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HAÏTI - Le blanc qui ne l’est pas : couleur et identité

Claudia Alavéz García & Marcela Colocho Rodríguez

jeudi 30 septembre 2021, mis en ligne par Françoise Couëdel

24 août 2021 - Dans la vie quotidienne en Haïti “la blancheur” ne doit pas être interprétée directement en fonction de la racialisation biologique : il n’y a pas de relation déterministe entre origine et phénotype.

Il y a quelques années nous sommes arrivées à Haïti avec un vif questionnement sur la façon de voir ce pays depuis l’Amérique latine, sur la manière de parler de son existence, sur la façon de nous relier au présent et à l’histoire de cet environnement caribéen tourmenté. Même si nos questionnements se concentraient majoritairement sur le regard que nous portions sur cette réalité, nouvelle pour nous jusqu’alors, que nous ne connaissions qu’à travers des textes et des récits d’amis, très vite le fait d’être en Haïti a orienté notre regard, vers l’intérieur, vers nous même. Le doute a grandi : comment étions-nous perçues, vues et comprises en tant que Latino-Américaines, dans cet imaginaire qui semblait, à nos regards de néophytes, nous reconnaître uniquement dans les dichotomies du blanc et du noir.

En 1998, le poète et essayiste cubain Roberto Fernández Retamar a raconté que, lors d’un entretien avec un média européen, le journaliste lui a demandé s’il existait une culture latino-américaine, ce qui était comme lui demander – dans sa façon de poser sa question – si les Latino-Américains eux-mêmes existaient.

L’histoire latino-américaine, notre culture, ce que nous sommes — si on omet les différences que nous imposent les frontières nationales — a été marquée par diverses formes de construction d’identités métisses, ladinas [1] indiennes et afro-américaines. Dans de nombreux cas nos identités locales ont été formulées en opposition à celui que, dans notre jargon, nous avons désigné par le terme de « yanqui », « gringo », « chele » [2], « güero » [3] ou « blanc ». Ce personnage dans nos récits était l’autre, le conquistador, le patron, l’oppresseur. Raison pour laquelle entendre que le premier mot qui nous a désignées en Haïti ait été « blan » (blanche en créole haïtien) n’était pas un fait anodin que nous ne pouvions pas accepter facilement.

Nous référant à nouveau à la question que posait Retamar, sur cette façon de nommer notre différence : existons-nous vraiment ? Que signifie en Haïti, être considéré comme « blan » ? Ces « blan » est-ce nous, nous les femmes latino-américaines « brunes » ou est-ce plutôt le personnage que nous rejetons ? Qui est ou qu’est-ce que le noir et qui est le blanc dans cette île de la Caraïbe ? Existe-t-il un autre épiderme possible ?

Ici, l’essence du blanc et du noir est le choc des cultures : deux façons de comprendre le monde à travers des idéologies imposées qui peuvent être portées indistinctement par des personnes de couleurs de peau différentes. Dans la vie quotidienne en Haïti la « blancheur » ne se réfère pas directement à la racialisation biologique. La couleur de la peau n’est pas cause ou conséquence des valeurs qu’une personne peut développer. Il n’y a pas de relation déterministe entre origine ou phénotype, selon la logique qui pourrait se comprendre à partir du racisme anglo-saxon ou dans des contextes particuliers dans l’Amérique latine actuelle.

Au de là des peaux noires et de leurs représentants, il y a beaucoup de choses blanches en Haïti, comme l’État et son institution. Un État « défaillant » non seulement en raison de l’emprise des puissances impériales mais parce que les institutions officielles se refusent à négocier avec la cosmovision de la culture cimarrona [4].

Très vite le fait d’être en Haïti nous a permis de constater cette présence de l’identité cimarrona ; une identité qui a développé des stratégies de vie pleine et de survivance obligée. Dans les marges de cette identité cimarrona nous avons trouvé une brèche dans la carapace des dichotomies qu’impose la racialité noir/blanc. Nous y avons vu la possibilité de nous voir, nous, les visages bruns, indiens, latino-américains et noirs avec une histoire commune, des modes de vie proches, des désirs d’avenir et des possibilités de dialogue.

Le pari du dialogue

Dans sa Pédagogie de l’opprimé, l’éducateur populaire brésilien Paulo Freire affirmait qu’« est nécessaire pour ceux à qui on a dénié le droit à la parole de reconquérir ce droit ». Un dialogue qui serait « essentiellement le devoir des sujets eux-mêmes » et qui « ne peut s’opérer dans une relation de domination ». Pour Freire exister c’est parler le monde et le transformer : notre existence ne peut pas être muette. Pour énoncer le véritable mot un dialogue est nécessaire qui reconnaisse nos contextes, notre histoire et nos mémoires.

En misant sur le dialogue avec la réalité haïtienne il est nécessaire de considérer que le processus de conquête du territoire qui incluait Saint Domingue, a établi une structure coloniale, tant dans les relations internes de ce qu’est aujourd’hui Haïti, qu’une relation du pays avec l’extérieur. Cette structure coloniale a su se maintenir dans des secteurs économiques, engendrant une société divisée en propriétaires, commerçants et personnes soumises à l’esclavage mais stratifiée aussi selon la couleur de la peau. La preuve en sont les catégories sociales de la colonie comme « les grands blancs », « les petits blancs », les mulâtres et les nègres.

Haïti est devenue la première République noire d’Amérique latine en 1804 tandis que, dans la majorité des pays de l’Amérique latine continentale, les processus indépendantistes ont commencé en 1810 et que leur cycle a été clos vers1820. Pour le sociologue haïtien Laënnec Hurbon (1993), dès l’année 1804, le dilemme pour Haïti a été de vivre pour elle-même, en choisissant ses valeurs et modes de vie propres ou de se montrer comme une nation « civilisée ». À partir de ce dilemme deux types de culture ont été instaurées : la culture cimarrona et celle de l’élite. Hurbon affirme que la « problématique raciale soit une obsession, a été évident dès le lendemain de l’indépendance comme héritage de l’esclavage » (p. 50).

Cette révolution noire a été un espace d’essais et d’erreurs, de création, de débats et d’expérimentations au sein de la Modernité. Haïti, comme les autres pays insulaires de la Caraïbe, a dans sa mémoire une histoire associée à la plantation. Selon le trinidadien C.L.R. James, sur les territoires marqués par la production de sucre et l’esclavage s’est instauré un modèle qui ne peut être comparé avec aucune autre réalité sociale (2017, p.36). Haïti est rapidement devenu un horizon possible, avec ses bonnes nouvelles pour les peuples colonisés et avec ses avertissements évidents pour les puissances colonisatrices.

À ces éléments nous pouvons ajouter que, comme conséquence des cultures, langues et spiritualités multiples qui ont coexisté sur le territoire de la colonisation française, Haïti a pour langues officielles le créole haïtien et le français, ce qui suppose encore aujourd’hui un grand débat interne sur le rôle respectif de chacune des langues. Cette particularité l’éloigne dans une certaine mesure de l’Amérique latine, où en dépit de la coexistence de 420 langues originelles, la langue espagnole, la plus répandue, facilite des processus de communication et de relations. En Haïti, de même que dans le reste des pays insulaires de la Caraïbe, la présence des peuples originels est infime ou inexistante, ce qui implique une certaine impossibilité de dialogue avec les Indiens d’autres régions.

Mais ce n’est pas uniquement en raison de ces éléments que Haïti a une relation particulière avec l’Amérique latine. Il est impossible d’oublier les drapeaux de l’Uruguay, du Brésil, du Salvador, du Honduras, du Chili, de l’Argentine et du Brésil imprimés sur le dos des nombreux soldats membres de la mission des Nations Unies pour la stabilisation de Haïti (MINUSTAH) qui ont occupé le pays pendant 3 ans. Pas plus que l’accueil problématique des immigrants haïtiens qui ont afflué par vagues successives vers les différents pays de notre continent. Et cela, sans mentionner la relation historique et non exempte de difficultés avec la République dominicaine voisine.

Il n’est donc pas difficile de comprendre qu’à notre arrivée nous soyons vus comme des blancs, comme « complices » d’une occupation, une distinction « commode » cependant dans le monde dans lequel nous vivons, qui fait que nous ne sommes pas noirs, nous ne sommes pas haïtiens, nous ne sommes pas enfants, frères ou cousins de cette Caraïbe noire. De nombreux latino-américains qui, pour des raisons diverses, travaillent et habitent dans différents départements du pays, assument ici sans problème leur « blanchitude » et oublient leur environnement latino-américain, celui du pays où il renvoie à l’« oppresseur étranger », comme ce « gringo » qui « se croit güero ». Dans ce contexte la possibilité de dialogue semble faible.

Douter de la blancheur

Même si nous ne pouvons pas renier nos histoires et notre couleur de peau, pourquoi renions-nous cette blanchitude ? Pourquoi refusons-nous d’être ce personnage avec ce qu’il implique dans nos pays ? Quant à ceux qui vivent aisément cette désignation de « blan », l’anthropologue Rita Laura Segato nous invite à douter, à nous imaginer d’utiliser ces mêmes catégories comme moyen pour répondre au phénomène de domination et à le contester. Même à en créer d’autres, à tracer notre voie sur les marges de la vision essentialiste du monde et y mettre des couleurs indiennes, celles des quartiers populaires, des bidonvilles, sur cet imaginaire du latino-américain au teint plus clair.

Pour nous Haïti est un nouveau territoire qui invite à nous méfier de la blancheur, à remettre en question sa supériorité supposée et son destin de prétendue domination. Mais à douter aussi de sur qui et sur quoi porte cette catégorie de blanc. Le quechua, l’aymara, le tzotzil, le guarani le mapuche, le zapotèque, le pipil ou le lenca doit-il entrer dans cette même catégorie de « blan » c’est à dire d’étranger ?

Nous pensons que non, qu’il faut que nous tendions des ponts, que nos discours doivent être reliés, que bien que nous ne parlions pas les mêmes langues, nous parlons et nous existons sur la base de l’énonciation de la différence. Que la violence du capital affecte nos terres par des stratégies similaires et que nos peuples ont appris à broder, à labourer, à forger la résistance depuis plus de 500 ans.

Il nous plait de penser que le dialogue s’élabore entre deux personnes, de celle qui parle et écoute vers celle qui écoute et répond. Sur le sol de Haïti c’est par ce dialogue que nous existons : en partageant notre musique, notre langue, nos cultures, et nos résistances. Nous existons dans l’effort quotidien de créer de petits espaces pour nous regarder au-delà de la couleur de notre peau. Mais cet effort doit être mutuel, s’appliquer à tout celui qui se désigne lui-même comme « non blanc », pour ne pas tomber dans le piège de la couleur de l’épiderme qui devient un dilemme épistémologique.

Nous avons à nouveau une dette envers Haïti, son peuple et son histoire, car tout cela constitue une expérience pour valider des concepts ontologiques sur la création de récits locaux et nationaux. C’est ce territoire qui nous alerte à nouveau sur la complexité d’un dialogue entre ceux qui ne sont pas blancs, et met en évidence que « vivre en Haïti » ne peut relever que d’un défi.


Claudia Alavéz García est sociologue à l’Université de La Havane, chercheuse, éducatrice populaire, membre du collectif latino-africain et résidente en Haïti. Ses recherches portent sur l’épistémologie caribéenne, les territoires et les jeunesses.

Marcela Colocho Rodríguez est économiste attachée à l’Université de La Havane, anthropologue à l’Université autonome de Mexico (UNAM), éducatrice populaire et membre du collectif latino-africain.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Article original (espagnol) publié dans la revue América Latina en Movimiento n° 553 - “Haití, más allá de los mitos”" [Haïti au delà des mythes], 06 août 2021.

https://www.alainet.org/es/articulo/213541.

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[1« Ladino » est, en Amérique centrale, et tout particulièrement dans le Chiapas et au Guatemala, le nom donné péjorativement aux personnes d’ascendance indienne, le plus souvent métisses, et de culture « hispanisée », c’est-à-dire dont la langue maternelle est l’espagnol et qui ont un mode de vie fortement occidentalisé, par opposition aux Indiens qui parlent une langue indienne et conservent les traditions et le mode de vie de leur culture d’origine – NdlT.

[2Personne très blanche – NdlT.

[3Blond –NdlT.

[4Les cimarrons sont les esclaves noirs échappés des plantations pour rejoindre une communauté de fugitifs, le palenque ou le quilombo – NdlT.

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