée elle modifiera l’article 101a de la Constitution nationale qui établit que « la Confédération prend des mesures pour que l’économie respecte davantage les droits humains et environnementaux… La loi régule les obligations des entreprises qui ont leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur implantation en Suisse ». Elle énumère ensuite comme cadre, les droits humains et les normes environnementales internationales ; l’obligation de faire preuve d’une diligence raisonnable et d’assumer les préjudices qu’elles ou leurs filiales ont entraînés.
La violation des droits humains et des normes internationales concernant l’environnement devrait être suivie de sanctions contre les transnationales qui les enfreignent. C’est-à-dire, soulignent les promoteurs de l’initiative, « quand les multinationales polluent l’eau potable ou détruisent des régions entières, elles doivent reconnaître ces dommages et en assumer les préjudices.
Dans la pratique, si l’Initiative populaire a été approuvée par les citoyens lors du vote du dernier dimanche de novembre, les victimes de ces violations, dans quelque endroit du monde qu’elles soient, devraient être autorisées juridiquement à exiger réparation, en Suisse même.
Les victimes – soutenues par des ONG et des avocats solidaires – devront faire la preuve devant les tribunaux helvétiques des dommages subis. Les multinationales auront le droit de démontrer si elles ont respecté toutes les recommandations et effectué les contrôles nécessaires. Un tribunal national devra, en dernier ressort, émettre un jugement.
Respect de la législation internationale
L’initiative, avec le soutien de 120 mille signatures a été inscrite officiellement le 10 novembre 2016 – après d’interminables allers et retours entre l’exécutif national et les deux chambres parlementaires – reprend, comme concept essentiel, celui de la « diligence raisonnable », assumée par le Conseil des droits humains en juin 2011 lorsqu’il adopta « les Principes recteurs sur les entreprises et les droits humains [3].
La diligence raisonnable fixe le devoir des États, la responsabilité des entreprises et l’accès à la justice pour les victimes afin qu’elles obtiennent un dédommagement pour les préjudices subis. Elle a trois composantes : l’identification des risques, une activité conséquente au danger relevé et l’information publique et transparente concernant l’analyse des risques et les mesures adoptées pour les prévenir.
Dans le cas spécifique des multinationales et de leurs filiales, elles devront, avant même de commencer à opérer dans un pays déterminé, faire une étude approfondie des violations potentielles des droits humains ou environnementaux que leur activité peut entraîner. Et suivre selon cette méthode pendant toute la durée de leur activité.
Dans cet exercice, elles devront respecter la Déclaration universelle des droits humains des Nations unies, le Pacte international des droits civils et politiques (Pacte II de l’ONU) ainsi que le Pacte international des droits économiques et culturels (PIDEC), également onusien de même que les huit conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT).
Possibilité de succès
Une enquête datant de la deuxième semaine de mai indiquait que 78% des citoyens voteraient en faveur de cette initiative. Comment expliquer un aussi haut niveau d’adhésion pour une thématique sensible dans le pays qui compte la plus grande concentration de multinationales par habitant ? Et en dépit de la contrepropagande intense et riche en ressources diffusée essentiellement par la centrale patronale Économie suisse.
Les clés d’interprétation sont diverses. La première est l’intense travail de sensibilisation et d’information sur le sujet que, depuis des années, ont lancé d’importants acteurs de la société civile. Processus qui débute à la fin de l’année 2011 avec le lancement de la pétition populaire « Droits sans frontière » qui a connu un premier et énorme succès, dès cette étape, en obtenant 135 mille signatures, en seulement 7 mois, et qui proposait la nécessité de réglementer la présence des multinationales helvétiques dans n’importe quelle partie de la planète.
Se sont ajoutées les 114 organisations de coopération, des droits humains, des associations féministes, environnementales, religieuses, syndicales, des coopératives et des unions d’actionnaires, qui soutiennent désormais l’initiative populaire. De Amnesty international Suisse à Alliance sud – qui regroupe six des ONG de coopération au développement les plus connues –, jusqu’à UNITERRE (branche locale de Vía campesina) et le WWF, sans compter plusieurs syndicats : UNIA (le plus important), SYNDICOM (de la communication), Travail suisse (social chrétien, SYNA, et l’Union syndicale suisse elle même, principale confédération nationale des travailleurs.
Presque un demi milliard de comités locaux fonctionne dans tout le pays, parmi lesquels plus de 20 dans la ville de Zurich, une dizaine dans la capitale Berne, sept dans la ville de Genève et cinq dans celle de Lausanne. Tous sans exception, par leur travail constant de sensibilisations, leur présence sur des stands, des podiums, des discussions publiques et un travail virtuel assurent une présence active même au cours de la pandémie. Et, à partir de fin août, ils se lancent dans le sprint final du travail politique.
La diversité de ses adeptes est une autre spécificité de cette initiative en marche. Au de là des partis socialistes, verts et de la gauche extra-parlementaire qui la soutiennent depuis le début, s’est constitué un Comité bourgeois de soutien – qui rassemble quelque 160 personnalités politiques de centre et de droite : un groupe de représentants religieux en faveur de la justice et de l’éthique entrepreneuriales, ainsi qu’un groupe important de l’« Économie en faveur des entreprises responsables ».
Des personnalités de premier plan appuient également la proposition. Parmi elles, les anciennes conseillères fédérales – pouvoir exécutif collectif – Ruth Dreifuss et Micheline Calmy Rey, l’ex-président de la Croix rouge internationale, Cornelio Sommaruga et les prix Nobel de chimie 2017, Jacques Dubochet et de physique 2019, Michel Mayor. Les co-présidents du Comité d’initiative sont Dick Marty, ex-sénateur national progressiste du Parti radical libéral (droite entrepreneuriale) et la professeure de Droit, Monika Roth.
Réalité européenne
Si l’initiative réussissait à triompher le 29 novembre prochain, cela impliquerait une modification de la Constitution. Cela requiert la double majorité, c’est à dire celle du peuple et celle des cantons, ce qui rend complexe ce type de consultation populaire. Un triomphe en Suisse, qui compte 21 multinationales au top 1000, c’est-à-dire parmi les plus importantes au niveau mondial), renforcerait un débat plus global qui existe dans divers pays européens.
En 2017, en France, qui compte 40 des multinationales du top 1000, a été entérinée la « Loi vigilance » qui intègre la responsabilité civile des multinationales qui violent les droits humains. Parmi les plus ouvertes dans ce secteur, cette loi a été le résultat d’une intense mobilisation des syndicats et des acteurs sociaux après la catastrophe de Plaza Rana, d’avril 2013, à Dacca, capitale du Bangladesh. Dû à une irresponsabilité de l’entreprise, l’effondrement de l’édifice de neuf étages qui abritait de gigantesques ateliers de textile a coûté la vie à 1138 personnes et a fait au moins 2000 blessés.
Au Royaume-Uni (39 sociétés du top 1000), la responsabilité de ces grandes entreprises pour ce qui est des droits essentiels a été reconnue en 2012. La Cour suprême, en 2019, a même approuvé un recours juridique contre le groupe minier Vedanta pour son action en Gambie. De même, en Allemagne (35 entreprises au top 1000), une loi de régulation est en débat au parlement.
De son côté la Hollande (17 au top 1000) a voté une loi qui sanctionne le travail des enfants et un élargissement de cette même loi à la violation de tous les droits humains est à l’étude. Les Pays-Bas reconnaissent diverses formes de responsabilité civile des multinationales. En 2019, un tribunal a validé un jugement contre Shell pour ses pratiques anti-écologiques au Nigeria.
Une commission de l’Union européenne (qui rassemble 235 des multinationales du top 1000) se penche sur ce problème. Et tandis que le Parlement européen se prononce en faveur d’un meilleur accès des victimes à la réparation, il définit que la responsabilité civile est de la compétence de chaque État membre.
Peut-on exiger une responsabilité de la part des multinationales dont l’essence et l’objectif sont seulement le profit ? Au de là des véritables changements que cette proposition peut obtenir, le débat et la sensibilisation qu’elle génère ont des impacts positifs. Exiger une bonne conduite des multinationales – sophisme ? perspective réformiste d’une société consumériste à l’extrême ? – a pour objectif en définitif de démasquer un des fonctionnements du système hégémonique mondial.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/208641.