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DIAL 3113

ARGENTINE - Entretien avec Alberto Sava, directeur du Front des artistes du Borda, première partie

Emilia Cueto

vendredi 2 juillet 2010, mis en ligne par Dial

Dans ce numéro de juillet, nous consacrons trois articles à des expériences conduites au sein de l’hôpital neuropsychiatrique José Tiburcio Borda à Buenos Aires. Le premier revient sur l’expérience de la radio La Colifata, qui émet chaque samedi depuis l’hôpital. Le second est la première partie d’un long entretien avec Alberto Sava, fondateur du Front des artistes du Borda dont nous publierons la deuxième partie dans le numéro de septembre. Le troisième est un court texte rédigé par les membres de l’atelier de journalisme du Front des artistes du Borda en 1989. Alberto Sava est artiste et psychologue social. Cofondateur et président jusqu’en 2003 de l’Association argentine du mime, il est aussi le créateur du Congrès et du Festival latino-américain du mime, qu’il a dirigé pendant dix éditions jusqu’en 2003. Fondateur et président du Réseau argentin de l’art et de la santé mentale, il a aussi créé et dirige l’École du mime contemporain et du mime-théâtre participatif. Cet entretien a été publié dans la revue Imago Agenda n° 103 (septembre 2006).


L’entretien avec le fondateur et directeur du Front des artistes du Borda (« Frente de Artistas del Borda ») nous a permis de connaître dans le détail l’expérience qu’Alberto Sava, accompagné d’un groupe de professionnels et d’artistes, mène depuis maintenant plus de 20 ans à l’hôpital Borda [1]. Comment l’art peut-il être associé aux processus de désinstitutionalisation et quels sont les effets observés jusqu’à présent sur les patients, les établissements et la société ? Qu’est-ce qui différencie la fermeture des asiles d’aliénés de Trieste (Italie) et les tentatives réalisées en Argentine ? En quoi consiste le théâtre participatif et en quoi transforme-t-il son créateur ? Qui partage la vision de l’art qu’avait Pichón Riviere [2]

Dans Desde el mimo contemporáneo al teatro participativo, il raconte que, peu après l’appel lancé en 1984 par José Grandinetti [3], est né le Front des artistes du Borda. Quelle est la nature de cette initiative ?

Dans les années 70 commence une expérience de désinstitutionalisation. En Italie est réalisée la première expérience, par laquelle Franco Basaglia procède à la première fermeture d’un asile dans le monde. Mail il ne le ferme pas brutalement. Il le fait peu à peu, sur une période de sept ou huit ans. Et c’est ainsi qu’un dispositif à vocation fondamentalement communautaire a été mis en place au sein de l’État, c’est-à-dire à la Direction italienne de santé mentale. Au lieu de concentrer tout le personnel en un hôpital, on a ouvert cinq centres de santé mentale à Trieste. Tous les patients de l’asile ne sont pas allés dans ces centres, mais la prise en charge, la prévention et l’internement des patients se font depuis dans les centres de santé mentale. Les intéressés ont été dirigés vers les familles, lorsqu’elles pouvaient les accueillir, ou, sinon, vers des services de la ville de Trieste. J’ai passé trois mois dans cette ville et j’ai pu voir que les patients vivent comme n’importe quelle personne en établissement. Ils reçoivent des soins essentiellement ambulatoires ; autrement dit, les usagers en traitement – comme on les appelle – vont chez les professionnels de ces centres de santé mentale, au nombre de cinq dans tout Trieste, ou bien ce sont souvent les professionnels qui se rendent chez les patients. Des coopératives de travail se sont créées, en fonction des activités pratiquées par les patients internés. Aujourd’hui, 17 coopératives de travail sont en service. L’État octroie à chaque famille qu’il aide ou soutient 800 euros par mois, et les patients perçoivent la même somme mensuelle. Tout ce mécanisme est le même que celui que l’on utilisait pour l’asile. La durée de l’internement ne dépasse pas 15 jours en moyenne. Elle serait de 12 jours actuellement. Les responsables, mais aussi l’Organisation mondiale de la Santé, considèrent qu’une personne ne doit pas rester internée plus de 30 jours. Pour les Italiens, un internement de 30 jours est le signe d’un échec thérapeutique.

Cette expérience, commencée dans les années 70, est complétée par une Loi nationale de la santé mentale. Cette loi interdisait la construction de nouveaux asiles et prescrivait la disparition des asiles dès 2002 en Italie. Et il en a été ainsi. On m’a raconté qu’il n’existe plus d’asile d’aliénés dans ce pays. Tout le dispositif ressemble, en mieux ou en moins bien, à celui de Trieste.

Cette expérience italienne a été reproduite à beaucoup d’endroits, notamment ici, en Argentine. En 1984, pendant le gouvernement Alfonsín, au terme de la dictature militaire, l’Argentine s’est lancée dans une aventure similaire, dans le cadre de la Direction nationale de la santé mentale. Trois lieux ont été désignés pour cette expérience pilote : Río Negro, Córdoba et l’hôpital Borda. À Río Negro, cela a fonctionné. Le seul hôpital qui existait a été fermé et un dispositif a été mis en place, semblable à celui de l’Italie (si l’on excepte les distances et les ressources en jeu), dans le même esprit, avec la même idéologie. On a même fait venir des conseillers italiens.

À Córdoba, l’opération a été plus complexe, parce qu’il y a beaucoup d’hôpitaux semblables à Borda. À mesure que le gouvernement Angelós s’affaiblissait et qu’il était confronté à des problèmes internes, au bout d’un moment, après deux ou trois ans, l’expérience s’est cristallisée : les choses s’améliorent, mais on ne parvient pas à fermer l’asile.

À Borda, des représentants de plusieurs disciplines ont été mis à contribution : psychologues, ergothérapeutes, psychiatres, sociologues, aides sociales et artistes. Je faisais partie de ces derniers. José Grandinetti m’a appelé parce que j’avais travaillé avec lui entre janvier-février 1975 et mars 1976 à l’hôpital Moyano. En plus, avec un autre collègue psychologue qui est décédé, Rodolfo Iuorno, il supervisait mes travaux à l’extérieur, c’est-à-dire l’expérience de théâtre participatif que je menais dans mon école. Nous avons commencé à travailler à l’hôpital Moyano, mais le coup d’État militaire a interrompu cette initiative. Quand la possibilité s’est rouverte à Borda, j’ai été convoqué. José Grandinetti m’a dit : « Venez à Borda, vous qui savez mettre le théâtre dans la rue. Nous allons mettre les fous dans la rue. »

J’ai été là un ou deux ans bénévolement. Pendant une année, j’ai fait une recherche de terrain et me suis aperçu qu’un grand nombre de personnes internées à l’hôpital possédaient beaucoup de capacités, beaucoup d’aptitudes dans le domaine de l’art. J’ai proposé de monter un groupe d’artistes, mais pas comme on avait l’habitude de le faire à l’hôpital. La pratique de l’art dans les asiles est presque aussi ancienne que les asiles eux-mêmes, mais elle a toujours servi d’excuse thérapeutique. Les psychologues ou les psychiatres qui ont une certaine inclination ou un certain savoir artistique recourent à telle ou telle technique artistique à seule fin d’élucider chez les patients participants une partie de leurs problèmes. Si un patient, par exemple, faisait du théâtre et choisissait un personnage donné, on faisait le rapport avec une histoire personnelle et on fixait une « orientation des soins », dans laquelle s’engouffraient les professionnels.

Autrement dit, l’art faisait office d’excuse thérapeutique et n’était pas considéré comme une discipline en soi. Ce que nous voulions, c’était utiliser l’art comme une discipline à part entière, en faire une activité à laquelle n’importe quel groupe extérieur pourrait se livrer. Mais en gardant à l’esprit cet objectif premier de la désinstitutionalisation, la contribution que l’art peut apporter à la désinstitutionalisation.

Nous avons donc invité toutes les personnes que je voyais dans l’hôpital, à celles qui chantaient autour d’un maté, qui nous vendaient des poésies dans les couloirs ou qui peignaient des graffitis sur les murs. Et avec Mónica Arredondo Holguín, psychologue qui ne travaille plus à l’hôpital, nous avons organisé une réunion avec ces personnes et leur avons proposé de constituer un groupe artistique afin que ce qu’elles produisaient puisse sortir dans la rue. Nous pensions que la diffusion de leur production hors de l’hôpital entraînerait des changements, aurait des effets. Premièrement sur le plan personnel, parce que le fait de créer, de produire quelque chose, et de le montrer fait du bien à l’artiste. Deuxièmement, nous pensions que la diffusion de cette production pourrait avoir un effet institutionnel et, troisièmement, un effet social.

Nous avons commencé par nous demander comment intégrer une telle expérience dans une institution totalitaire, totale, caractérisée par une structure très verticale, où l’on trouve un directeur, des directeurs adjoints, des chefs de département, des chefs de service, des professionnels, des techniciens, des employés de bureau et, enfin, les patients qui n’interviennent pas dans cette structure.

Nous avons voulu tenter une expérience à l’opposé, avec une structure non pas verticale mais horizontale dans laquelle tout le monde pourrait participer à un projet par lequel l’art concourt aux processus de désinstitutionalisation. Lors de cette première réunion, le 15 novembre 1984, nous étions 50 personnes. Nous nous sommes tout de suite dit que la première chose à faire, c’était de nous donner un nom. Plusieurs propositions ont été formulées : les « dingues de l’art », les « artistes les plus fous du monde », le « Front des artistes ». Un patient a déclaré : allons-y pour le Front, parce que nous allons bien aller au front, nous allons affronter la réalité pour la changer, pour la transformer, nous allons être les révolutionnaires du Borda. Dans un premier temps, on s’est donc entendu sur le « Front des artistes ». Puis la personne a suggéré de s’appeler « Borda ». Ce à quoi d’autres ont répondu : non, pas Borda, parce que le jour où nous passerons à la télévision ou à la radio, on nous prendra tous pour des fous. Et le patient qui avait proposé le « Front des artistes » a argumenté : « c’est justement pour ça que nous devons démythifier le nom de Borda, pour montrer avec l’art que nous sommes capables de penser, d’être des personnes. Et c’est ainsi qu’on en est resté au Front des artistes du Borda. Cela été comme un premier signe, un cri de liberté, de contestation, de lutte, de résistance.

Ensuite, nous nous sommes dit que pour bâtir un projet il fallait se réunir régulièrement et nous avons mis en place une assemblée hebdomadaire. Et c’est dans cet espace commun, au sein de ce collectif, que nous avons réfléchi, discuté, débattu, voté, tout ce qu’a fait le Front des artistes jusqu’à aujourd’hui. On a alors décidé de tenir des ateliers et d’en confier la coordination à des artistes, parce que l’artiste est celui qui connaît tout le processus de création, tout l’abc de la formation, de l’expérimentation, de la recherche, de la production, de la mise en scène, de ce qui va lier l’art à la collectivité. Il sait comment communiquer avec un directeur de la culture et comment travaille le propriétaire d’un théâtre. Il y a des codes que seul l’artiste maîtrise. De plus, il a envers la discipline une attitude, une aptitude et une passion qu’on ne trouve chez aucun autre professionnel ni aucun autre technicien. Nous nous sommes dit aussi que l’artiste dont le travail porterait uniquement sur la psychose, la folie ou l’asile d’aliénés produirait divers mouvements individuels et collectifs dont il ne se rendrait pas toujours compte, qu’il ne pourrait pas accompagner, et qu’il faudrait lui associer un psychologue ou un psychologue social qui pourrait avoir un regard sur la dynamique de groupe, sur le fonctionnement du groupe ou sur les effets directs et indirects de l’intervention de l’art. Nous avons alors proposé de former une équipe entre l’artiste et le psychologue ou psychologue social et de monter des ateliers. Nous avons commencé par deux ateliers. Aujourd’hui, il y en a onze, la majorité à caractère artistique (seuls deux ne le sont pas et ont pour sujets la désinstitutionalisation et le journalisme) : danse, mime, musique, théâtre, marionnettes. L’idée est que chaque atelier doit déboucher sur une production et que cette production doit impérativement sortir de l’hôpital.

Sinon, on retrouve les trois effets observés antérieurement : si la production ne sort pas des murs, elle finit par être phagocytée, avalée par l’asile.

Quels sont les effets le plus souvent observés chez les patients que participent au Front des artistes du Borda ?

Généralement, l’asile produit un effet sur les personnes internées depuis de nombreuses années, en nuisant à la capacité de penser, de sentir et d’agir qu’a l’être humain. Il détruit les passions, les désirs, les liens personnels à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital, il transforme peu à peu le sujet en objet, la personne en objet. Certains patients disent : « Nous sommes une brique de plus de l’hôpital. »

L’art permet de retrouver tout cela, de retrouver un désir, une passion, une attitude, il met au jour des aptitudes, il donne naissance à des groupes, la personne commence à penser, à ressentir des choses, à s’occuper d’elle, de son corps. Elle commence à faire des projets en voyant qu’elle peut chanter, peindre, agir, écrire. Ensuite vient le moment où il faut sortir des murs. D’une attitude patiente, passive, la personne passe à une attitude plus active. On est dans l’idée d’une construction permanente de la pensée entre tous, c’est-à-dire que l’art est vu non seulement comme une forme de divertissement – ce qu’il peut être – mais aussi sous un autre angle. Pichón Riviere disait que l’artiste a le choix entre deux voies : soit adhérer à une structure institutionnelle, sociale ou collective, soit être un agitateur, un contestataire, un révolutionnaire. C’est cette deuxième ligne que nous suivons. Il ne s’agit pas seulement de faire de l’art, mais de savoir pour quelle raison, dans quel but, à qui la production est destinée. Le Front a créé un climat propice à la discussion, au débat, non seulement sur l’asile mais aussi sur des sujets sociaux et politiques, sans esprit partisan. Cette extériorisation de la production génère une espèce de cycle, de gradation, où un projet de mort se transforme en un projet de vie pour les participants. C’est une des choses les plus importantes que l’on a constatées avec le Front des artistes, avec l’utilisation de l’art.

En plus d’avoir un effet thérapeutique sur les patients, le Front des artistes du Borda s’est donné pour objectif d’agir sur l’institution et sur la société. Quelles conséquences avez-vous pu observer ?

S’agissant de l’institution, l’hôpital Borda a toujours ressemblé à un bunker d’où rien ne filtrait, surtout en 1984, année qui a marqué la fin de la dictature militaire, durant laquelle l’hôpital a été occupé par les forces de l’ordre, par du personnel de l’aviation – les directeurs de l’hôpital étaient des médecins de l’aviation. Et à d’autres périodes aussi il a été investi par les militaires. Autrement dit, quand il y a eu des putschs militaires, il a été occupé par l’armée. Par conséquent, dès lors que le Front des artistes a commencé à montrer ses productions, les patients, longtemps silencieux, ont aussi commencé à s’exprimer pour dénoncer, avec leur propre production ou par le biais de reportages – un article de presse, une émission de télévision ou de radio – tout ce qui se passait à l’hôpital : les mauvaises pratiques, la surmédication, les électrochocs, qui étaient pain quotidien à l’époque, le manque de nourriture ou de vêtements, les coups, la violation de tous les droits humains qui peuvent exister ou qu’on peut imaginer, les châtiments physiques ou psychologiques. Il s’en est suivi une grande confusion à l’hôpital, pas à la direction, qui à ce moment-là soutenait l’initiative, mais il y avait comme une corporation médicale, syndicale, qui ne voulait rien savoir de ce genre de changement. Cela a mis en lumière les contradictions de l’hôpital, entre ceux qui étaient favorables à un changement – beaucoup de gens nouveaux, comme nous, étaient entrés dans l’établissement – et ceux qui voulaient le statu quo. Le troisième effet a été social : à mesure que le Front des artistes s’est fait connaître, les gens qui l’approchaient, qui avaient avec lui un lien direct, ou indirect à travers les médias, et les personnes qui réfléchissaient un tant soit peu se plaçaient non pas dans la position de contemplateurs miséricordieux mais dans une perspective plus idéologique qui permette d’établir un contact avec nous, avec des organisations de défense des droits humains, des partis du centre-gauche, des organisations sociales et de quartier. Nous avons toujours participé activement aux luttes : dès qu’une usine était occupée, nous étions là ; dès qu’il y avait une manifestation, nous étions là. Nous étions toujours associés à ceux qui s’inscrivaient dans la lutte et dans la résistance comme nous. Cela a fait beaucoup de bruit et de nombreux hôpitaux ont commencé à nous solliciter. Nous nous sommes déplacés et nous avons aidé à lancer dans chaque hôpital un nouveau mouvement – l’art à l’asile – et à développer ce concept de la désinstitutionalisation, à faire mieux comprendre ce que sont les hôpitaux psychiatriques, à quoi ils servent et à qui, et en quoi consiste le nouveau dispositif, la nouvelle approche de la santé mentale, en ayant pour base idéologique l’expérience italienne.

Les déclarations du Réseau national pour l’art et la santé mentale relatives à la désinstitutionalisation indiquent qu’il ne s’agit pas de fermer les hôpitaux mais de changer le mode de prise en charge. Y aurait-il une différence avec la proposition de Trieste ?

On trouve dans le Réseau national pour l’art et la santé mentale des points de vue différents selon les antécédents des uns et des autres. Ce que je préconise, ce que je veux personnellement, correspond à la position du Front des artistes qui intègre le mouvement social de désinstitutionalisation, qui propose de fermer les asiles.

Le souhait général est de fermer l’asile, mais pas d’une façon brutale. L’État apporte une garantie à l’asile, pour la nourriture, les médicaments, l’hébergement. Comment l’État peut-il garantir un dispositif qui ne fasse pas de distinction entre les gens, qui n’isole pas certains sujets et ne permette ces dérives contraires à la dignité humaine ? Parce que l’hôpital tel qu’il existe actuellement est une injure à la dignité. L’idée n’est pas de fermer ce bâtiment pour en faire un immeuble d’appartements privés. En Italie, les gens ont été délogés de l’hôpital pour être installées dans des unités familiales, des coopératives de travail. On a ouvert les portes, créé des allées où circulent les taxis, les autobus, etc. Chaque partie de ces édifices a été repensée au complet, mais il est vrai que les moyens disponibles sont plus importants qu’ici. Par exemple, un édifice fait partie de l’Université de Trieste, un autre est devenu une crèche, un autre un musée. Il y a aussi une station de radio, des ateliers d’art. Tout est passé aux mains de l’État. Douze pavillons ont été recyclés et transformés en appartements pour trois ou quatre personnes. En règle générale, ils sont occupés par des personnes physiquement handicapées ou par des personnes âgées qui ont perdu leur autonomie. Cela veut dire que ce n’est plus un asile fermé. Quelqu’un qui désire étudier les arts plastiques et qui habite dans le quartier de l’hôpital peut le faire dans nos ateliers au lieu d’aller ailleurs. L’hôpital fait partie de la communauté.

À Río Negro, l’asile est devenu un hôpital général, d’État, qui comporte un service d’hospitalisation de santé mentale. Autre exemple dont j’ai eu connaissance : l’hôpital de San Luis s’est transformé en un hôpital universitaire, pour le traitement des malades mentaux et des alcooliques, en courts séjours ou en ambulatoire (hôpital de jour, consultations externes, zone programmatique). Mais tout le dispositif fonctionne de l’intérieur vers l’extérieur, et non l’inverse.

Pour quoi la désinstitutionalisation n’a-t-elle pu avoir lieu à Borda ?

Pour des raisons idéologiques et économiques. Concernant les raisons idéologiques, il n’y a jamais eu nulle part, ni à la direction de l’hôpital, ni dans les syndicats, ni dans les superstructures politiques, la volonté – comme à Trieste – de débattre, de discuter des inconvénients d’un asile et des avantages d’une désinstitutionalisation. S’agissant d’idéologie, les syndicats disent que les gens sont dans la rue, mais ce n’est pas vrai. Au contraire, l’expérience italienne, comme celle de Río Negro ou de San Luis, a montré qu’il a fallu trouver plus de gens, plus de personnel.

À l’hôpital, un infirmier soigne en six heures 50 personnes. Un infirmier ne peut à lui seul quotidiennement soigner des patients dans la rue, contrôler la médication, etc. Il faudrait trois ou quatre fois plus de personnel, et c’est la même chose pour les médecins. Je crois que cela s’explique aussi par une raison économique. Les laboratoires exercent une forte pression pour que les asiles d’aliénés existent parce que, selon ce qu’on dit dans un de ces établissements, un patient consomme 60 ou 70% plus de médicaments qu’en soins ambulatoires. Quand on sait que 1 000 ou 2 000 personnes sont internées à Borda, cela fait au final un gros manque à gagner pour le laboratoire. Il y a une grosse pression en ce sens.

Les corporations médicales – je crois pour des questions d’idéologie vu que, pour certains de leurs membres, le seul endroit où l’on peut traiter les problèmes de santé mentale est l’asile d’aliénés, mais aussi pour des raisons économiques – font le forcing pour que les asiles perdurent. Au niveau politique, il n’y a aucune information, aucune discussion, et c’est seulement depuis peu que l’on commence à en débattre. Buenos Aires a adopté une loi de la santé mentale et les législateurs commencent à s’intéresser au sujet. Je pense que c’est un processus très lent, qui va produire en chemin des changements à court terme, et que dans cinq ou dix ans nous allons voir apparaître des projets de désinstitutionalisation à Buenos Aires et dans d’autres parties de l’Argentine. Et puis l’hôpital fonctionne avec des entreprises privées ; certes, c’est un hôpital public mais, quand on regarde bien, on voit qu’en réalité les services de repas sont privatisés, comme la sécurité, le nettoyage, et que les médicaments sont fournis par des laboratoires qui sont privés. Autrement dit, ce qui est public, c’est uniquement le personnel ; pour le reste, toute la machine interne est privée et toutes ces entreprises se battent pour que l’asile continue d’exister parce que s’il ferme, elles se retrouveront sans travail.

Mais au-delà de ces questions, je crois qu’il manque une politique des autorités centrales, dans le pays ou à Buenos Aires, qui aille dans le sens d’une transformation de cette situation. Dernièrement, il y eu une tentative de ce ministre Destacaventos qui a commis quelques articles dans la presse où il disait en gros ceci : si on devait se souvenir de moi, je voudrais que ce soit parce que j’ai essayé de fermer les asiles d’aliénés ; cela a duré trois ou quatre mois, faute d’une politique d’assouplissement, de sensibilisation, d’ouverture au débat. À Trieste, Franco Basaglia a passé sept ans à discuter avec les professionnels, le personnel, les patients, la presse, les juges, la police. C’est un long processus, et il faut changer une structure plusieurs fois centenaire.

Dans le théâtre participatif – tel que vous le décrivez –, chaque oeuvre a un objectif, et le Front des artistes du Borda est conçu comme une œuvre dont l’objectif serait la chute des murs de l’hôpital. Cette œuvre est à l’affiche depuis plus de 20 ans, ce qui est peut-être un record historique. Compte tenu de la situation actuelle de l’asile, est-ce vous prévoyez encore beaucoup de représentations ou la dernière est-elle proche ?

Le théâtre participatif est une expérience théâtrale réalisée dans des espaces réels, à la différence du théâtre traditionnel, qui travaille à base de scénarios, d’une fiction dans laquelle les acteurs racontent une histoire écrite par un autre. Dans le théâtre participatif, c’est autre chose ; on travaille sur des sujets réels qui ont un rapport avec cet espace réel. La troisième différence entre le théâtre participatif et le théâtre traditionnel, c’est que le premier travaille avec le public, les gens, alors qu’avec le théâtre traditionnel les gens sont dans l’expectative, regardent un spectacle. C’est fondamentalement sur ces trois éléments – parmi beaucoup d’autres – que se distinguent les deux formes de théâtre. Je dis que, dans le théâtre participatif, cette participation peut se faire d’une manière individuelle ; nous allons à un endroit déterminé – un bar, une place, un autobus, une rue, un terrain de sport – et chacun choisit de participer ou non. L’expérience est pensée pour une participation individuelle. L’autre forme de participation est en groupe ; nous avons réalisé des expériences avec des mères de famille chiliennes, des mendiants, des enfants de la rue, et nous nous sommes mis d’accord avec ces groupes pour faire une expérience participative.

La troisième forme correspond à ma vision théorique des choses. Vu que le théâtre participatif s’inscrit dans des espaces réels et travaille avec la réalité pour la transformer et avec la participation des gens, je considère l’hôpital comme un espace aussi réel que peut l’être un terrain de sport, un village, une prison, etc. J’essaierai donc de m’insérer dans cet espace réel et d’en tirer une dramaturgie, une thématique et je verrai comment faire participer les institutions. Il s’agit non seulement de faire participer les gens de l’institution mais de voir comment amener cette institution à être actrice du scénario réel. Ce qu’on essaie de faire, c’est, par le biais de la folie – qui est le sujet – de produire un message, ce que fait n’importe quel artiste quand il porte une œuvre au théâtre. Il y a plusieurs acteurs et un metteur en scène qui jouent avec une dramaturgie pour transmettre un message aux gens. Le public assis dans une salle reçoit le message et le décode, mais sans agir, sans pouvoir renvoyer le message instantanément. Le théâtre participatif consisterait à créer une situation dans un espace réel et à envoyer un message pour que les gens le reçoivent, le décodent et participent. Ici, ce ne sont pas les personnes qui participent, mais les institutions. Tout le problème est de savoir de quelle manière l’institution du Borda et, à l’intérieur du Borda, le Front des artistes créent une quantité de liens sociaux avec les Mères de la Place de mai, d’autres hôpitaux, la presse, etc., qui sont tous des institutions, et à partir de là adresser un message à la société et transformer la réalité.

Ce qui paraît une folie devient, au théâtre, une théorie. C’est une théorie générale ; ensuite, il y a des situations particulières, à l’image des fêtes que nous commençons à organiser. La première fête a eu lieu dans l’hôpital ; le but était d’établir un lien entre l’intérieur et l’extérieur, mais l’hôpital n’était pas encore prêt à monter une fête en dehors des murs. La deuxième fête a eu lieu dans le hall d’entrée de l’hôpital Borda et la troisième à l’extérieur. Et là on s’est dit, à la vue de ces espaces réels, qu’il était possible de gagner du terrain sur ces espaces pour faire sortir les personnes internées dans la rue, et faire admettre l’idée que les « fous » peuvent aller dans la rue et s’amuser pendant une fête.

C’est ce qu’on pense quand on se place dans la perspective du théâtre participatif et qu’on y voit un moyen de créer dans un espace réel un mouvement qui produit des liens ou des relations avec d’autres institutions, pour transmettre un message et transformer une réalité, une institution. C’est ainsi que je le vois et je pense qu’on peut le faire ; le Front des artistes est un agent créateur de situations qui permettent de changer la réalité d’un asile.

Par conséquent, même si l’hôpital Borda venait à fermer, le Front des artistes continuerait de fonctionner ?

Oui, à la fermeture de l’hôpital Borda, il faudrait se faire à la réalité. Quelle serait-elle ? La folie va rester, le système social va rester, le système politique va rester et il va en découler toute sorte d’effets négatifs sur la population que l’art devra aider à neutraliser. Un des projets serait de créer des centres de santé mentale à la fermeture du Borda et nous pourrions intervenir dans les hôpitaux généraux. Le Front des artistes devra être présent à plusieurs endroits au lieu de se concentrer dans un seul. Faire de la prévention, travailler avec les personnes internées et éviter le risque d’une institutionnalisation. En Italie, avec Berlusconi, on a failli abroger la loi et revenir au système des asiles. Dans ce cas de figure, le Front des artistes devrait s’adapter à une situation nouvelle et mettre en place un dispositif en fonction de ce changement.

Le Front des artistes va demeurer pour toujours.

Quels sont les antécédents – s’il en existe – du Front des artistes du Borda dans notre pays ?

Que je sache, il n’y a pas eu dans le passé d’expérience semblable à celle du Front des artistes du Borda. Je sais qu’à l’hôpital Borda il y avait un médecin qui organisait des activités de peinture et qu’il a même exposé quelques œuvres. On a parlé d’une station de radio à San Juan. Mais, globalement, il n’y avait pas d’autre initiative de ce genre. Or, à partir de l’expérience du Front des artistes, des hôpitaux ont commencé à nous contacter. Entre 1984 et 1988/89, nous avons reçu des appels téléphoniques et des lettres nous invitant à visiter les hôpitaux. Dans chacun d’eux, nous avons lancé des activités de formation, de diffusion, présenté des exposés et des vidéos, donné des ateliers ouverts à tous. On nous a demandé de mettre sur pied des activités semblables à celles du Front. Je pense qu’à l’époque nous nous sommes rendus dans 14 ou 15 provinces, et nous n’avons vu dans aucun hôpital des activités artistiques du style de celles du Front. Nous avons déclenché la création de différents ateliers dans chacun de ces espaces et le nombre d’hôpitaux qui adoptaient notre approche s’est révélé tel que l’idée m’est venue d’organiser un festival.

>> Deuxième partie du texte.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3113.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Imago Agenda n° 103, septembre 2006.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Grand hôpital neuropsychiatrique de Buenos Aires – note DIAL.

[2Médecin psychiatre argentin mort en 1977 – note DIAL.

[3Psychanalyste à l’Hôpital Borda – note DIAL.

Messages

  • Bonjour,
    Bravo pour ces articles. Je souhaiterai communiquer ce message à Alberto Sava, s’il vous plaît.

    Participante au sein d’un collectif d’un lieu qui pense l’accueil des créations et des folies contemporaines, en France et de passage à Buenos Aires, je suis très intéressée par votre démarche et pour en parler avec vous.
    Le lieu dont il est question se nomme "le lieu-dit" et est en train d’inventer un espace participatif permettant d’émanciper tous ceux qui le souhaiteraient en créant un réseau international.

    Je serai présente mercredi à la présentation du livre de Alan Robinson, que j’ai déjà rencontrée, ainsi qu’Alfredo Olivera.

    J’attends de vos nouvelles impatiente, dan sce monde qui va si mal, de tenter des espaces de transformations.
    Bon dimanche !
    Isabelle Ferron

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